Jascha Mounk: Extrait de son livre "le peuple contre la démocratie" Perdre nos illusions

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Il y a les longues décennies pendant lesquelles l'histoire donne l'impression d'avancer comme un escargot. Des élections sont perdues ou gagnées. des lois abrogées ou adoptées, de nouvelles stars apparaissent et des légendes sont conduites au tombeau. Mais pour tout ce qui concerne les affaires ordinaires du temps qui va, les agencements fondamentaux de la culture, de la société et de la politique demeurent identiques à eux-meines.

Et puis il y a les brèves années au cours desquelles tout change en une seule fois. Des nouveaux venus font irruption sur la scène politique. Les électeurs portent aux nues des idées qui semblaient impensables la veille. Les tensions sociales qui couvaient depuis longtemps sous la surface surgissent sous forme d'explosions terrifiantes. Un système de gouvernement qui paraissait immuable donne l'impression de pouvoir soudain s'effondrer. C'est ce genre de moment que nous sommes en train de vivre.

Hier encore, la démocratie libérale triomphait. Quoi qu'il en fut de ses imperfections, la plus grande partie des citoyens semblait profondément attachée à cette forme de gouvernement. L'économie croissait. Les partis radicaux brillaient par leur insignifiance. Les politologues soutenaient que, dans des endroits tels que la Prance ou les Êtats-Unis, la démocratie était gravée dans le marbre et que rien ou presque ne changerait dans le futur immédiat. Du point de vue politique, semblait-il, le futur ne serait guère différent du passé. Puis le futur est arrivé - et s'est plutôt avéré très différent.

L'histoire de la désillusion des citoyens à l'égard de la politique est ancienne. Elle a désormais pris une forme inquiète, frustrée, méprisante même. Le système des partis avait l'air figé: aujourd'hui, les populismes autoritaires ont le vent en poupe tout autour du monde, de l'Amérique à l'Europe, de l'Asie à l'Australie. Les électeurs ont toujours exprimé leur dégoût à l'égard de certains partis. hommes politiques ou gouvernements; à présent la plupart d'entre eux sont lassés de la démocratie libérale elle-même.

L'élection de Donald Trump à la Maison Blanche a été la manifestation la plus évidente de la crise qui frappe la démocratie. On ne saurait assez insister sur l'importance de son ascension. Pour la première fois de mémoire d'homme, la plus ancienne et la plus puissante démocratie du monde a élu un président qui n'hésite pas a exprimer publiquement son dédain pour les principes constitutionnels les plus élémentaires; quelqu'un qui s'est refusé à déclarer qu'il accepterait le résultat des élections; qui a appelé à l'emprisonnement de ses opposants politiques principaux; et qui n'a cessé d'accorder sa préférence aux adversaires autoritaires du pays plutôt qu'à ses alliés démocrates. Même si Trump devait un jour se retrouver mis à pied par le système des contrepouvoirs, le fait que le peuple américain ait élu un aspirant homme fort au plus haut poste du pays constitue un très mauvais signe.

De surcroît, l'élection de Trump n'est pas un incident isolé. En Russie et en Turquie, d'autres hommes forts ont réussi, portés par les urnes, à transformer des démocraties chancelantes en dictatures élues. En Pologne et en Hongrie, des dirigeants populistes ont recouru au même scénario pour anéantir la liberté des médias, saper le travail des institutions indépendantes et museler l'opposition. De nombreux autres pays pourraient suivre très vite. En Autriche, un candidat d'extrême droite a failli remporter la présidence du pays. En France, le changement soudain de paysage politique a offert de nouvelles opportunités à l'extrême gauche aussi bien qu'à l'extrême droite. En Espagne et en Grèce, le système des partis traditionnels s'est désintégré à une vitesse sidérante. Même dans des démocraties considérées comme stables et tolérantes, telles que la Suède, l'Allemagne ou les Pays-Bas, les extrémistes peuvent se targuer de succès sans précédent.

Il est impossible de nier que nous traversons un moment populiste. La question dès lors, est de déterminer si ce moment va se transformer en époque - et remettre en cause jusqu'à la survie de la démocratie libérale.

Après la chute de l'Union soviétique, la démocratie libérale est devenue la forme dominante de régime dans le monde. Elle semblait indéracinable en Amérique du Nord et en Europe occidentale; elle s'était très vite installée dans les anciens pays autocratiques d'Europe de l'Est et d'Amérique du Sud, et elle se diffusait à toute vitesse à travers l'Asie et l'Afrique.

Une des raisons du triomphe de la démocratie libérale est qu'il n'en existait pas d'alternative cohérente. Le communisme avait échoué. La théocratie islamique comptait peu de soutiens en dehors du Proche-Orient. Le singulier système chinois de capitalisme d'Êtat à visage communiste n'avait aucune chance d'être copié dans des pays qui ne partageaient leur passé d'histoire propre. Le futur, croyait-on, appartenait à la démocratie libérale.

