LA FRANCE LIBRE


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Extrait des mémoires de guerre du général Charles de Gaulle; tome 1: l'Appel; chapitre 2

On ne refait pas l'histoire; mais dans ces jours décisifs de mai-juin-juillet 1940, un autre déroulement des évènements aurait été possible; c'est ce que de Gaulle nous explique dans ses mémoires de guerre.

Poursuivre la guerre? Oui, certes ! Mais pour quel but et dans quelles limites? Beaucoup, lors même qu'ils approuvaient l'entreprise, ne voulaient pas qu'elle fût autre chose qu'un concours donné, par une poignée de Français, à l'Empire britannique demeuré debout et en ligne. Pas un instant, je n'envisageai la tentative sur ce plan-la. Pour moi ce qu'il s'agissait de servir et de sauver, c'était la nation et l'État.

Je pensais, en effet, que c'en serait, fini de l'honneur, de l'unité, de l'indépendance, s'il devait être entendu que, dans cette guerre mondiale, seule la France aurait capitulé et qu'elle en serait restée là. Car, dans ce cas, quelle que dût être l'issue du conflit, que le pays, décidément vaincu, fût un jour débarrassé de l'envahisseur par les armes étrangères ou qu'il demeurât asservi, le dégoût qu'il aurait de lui-même et celui qu'il inspirerait aux autres, empoisonneraient son âme et sa vie pour de longues générations. Quant à l'immédiat, au nom de quoi mener quelques-uns de ses fils à un combat qui ne serait plus le sien? A quoi bon fournir d'auxiliaires les forces d'une autre puissance? Non! Pour que l'effort en valût la peine, il fallait, aboutir à remettre dans la guerre, non point seulement des Français, mais la France.

Cela devait comporter: la réapparition de nos armées sur les champs de bataille, le retour de nos territoires à la belligerance, la participation du pays lui-même â l'effort de ses combattants, la reconnaissance par les puissances étrangères du fait que la France, comme telle, aurait continué la lutte, bref, le transfert de la souveraineté, hors du désastre et de 1'attentisme, du côté de la guerre et, un jour, de la victoire.

Ce que je savais des hommes et des choses ne me laissait pas d'illusions sur les obstacles à surmonter. Il y aurait la puissance de l'ennemi, que seule pourrait briser une longue usure et qui trouverait le concours de l'appareil officiel français pour s'opposer au redressement guerrier de la France. I1 y aurait les difficultés morales et matérielles qu'une lutte longue et acharnée comporterait forcément pour ceux qui auraient à la faire comme parias et sans moyens. II y aurait la montagne des objections, imputations, calomnies, opposées aux combattants par les sceptiques et les peureux pour couvrir leur passivité. Il y aurait les entreprises dites « parallèles », mais en fait rivales et opposées, que ne manquerait pas de susciter, parmi les Français, leur passion de la dispute et que la politique et les services alliés utiliseraient, suivant la coutume, afin de disposer d'eux. Il y aurait, de la part de ceux qui visaient à la subversion, la volonté de dévoyer la résistance nationale vers le chaos révolutionnaire d'où leur dictature sortirait. Il y aurait, enfin, la tendance des grands États à profiter de notre affaiblissement pour pousser leurs intérêts au détriment de la France.

Quant à moi, qui prétendais gravir une pareille pente, je n'étais rien, au départ. A mes côtés, pas l'ombre d'une force, ni d'une organisation. En France, aucun répondant et aucune notoriété. A l'étranger, ni crédit, ni justification. Mais ce dénuement même me traçait ma ligne de conduite. C'est en épousant, sans ménager rien, la cause du salut national que je pourrais trouver l'autorité. C'est en agissant comme champion inflexible de la nation et de l'État qu'il me serait possible de grouper, parmi les Français, les consentements, voire les enthousiasmes, et d'obtenir des étrangers respect et considération. Les gens qui, tout au long du drame, s'offusquèrent de cette intransigeance ne voulurent pas voir que, pour moi, tendu à refouler d'innombrables pressions contraires, le moindre fléchissement eût entraîné l'effondrement. Bref, tout limité et solitaire que je fusse, et justement parce que je l'étais, il me fallait gagner les sommets et n'en descendre jamais plus.