L'idée du triomphe certain de la démocratie est aujourd'hui associée au travail de Francis Fukuyama. Dans un essai spectaculaire publié à la fin des années 1980. Fukuyama avait soutenu que l'arret de la guerre froide allait marquer le point final de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de tout gouvernement humain Le triomphe de la démocratie, ainsi qu'il le soutint dans une phrase qui finirait par incarner l'optimisme volontariste de 1989, signalerait la fin l'histoire.

De nombreux critiques ont reproché à Fukuyama sa prétendue naïveté. Certains ont souligné que la diffusion de la démocratie libérale n'avait rien d'inévitable, craignant (ou espérant) que de nombreux pays résisteraient à cet import occidental. D'autres ont insisté sur le fait qu'il était beaucoup trop tôt pour prévoir quelle sorte d'améliorations l'intelligence humaine pourrait parvenir à imaginer au cours des siècles à venir: peut-être, hasardaient-ils, que la démocratie libérale ne constitue que le prélude d'une forme de souveraineté plus juste et plus éclairée.

Malgré ces critiques féroces. l'hypothèse centrale de Fukuyama s'est avérée très influente. La plupart de ceux qui avertirent que la démocratie libérale pourrait ne pas triompher partout étaient pourtant surs qu'elle demeurerait stable dans les sanctuaires démocratiques d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale. De fait, la plupart des politologues, se considérant par ailleurs comme trop sophistiqués pour se lancer dans des prédictions aventureuses à propos de la fin de l'histoire, aboutirent à des conclusions du même ordre. Certes, les démocraties ont échoué dans les paya pauvres, observèrent-ils. De surcroit, les autocrates sont régulièrement chassés du pouvoir même lorsqu'ils parviennent à assurer un niveau de vie confortable à leurs sujets. Mais, assurèrent-ils, lorsqu'un pays est à la fois riche et démocratique, il est toujours d'une remarquable stabilité. L'Argentine avait fait l'exprience d'un coup d'Êtat militaire en 1975, alors que son produit intérieur brut était d'à peu près quatorze mille dollars par tête, selon le cours actuel. Au-delà de ce seuil, aucune démocratie établie n'a jamais chutés. Fascinés par la stabilité sans précédent des démocraties prospères, les politologues ont commencé à définir l'histoire post-seconde guerre mondiale de nombreux pays, comme celle d'un processus de consolidation démocratique. Pour soutenir une démocratie durable, un pays se devait d'atteindre un certain niveau de richesse et d'éducation. I1 y avait aussi à mettre en place une société civile vivace et à garantir la neutralité d'institutions décisives, telle la justice. Les forces politiques dominantes étaient contraintes d'accepter que les électeurs, plutôt que la force des bras ou l'épaisseur des portefeuilles, déterminent seuls les résultats des élections. La plupart de ces critères se montrèrent difficiles à vérifier.

Construire une démocratie n'était pas une tache simple. Mais le prix à gager paraissait à la fois précieux et durable. Si les critères essentiels de la démocratie étaient satisfaits, alors le système politique serait stable pour toujours. La consolidation démocratique de ce point de vue, constituait une voie à sens unique. Une fois que la démocratie devenait le seul jeu en ville, suivant la célèbre expression de Juan J.Linz et Alfred Stepan. elle était destinée à le rester.

La confiance des politologues à l'égard de ces présupposés était si grande que très peu d'entre eux considérèrent l'hypothèse selon laquelle la consolidation démocratique pourrait prendre la direction inverse. Mais les événements récents ont remis en cause cette autosatisfaction démocratique. Il y a un quart de siècle, la plupart des citoyens des démocraties libérales se montraient très satisfaits de leurs gouvernements et manifestaient un haut degré d'approbation quant à leurs institutions; aujourd'hui, ils sont plus déçus que jamais. Il y a un quart de siècle, la plupartdes citoyens étaient fiers de vivre dans des démocraties libérales et rejetaient avec vigueur toute alternative autoritaire à leur système de gouvernement; aujourd'hui, beaucoup sont devenus hostiles à la démocratie. Il y a un quart de siècle, les adversaires politiques se retrouvaient autour d'un respect partagé pour les règles et les principes démocratiques de base; aujourd'hui, les candidats qui violent les normes les plus élémentaires de la démocratie libérale ont remporté un pouvoir et une influence considérables. Contentons nous de prendre deux exemples tirés de mes recherches personnelles. Plus des deux tiers des Américains considèrent qu'il est d'une importance capitale de vivre dans une démocratie; parmi les millénials, moins d'un tiers. L'effondrement de l'attachement à l'égard de la démocratie a aussi rendu les Américains plus sensibles aux alternatives autoritaires. En 1995, par exemple, seule une personne sur seize pensait qu'un régime militaire constituait un bon système de gouvernement; aujourd'hui, une personne sur six le pense.

Dans de telles circonstances, si instables, il serait insensé de continuer à soutenir que la stabilité de la démocratie est destinée à se perpétuer. La première thèse fondamentale de l'ère d'après-guerre reposait dès l'origine sur des fondations branlantes. Or si la première thèse fondamentale sur laquelle repose notre imaginaire politique s'est avérée manquer de solidité, il y a tout lieu de réexaminer la seconde.

On a longtemps considéré que le libéralisme et la démocratie formaient un tout cohérent. Cela ne signifie pas que nous nous contentions de prendre soin à la fois de la volonté populaire et de l'Êtat de droit, du fait de laisser le peuple gouverner et de protéger les libertés individuelles. Cela signifie que chaque composante du système politique est nécessaire pour protéger l'autre.

De fait, il y a matière à craindre que la démocratie libérale ne puisse survivre si l'un de ses éléments est ahandonné. Un système dans lequel le peuple a la possibilité de faire la pluie et le beau temps garantit que les riches et les puissants ne puissent s'asseoir sur les droits des phis faibles. De la même manière, un système dans lequel les droits des minorités sont protégés et la presse est libre de critiquer le gouvemement implique que le peuple puisse changer de dirigeants par des élections libres et équitables. Selon ce scénario, les libertés individuelles et la souveraineté populaire vont main dans la main, comme Dupont et Dupond, ou Twitter et Donald Tnrmp.

Mais le fait qu'un système qui fonctionne requièrt ces deux éléments pour se développer ne signifie pas qu'un systène qui les possède effectivement soit nécessairement stable. Au contraire, la dépendance mutuelle du libéralisme et de la démocratie explique avec quelle rapidité le dysfonctionnement d'un des aspects de notre politique peut entraîner le dysfonctionnement de l'autre. De sorte que la démocratie sans liberté court toujours le danger de se métamorphoser en ce que les Pères fondateurs des Êtat-Unis craignaient le plus: la tyrannie de la majorité. D'un autre côté, il n'est pas besoin de démontrer qu'un régime de libertés sans démocratie n'est pas plus stable: une fois que le système politique s'est transformé en terrain de jeu pour milliardaires et technocrates, la tentation d'exclure le peuple de décisions de plus en plus importantes n'arrêtera plus de croître.

Cette lente divergence du libéralisme et de la démocratie pourrait être ce qu'on observe aujourd'hui - et ses conséquences ont toutes les chances d'être aussi désastreuses que ce qu'on pourrait imaginer. Sur le fond comme sur la forme, les populistes à succès des deux rives de l'Atlantique diffèrent. Il est tentant, par exemple, de considérer Donald Trump comme un phénomène circonscrit aux Etals-Unis. De ses manières m'as-tu-vu à ses rodomontades relatives à sa fortune personnelle, il est l'incarnation du ça américain - la figure qu'un caricaturiste communiste ayant pour tâche de ridiculiser l'ennemi aurait dessinée sur l'ordre d'un ministre de la Propagande de l'époque soviétique. Et à de nombreux égards, bien entendu, Trump est l'Amérique. Il ne cesse d'insister sur son parcours d'homme d'affaires, en partie à cause de son adoration profonde pour les grands entrepreneurs de la culture américaine. De même, les cibles de son courroux sont déterminées par l'environnement États-Unien. Sa crainte que les élites libérales soient en train de comploter afin de priver le peuple de ses armes à feu, par exemple, semblerait absurde en Europe.

Pourtant, la nature véritable de la menace que pose Tramp ne peut être comprise en dehors d'un contexte plus vaste: celui du populisme d'extrême droite qui croît dans toutes les démocraties importantes, d'Athènes à Ankara, de Sydney à Stockholm, de Varsovie à Wellington.

Malgré les différences évidentes entre les personnalités qui s'illustrent dans ces différents pays, leurs points communs sont profonds - et font de chacune d'elles un danger étonnamment similaire pour ie système politique.

Donald Trump aux Êtats-Unis, Nigel Parage au Royaume Uni, Frauke Petry en Allemagne ou Marine LePen en France prétendent tous que les solutions à apporter aux problèmes les plus urgents sont beaucoup plus simples que ce que les personnalités politiques bien établies voudraient nous faire croire et que ia grande masse des gens ordinaires savent d'instinct ce qu'il conviendrait de faire. Au fond, ils perçoivent ta politique comme quelque chose d'élémentaire. Si la pure voix du peuple prévalait, les raisons du mécontentement populaire disparaîtraient aussitôt. Les Êtats-Unis ou le Royaume-Uni, ou l'Allemagne, ou la France redeviendraient grands.

Cela pose une question évidente. Si les problèmes politiques de notre temps sont si faciles à régler, pourquoi persistent-ils? Dès lors que les populistes refusent d'admettre que le monde réel puisse être complexe, que les solutions soient susceptibles d'échapper même à ceux qui sont animés des meilleures intentions, il faut que quelqu'un soit à blàmer. Et de blamer, ils ne se privent pas. Leur première cible se situe en général à l'extérieur des frontières. De sorte qu'il est tout à fait logique que Trump reproche les problèmes économiques des Êtats-Unis à la Chine. De même qu'il n'est pas surprenant qu'il attise les peurs de ses concitoyens, soutenant que l'Amérique serait envahie de violeurs (mexicains) et de terroristes musulmans.