La première chose à faire était de hisser les couleurs. La radio s'offrait pour cela. Dès l'après-midi du 17 juin, j'exposai mes intentions à M. Winston Churchill. Naufragé de la désolation sur les rivages de l'Angleterre, qu'aurais-je pu faire sans son concours? Il me le donna tout de suite et mit, pour commencer, la B.B.C. à ma disposition. Nous convînmes que je l'utiliserais lorsque le gouvernement Pétain aurait demandé l'armistice. Or, dans la soirée même, on apprit qu'il l'avait fait. Le lendemain, à 18 heures, je lus au micro le text que l'on connaît. A mesure que s'envolaient les mots irrévocables, je sentais en moi-même se termiiner une vie, celle que j'avais menée dans le cadre d'une France solide et d'une indivisible armée. A quarante-neuf ans, j'entrais dans l'aventure, comme nn homme que le destin jetait hors de toutes les séries.

Pourtant, tout en faisant mes premiers pas dans cette carrière sans précédent, j'avais le devoir de vérifier qu'aucune autorité plus qualifiée que la mienne ne voudrait s'offrir à remettre la France et l'Empire dans la lutte. Tant que l'armistice ne serait pas en vigueur, on pouvait imaginer, quoique contre toute vraisemblance, que le gouvernement de Bordeaux choisirait finalement la guerre. N'y eût-il que la plus faible chance, il fallait la ménager. C'est pour cela que, dès mon arrivée à Londres, le 17 après-midi, je télégraphiai à Bordeaux pour m'offrir à poursuivre dans la capitale anglaise, les négociations que j'avais commencées la veille au sujet du matériel en provenance des Etats-Unis, des prisonniers allemands et des transports vers l'Afrique.

La réponse fut une dépêche me sommant de rentrer sans délai. Le 20 juin, j'écrivis à Weygand, qui avait pris dans la capitulation le titre étonnant de « Ministre de la Défense nationale », pour l'adjurer de se mettre à la tête de la résistance et l'assurer, s'il le faisait, de mon obéissance entière. Mais cette lettre devait m'être, quelques semaines plus tard, retournée par son destinataire avec une mention dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle marquait sa malveillance. Le 30 juin, « l'Ambassade de France » me notifiait l'ordre de me constituer prisonnier à la prison Saint-Michel à Toulouse pour y être jugé par le Conseil de guerre. Celui-ci m'infligeait, d'abord, quatre ans de prison. Puis, sur appel a minima exigé par le « ministre », me condamnait à la peine de mort.

Escomptant, d'ailleurs, — et pour cause ! — cette attitude de Bordeaux, je m'étais déjà tourné vers les autorités d'outremer. Dès le 19 juin, j'avais télégraphié au général Noguès, Commandant en chef en Afrique du Nord et Résident genéral au Maroc, pour me mettre à ses ordres au cas où il rejetterait l'armistice. Le soir même, parlant à la radio, j'adjurais : « l'Afrique de Clauzel, de Bugeaud, de Lyautey, de Noguès, de refuser les conditions ennemies ». Le 24 juin, par télégramme, je renouvelai mon appel à Noguès et m'adressai également au général Mittelhausser et à M. Puaux, respectivement Commandant en chef et Haut-commissaire au Levant, ainsi qu'au général Catroux, Gouverneur-général de l'Indochine. Je suggérais à ces hautes autorités de former un organisme de défense de l'Empire, dont je pouvais assurer tout de suite les liaisons avec Londres. Le 27 juin, ayant eu connaissance d'un discours quelque peu belliqueux de M. Peyrouton, Résident-général en Tunisie, je l'adjurai à son tour de faire partie du "Comité de défense", tout en renouvelant mes offres au général Mittelhauser et à M. Puaux. Le même jour, à tout hasard, je faisais retenir ma place et celle de mes officiers à bord d'un cargo français qui s'apprêtait à gagner le Maroc.

En fait de réponse, j'eus seulement un message de l'amiral de Carpentier, commandant la marine au Levant, qui m'annonçait que M. Puaux et le général Mittelhauser avaient télégraphié au général Noguès dans le même sens que moi. En outre, un des fils du général Catroux, qui se trouvait alors à Londres, m'apporta un télégramme que son père lui adressait, l'encourageant à combattre et le chargeant de m'exprimer sa sympathique approbation. Mais, en même temps, les Anglais qui avaient envoyé en Afrique du Nord M. Duff Cooper, membre du Cabinet, avec le général Gort, pour proposer à Noguès le concours de leurs forces, voyaient leur délégation rentrer à Londres sans même avoir été reçue. Enfin, le général Dillon, chef de la liaison militaire britannique en Afrique du Nord, était renvoyé d'Alger.