Les populistes européens, quant à eux, voient leurs ennemis autre part, et expriment leur bile de façon plus circonspecte. Mais leur rhétorique repose sur les mêmes arguments. Comme Trump, Marine LePen et Nigel Farage considèrent que ce doit être la faute des étrangers - des pique-assiettes arabes ou des plombiers polonais - si le niveau de vie stagne et que l'identité nationale est menacée. A l'instar de Trump, ils reprochent aux élites politiques, aux bureaucrates de Bruxelles et aux médias aux ordres , leur échec à remplir les promesses démesurées qu'elles avaient formulées. Les hommes de la capitale, prétendent les populistes de toutes obédiences, ne se soucient que d'eux-mêmes ou bien complotent avec les ennemis de la nation. Les élites établies, disent-lis, nourrissent un fétichisme pervers pour la diversité. Ou alors ils possèdent des racines chez les ennemis du pays. Ou encore- l'explication la plus simple de toutes - ils sont eux-mêmes des étrangers, des musulmans, ou les deux.

Cette vision du monde nourrit deux désirs politiques: que la plupart des populistes sont assez malins pour embrasser d'un seul geste. Tout d'abord ils soutiennent que tout dirigeant honnête qui partagerait les opinions pures du peuple et serait désireux de combattre en son nom devrait remporter les plus hauts postes. Ensuite une fois que ce chef honnête serait en place, il devrait abolir les blocages institutionnels qui l'empêcheraient de mettre en oeuvre la volonté populaire. Cf. Marine LePen lors de son débat avec Gerald Darmanin le 11 Février 2021.

Les démocraties libérales sont pleines de systèmes de contrepoids conçus pour empêcher tout parti d'accumuler trop de pouvoir et pour concilier les intérêts des différents groupes. Mais dans l'imaginaire des populistes, la volonté du peuple n'a pas besoin d'être médiatisée: tout compromis avec les minorités constitue une forme de corruption. De ce point de vue, les populistes sont de profonds démocrates: ils défendent avec beaucoup plus de ferveur que les politiciens traditionnels la nécessité que le demos soit au pouvoir. Mais ils sont tout aussi profondément antilibéraux: au contraire des figures traditionnelles, ils soutiennent publiquement que ni les institutions indépendantes ni les libertés individuelles ne doivent se trouver sur le chemin de la voix du peuple.

La crainte que des agitateurs populistes sapent les institutions libérales au cas où ils parviendraient à s'emparer du pouvoir peut sembler alarmiste. Mais elle repose sur de nombreux précédents. Après tout, des populistes anti-libéraux ont déjà été nommés aux plus hautes fonctions dans des pays comme la Pologne ou la Turquie. Dans tous ces endroits, ils ont emprunté des voies d'une ressemblance criante afin de consolider leur position: ils ont stimulé le mécontentement à l'égard des prétendus ennemis présents chez eux aussi bien qu'à l'étranger; ils ont rempli les tribunaux et les commissions électorales de leurs valets; et ils ont pris le contrôle des médias.

En Hongrie, par exemple, la démocratie libérale était un transplant bien plus récent - et bien plus fragile qu'en Allemagne ou en Suède. Et cependant. tout au long des années 1990, les politologues se gargarisaient de son futur. À en croire leurs théories la Hongrie possédait tous les attributs requis pour permettre une transition démocratique: elle avait fait l'expérience de la démocratie dans le passé; son héritage totalitaire était bien plus léger que celui de nombreux autres pays d'Europe de l'Est; les anciennes élites communistes avaient donné leur approbation au nouveau régime à la suite d'accords négociés: et le pays disposait de frontières avec plusieurs démocraties stables. La Hongrie. dans le langage des sciences sociales était un cas favorable; si la démocratie ne parvenait pas à s'y installer, il serait difficile qu'elle y parvienne dans les autres pays post cornmunistes. Cette prédiction a semblé plus ou moins crédible tout au long des années 1990. L'économie hongroise a crû. Le gouvernement changea de mains de façon pacifique. La société civile put compter sur plusieurs médias critiques, des ONG robustes et une des meilleures universités d'Europe centrale. La démocratie hongroise paraissait en voie de consolidation".

C'est alors que les ennuis commencèrent. De nombreux Hongrois eurent l'impression qu'ils recevaient une part trop mince de la croissance économique du pays. Ils considérèrent leur identité menacée face à la perspective (et non la réalité) d'une immigration de masse. Lorsqu'un vaste scandale de corruption impliqua le parti de centre gauche au pouvoir, leur mécontentement se transforma en dégoût pour le gouvernement. Lors des élections parlementaires de 2010, les électeurs hongrois offrirent à Fidesz, le parti de Viktor Orban, une majorité tonitruante.

Une fois installé, Orban entreprit la solidification immédiate de sa position. Il nomma des partisans fidèles à la direction des stations de télévision publiques, ainsi qu'à la tête de la commission électorale et parmi les juges de la Cour constitutionnelle nationale. Il bouleversa le système de vote de telle sorte qu'il en devint le premier bénéficiaire, poussa les compagnies étrangères à investir leur argent auprès de ses proches, institua des règles très strictes concernant les ONG, et tenta de fermer la Central European University.

Il n'y eut aucun Rubicon, aucun petit pas marquant le moment où les anciennes normes politiques furent détruites pour de bon. De surcroît, chacune des mesures prises par Orban pouvait être défendue à tel ou tel titre. Mais, une fois considérées ensemble, la conclusion devint progressivement inéluctable: la Hongrie n'est plus une démocratie libérale.

Mais alors, qu'est-elle? Au fil des ans, Orban a répondu à cette question avec une clarté croissante. Au départ, il se présenta comme un démocrate honnête, attaché à des valeurs conservatrices. À présent, il formule son opposition à la démocratie libérale sans se cacher. La démocratie, soutient-il, doit être hiérarchique davantage que libérale. Sous sa férule, la Hongrie doit devenir un "nouvel Êtat antilibéral reposant sur des fondements nationaux". Il s'agit d'une bien meilleure description de son entreprise que celles que la plupart des observateurs étrangers ont été capables de proposer. Ces derniers se sont contentés de décrire celle-ci comme non démocratique. Pourtant, s'ils ont raison de s'inquiéter de ce que les réformes antilibérales d'Orban puissent aboutir à ce qu'il ne tienne plus compte de la volonté du peuple, c'est une erreur de penser que toutes les démocraties sont libérales par nature, ou qu'elles présentent des institutions politiques similaires aux nôtres. La démocratie hiérarchique permet aux dirigeants élus par le suffrage populaire de mettre en oeuvre la volonté populaire de la manière dont ils l'interprètent, sans se préoccuper des droits et intérêts de minorités agissantes. La prétention d'un tel régime à se présenter comme démocratique n'a même pas besoin de relever de la manipulation. Lorsqu'un tel système émerge, la volonté populaire reçoit la souveraineté (au moins au début). Ce qui le distingue des formes de démocraties libérales auxquelles nous sommes habitués n'est pas le manque de démocratie; c'est le manque de respect à l'égard des institutions indépendantes et des libertés individuelles.

L'émergence des démocraties antilibérales, ou des démocraties sans liberté, n'est qu'une seule face de la politique des premières décennies du XXIe siècle. Car même si le scepticisme des citoyens ordinaires à l'égard des pratiques et des institutions libérales a crû, les élites poliigues ont tenté de se protéger de leur colère. Le monde est compliqué, insistent-ils; et nous travaillons dur afin de trouver les réponses adéquates. Si le peuple continue à demeurer si rétif à l'encontre des sages opinions proférées par les élites, il faut donc qu'il soit éduqué, ignoré ou soumis de force.

Cette attitude n'a jamais été manifestée de façon aussi criante que dans les premières heures du 13 juillet 2015. La grande récession née de la crise de 2008 avait légué à la Grèce une masse considérable de dettes. Les économistes savaient que le pays ne serait jamais en mesure de rembourser tout ce qu'il devait; la plupart d'entre eux s'accordaient même à considérer qu'une politique d'austérité n'aboutirait à rien d'autre qu'à infliger de nouveaux dommages à une économie ruinée. Mais si l'Union européenne autorisait la Grèce à faire défaut, les investisseurs risquaient de craindre que des pays bien plus importants, comme l'Espagne ou l'Italie, puissent faire de même. C'est pourquoi les technocrates de Bruxelles décidèrent que, pour que le reste du système monétaire européen survive, la Grèce souffrirait. Faute de disposer d'une quelconque marge de manoeuvre, une série de gouvernements grecs se plièrent au pari de Bruxelles. Mais l'effondrement ininterrompu année après année de l'économie et un taux de chômage atteignant plus de 50% entraînèrent les électeurs désespérés à placer leur confiance en Alexis Tsipras, le jeune chef d'un parti populiste promettant d'en finir avec l'austérité.

Lorsque Tsipras arriva au pouvoir, il décida de renégocier la dette du pays avec ses principaux créanciers, représentés par la Commission européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International. Mais il apparut très vite que la soi-disant "troïka" n'avait aucune envie de changer son fusil d'épaule. La Grèce devait poursuivre sa politique d'austérité; ou se déclarer en faillite et quitter la zone euro. À l'été 2015, confronté à des conditions de renflouement drastiques, Tsipras n'avait le choix qu'entre deux voies: capituler devant les exigences des technocrates, ou conduire la Grèce au chaos économique. Confronté à ce choix capital, Tsipras fit ce qui semblait naturel dans un système reposant sur la souveraineté du peuple: il organisa un référendum populaire. Le contrecoup fut immédiat et il fut violent. Les dirigeants politiques de l'Europe entière décrétèrent le référendum irresponsable. La chancelière allemande Angela Merkel souligna que la troïka avait fait une offre "extraordinairement généreuse". Les médias descendirent en flammes la décision de Tsipras.