Pourtant, le premier mouvement de Noguès avait été de relever le drapeau. On sait qu'au vu des conditions allemandes, il avait, le 25 juin, télégraphié à Bordeaux, pour faire entendre qu'il était prêt à poursuivre la guerre. Employant une expression dont je m'étais moi-même servi à la radio six jours auparavant, il évoquait « la panique de Bordeaux qui ne permettait pas au gouvernement d'apprécier objectivement les possibilités de résistance de l'Afrique du Nord ». Il invitait Weygand « à reconsidérer ses ordres concernant l'exécution de l'armistice » et protestait que, si ces ordres étaient maintenus, « il ne pourrait les exécuter que la rougeur au front ». Il est clair que si Noguès avait choisi la voie de la résistance, tout l'Empire l'y aurait suivi. Mais on apprit bientôt que lui-même, ainsi que les autres résidents gouverneurs, commandants supérieurs, obtempéraient aux sommations de Pétain et de Weygand et acceptaient l'armistice. Seuls, le général Catroux, Gouverneur-général de l'Indochine, et le général Legentilhomme, commandant les troupes de la côte des Somalis, maintinrent leur réprobation. L'un et l'autre furent remplacés sins que leurs subordonnés fissent grand-chose pour les soutenir.

D'ailleurs, cette sorte d'affaissement de la plupart des « proconsuls » coïncidait, dans la Métropole, avec un effondrenent politique total. Les journaux qui nous parvenaient de Bordeaux, puis de Vichy, étalaient leur acceptation, ainsi que celle de tous les partis, groupements, autorités, institutions. L'Assemblée nationale, réunie les 9 et 10 juillet, remettait à Pétain tous les pouvoirs, presque sans en avoir débattu. A la vérité, 80 membres présents votaient courageusement contre cette abdication. D'autre part, ceux des parlementaires qui s'étaient embarqués sur le Massilia pour gagner l'Afrique du Nord avaient, par là, témoigné que pour eux l'Empire ne devait pas cesser la lutte. Cependant, c'est un fait qu'aucun homme public n'éleva la voix pour condamner l'armistice.

Au reste, si l'écroulement de la France avait plongé le monde dans la stupeur, si les foules, par toute la terre, voyaient avec angoisse s'abîmer cette grande lumière, si tel poème de Charles Morgan ou tel article de François Mauriac tiraient des larmes de bien des yeux, les États, eux, ne tardaient pas à accepter les faits accomplis. Sans doute, les gouvernements des pays en guerre contre l'Axe rappelaient-ils de France leurs représentant, soit qu'ils le fissent spontanément, comme pour Sir Ronald Campbell ou le général Vanier, soit que les Allemands exigeassent ces départs. Mais, à Londres, restait, tout de même, installé dans l'immeuble de l'Ambassade de France, un consul qui communiquait avec la Métropole, tandis que M. Dupuis, Consul-général du Canada, demeurait auprès du Maréchal et que l'Union Sud-Africaine y laissait son représentant. Surtout, on pouvait voir s'assembler à Vichy, autour de Mgr Valerio Valeri Nonce du Pape, de M. Bogomolov Ambassadeur de l'Union Soviétique, bientôt de l'amiral Leahy Ambassadeur des États-Unis, un corps diplomatique imposant. Il y avait là de quoi refroidir l'ardeur des personnalités que leur premier mouvement eût portées vers la Croix de Lorraine.

Ainsi, parmi les Français comme dans les autres nations, l'immense concours de la peur, de l'intérêt, du désespoir, provoquait autour de la France un universel abandon. Si nombre de sentiments restaient fidèles à son passé, si maints calculs s'attachaient à tirer parti des lambeaux que lui laissait le présent, nul homme au monde, qui fut qualifié, n'agissait comme s'il croyait encore à son indépendance, à sa fierté, à sa grandeur. Qu'elle dût être, désormais, serve, honteuse, bafouée, tout ce qui comptait sur la terre tenait le fait pour acquis. Devant le vide effrayant du renoncement général, ma mission m'apparut, d'un seul coup, claire et terrible. En ce moment, le pire de son histoire, c'était à moi d'assumer là France.


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Mis à jour le 08/05/2012