Les Grecs se rendirent aux urnes le 5 juillet 2015, dans un climat de nervosité extrême. Le résultat fut une dure leçon adressée aux élites technocratiques du continent. Malgré les avertissements relatifs à la catastrophe qui ne pouvaient manquer de survenir, les électeurs n'exprimèrent aucun désir de s'asseoir sur leur fierté. Ils rejetèrent l'accord. Rasséréné par cette limpide expression de la volonté populaire, Tsipras retourna à la table des négociations. Il semblait supposer que la troïka ferait la moitié du chemin en direction de la Grèce. Au lieu de ça, l'accord originel lut écarté de la table; et une nouvelle offre fut proposée, imposant des conditions encore plus strictes.

Tandis que la Grèce titubait au bord de l'abîme de la banqueroute, les élites politiques européennes se rassemblèrent à Bruxelles pour un marathon de négociations secrètes. Lorsque Tsipras finit par se présenter devant les caméras au début de la matinée du 13 juillet, les yeux rougis et le visage figé, il apparut en toute clarté que la nuit avait abouti à la capitulation. Un peu plus d'une semaine après avoir laissé son peuple rejeter un accord de renflouement indésirable, Tsipras avait signé un autre accord qui, à tous points de vue, était pire. La technocratie avait gagné. La politique de l'eurozone offre un exemple extrême d'un système politique dans lequel les citoyens ont la sensation d'avoir de moins en moins à dire à propos de ce qui se passe dans leur vie. Mals il s'agit d'un sentiment qui est loin d'être atypique. Ignorée par la plupart des politologues. une forme de libéralisme antidémocratique s'est installée en Amérique du Nord et en Europe de l'Ouest. Dans cette forme de gouvernement, les chicanes procédurales sont suivies avec soin (la plupart du temps). et ies droits individuels respectés (le plus souvent). Mais les électeurs en ont néanmoins conclu depuis longtemps que leur influence sur les politiques publiques était mince. Ils n'ont pas tout à fait tort.

L'ascension des populistes en Hongrie et le règne des technocrates en Grèce semblent constituer deux pôles diamétralement opposés. Dans un cas. la volonté du peuple a abouti à l'éviction des institutions indépendantes supposées protéger l'Êtat de droit et les droits des minorités. Dans l'autre cas, ce sont la force des marchés et les convictions des technocrates qui ont entraîné la mise au placard de la souveraineté populaire.

Mais la Hongrie et la Grèce sont en vérité les deux faces d'une même pièce. Dans la plupart des démocraties du globe, deux développements en apparence distincts se sont produits. D'un côté, les préférences du peuple sont devenues de plus en plus antilibérales: les électeurs sont de moins en moins patients à l'égard des institutions indépendantes et de moins en moins désireux de tolérer les droits des minorités ethniques ou religieuses. De l'autre côté. les élites se sont emparées du système politique et l'ont rendu de plus en plus sourd: les puissants sont de moins en moins nombreux et de moins en moins décidés à céder aux vues du peuple. C'est ainsi que le libéralisme et la démocratie. les deux éléments cruciaux de nos systèmes politiques. sont désormais entrés en conflit.

Les spécialistes ont toujours su qu'il pouvait arriver que le libéralisme et la démocratie fonctionnent l'un sans l'autre. Dans la Russie du 18è siècle, un monarque absolu régnait d'une façon relativement libérale, respectant les droits (ou certains d'entre eux) de ses sujets et autorisant la liberté (très partielle) d'expression. En revanche, dans la Grèce antique. l'assemblée du peuple dirigeait d'une manière ouvertement antilibérale, exilant les politiciens impopulaires, exécutant les penseurs critiques et censurant à peu près tout, des discours politiques aux partitions de musique.

Cela n'a pas empêché la plupart des politologues de continuer à considérer que le libéralisme et la démocratie étaient complémentaires. Une fois qu'ils finirent par reconnaître que les libertés individuelles et la volonté populaire pouvaient ne pas toujours progresser dans la même direction, ils s'accrochèrent pourtant à la croyance du contraire. Suivant leur scénario, là où le libéralisme et la démocratie se rencontrent, ils ne peuvent que former un amalgame particulièrement stable, sain et cohérent. Mais à présent que les convictions des citoyens privilégient l'antilibéralisme et les préférences des élites l'antidémocratie, le libéralisme et la démocratie en sont venus aux mains. La démocratie libérale, ce mélange unique de liberté individuelle et de souveraineté populaire, qui a longtemps caractérisé la plupart des gouvernements d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale craque aux entournures. À sa place, ce à quoi nous assistons est la naissance de démocraties anlibérales, ou démocraties sans liberté, et d'un libéralisme antidémocratique, ou libertés sans démocratie.

Il était une fois un poulet bienheureux. Chaque jour, le fermier venait le nourrir. Chaque jour, le poulet devenait un peu plus gras et un peu plus content. Les autres animaux de la ferme tentèrent de prévenir le poulet. Tu vas mourir, disaient-ils. Le fermier ne cherche qu'à t'engraisser. Le poulet n'écouta pas. Durant toute sa vie, le fermier lui avait donné à manger en murmurant de gentils mots d'encouragement. Pourquoi les choses seraient-elles soudain différentes? Mais. bien entendu, un jour la situation changea. l'homme qui avait nourri le poulet chaque jour de son existence, écrivit Bertrand Russell dans le style ironique qui le caractérisait, lui tordit le cou à la place. Tant que le poulet était resté jeune et mince, le fermier avait patienté pour qu'il grossisse: une fois devenu assez gras pour le marché, il fut temps de le tuer.

Par cette petite fable, Bertrand Russell souhaitait attirer notre attention sur le danger des prédictions paresseuses: si nous ne comprenons pas ce qui a conduit aux événements du passé, nous enseigne l'histoire du poulet confiant, alors nous sommes incapables d'imaginer qu'ils puissent se reproduire dans le futur. De même que le poulet échoua à imaginer que son monde un jour s'effondrerait, nous aussi risquons de ne pouvoir anticiper les changements qui nous attendent. En savoir plus ici sur ectte histoire de poulet.

Si nous voulons hasarder une conjecture à propos du futur de la démocratie, nous devons nous poser la question du poulet. La stabilité passée de la démocratie n'était-elle que le résultat de conditions qui ne sont désormais plus réunies?

La réponse pourrait très bien être oui. Depuis ses origines, la démocratie a reposé sur trois facteurs cruciaux, qui ne se vérifient plus aujourd'hui. Tout d'abord, pendant la période de stabilité de la démocratie, la plupart des citoyens bénéficièrent d'une augmentation rapide de leur niveau de vie. De 1935 à 1960, par exemple, les revenus du foyer américain moyen doublèrent. De 1960 à 1995, ils doublèrent à nouveau. Depuis. ils plafonnent. Cela a conduit à des bouleversements radicaux dans la politique américaine: les citoyens n'ont jamais beaucoup aimé les politiciens - pourtant, ils sont toujours restés à peu près confiants dans le fait que leurs élus accompliraient leur part du travail, et que la vie continuerait à devenir plus agréable en conséquence. Aujourd'hui, cette confiance et cet optimisme se sont évanouis. A partir du moment où les citoyens sont devenus inquiets de l'avenir, ils ont commencé à percevoir la politique comme un jeu à somme nulle, un jeu dans lequel chaque gain des migrants ou des minorités ethniques signifiait une perte pour eux.

Cela rend plus sensible la seconde différence, entre la relative stabilité du passé et le caractère de plus en plus chaotique du présent. Durant toute l'histoire dé la stabilité démocratique, un seul groupe racial ou ethnique dominait. Aux Etats-Unis et au Canada, il y a toujours eu une hiérarchie raciale claire, permettant aux blancs de jouir d'innombrables privilèges. En Europe occidentale, cette domination était encore plus appuyée. Reposant sur une base mono-ethnique, des pays tels que l'Allemagne ou la Suède refusèrent de reconnaître les immigrés comme des membres à part entière de la nation. Or le plus souvent, nous préférons détourner le regard plutôt que d'affirmer que le fonctionnement de la démocratie ait pu reposer sur une telle homogénéité.

Des décennies de migration de masse et d'activisme social ont transformé en profondeur les sociétés. En Amérique du Nord, les minorités raciales possèdent enfin une voix. En Europe de l'Ouest, les descendants d'immigrés ont réclamé de manière insistante qu'un individu à la peau noire ou brune puisse être considéré comme un véritable Allemand ou Suédois ou Français. Mais si une partie de la population a accepté, et même salué ce changement, une autre en a éprouvé un sentiment de menace et de colère. Par conséquent, une vaste rébellion à l'encontre du pluralisme ethnique et culturel s'est mise à gronder dans tout l'hémisphère nord.

Un dernier bouleversement a traversé le monde entier en à peine quelques décennies. Jusqu'à récemment, les communications de masse étaient le domaine réservé des élites politiques et financières. Les coûts liés à l'impression d'un journal, à la gestion d'une station de radio ou à la supervision d'un réseau de télévision étaient inaccessibles à la plupart des citoyens. Cela a longtemps permis aux politiciens installés de marginaliser les points de vue radicaux. Toutes proportions gardées, la politique était un domaine consensuel.

Au cours du dernier quart de siècle, en revanche, l'émergence d'Internet, et en particulier des réseaux sociaux, a très vite redistribué les rapports de force entre professionnels et non-professionnels de la politique. Aujourd'hui, n'importe quel citoyen a la possibilité de partager à toute vitesse des informations virales avec des millions d'autres. Le coût de l'organisation politique a chuté. Et au fur et à mesure que l'écart technologique séparant le centre de la périphérie s'est comblé, les auteurs d'instabilité ont vu croître leur avantage sur les forces de l'ordre.

Nous commençons à peine à comprendre ce qui a causé la crise existentielle de la démocratie libérale sans parler des moyens de la combattre. Mais si nous prenous enfin au sérieux les facteurs déterminants de l'âge populiste, nous devons admettre qu'il convient d'agir sur trois fronts au moins. Tout d'abord. il faut que nous réformions notre politique économique, aussi bien nationale qu'internationale, afin de lutter contre les inégalités et de répondre à la promesse de l'élévation du niveau de vie. Une distribution plus équitable de la croissance économique de ce point de vue, n'est pas qu'une question de justice distributive, elle est une question de stabilité politique. Certains économistes ont soutenu qu'il était impossible de tenir compte de la démocratie, de la mondialisation et de l'État-Nation en même temps. Des philosophes ont défendu l'abandon de l'État-Nation, rêvant à une gestion avant tout internationale des solutions aux problèmes économiques que nous connaissons. Mais une telie approche est erronée. Afin de préserver la démocratie sans abandonner les possibilités d'émancipation liées à la mondialisation, nous devons imaginer un moyen pour que l'État-Nation reprenne le contrôle de son destin. Voir les publications de l'économiste Eloi Laurent sur ce sujet.

Ensuite, il nous faut repenser ce que l'appartenance et la participation signifient dans un État-Nation moderne. Les promesses de la démocratie multi-ethnique dans laquelle les individus sont considérés comme égaux quelle que soit leur origine ou leur couleur ne sont pas négociab:es. Aussi difficile soit-il pour les pays ayant une conception mono-ethnique d'eux-mêmes d'accueillir des nouveaux venus ou des minorités, une telle évolution constitue la seule alternative réaliste à la tyrannie et à la guerre civile. Mais la noble expérience de la démocratie multi-ethnique ne peut réussir que si tous ses membres parviennent à mettre l'accent sur ce qui les unit davantage que ce qui les sépare. Ces dernières années, une impatience moralisatrice face à la réalité toujours vivace de l'injustice raciale a poussé certains à dénoncer ce qu'Ils percevaient comme l'hypocrisie des principes de la démocratie libérale, voire à prétendre faire des droits collectifs le ciment de la société. C'est une erreur à la fois morale et stratégique: la seule société qui soit capable de traiter la totalité de ses membres avec respect est celle dans laquelle chaque citoyen bénéficie de droits du seul fait d'être un citoyen et non de son appartenance à tel ou tel groupe particulier.

Enfin nous avons besoin d'apprendre à résister aux effets dévastateurs d'internet et des réseaux sociaux. La multiplication des discours de haine et des fake news ont conduit certains à demander que les entreprises de médias sociaux ou les gouvernements agissent comme censeurs. Il y a de nombreuses mesures de sens commun que Facebook ou Twitter pourraient adopter afin de rendre l'utilisation de leurs plateformes plus compliquées pour les groupes sociaux nuisibles. Mais si les gouvernements et les directions de ces lateformes commençaient à décider de qui peut dire quoi sur le Web, la liberté d'expression passerait site à la trappe. Pour garantir l'innocuité de l'ère numérique à l'égard de la démocratie, il nous faut donc apprendre à mettre en forme le type de messages qui sont véhiculés par les réseaux sociaux, mais aussi la manière dont ils pourraient être reçus.

À l'époque où nous considérions que la démocratie était une expérience risquée et fragile nous avons investi d'immenses ressources pédagogiques et intellectuelles dans la promotion de notre système politique. Les écoles et les universités savaient que leur tâche la plus importante était d'éduquer les citoyens. Les écrivains et les chercheurs acceptaient d'avoir un rôle crucial à jouer dans l'explication et la défense des vertus de la démocratie libérale. Avec le temps, ce sentiment s'est dissipé. Aujourd'hui, alors que la démocratie libérale se trouve confrontée à un danger mortel, il est grand temps de le ressusciter. Voir le point de vue de John E Finn sur l'acquittement de Trump 13/2/2021;

Il y a les époques ordinaires. au cours desquelles les décisions politiques affectent les vies de millions d'individus mais où les éléments constitutifs de la vie collective du pays ne sont pas remis en cause. Malgré les désaccords, parfois profonds. les partisans de chaque côté de l'échiquier politique se plient aux règles du jeu. Ils acceptent de régler leurs différends par le biais d'élections libres et équitables, défendent les principes fondamentaux du système politique et concèdent que le verdict des urnes rend légitime le fait que leur adversaire puisse à son tour diriger le pays. En conséquence ceux qui vivent à une telle époque admettent que toute victoire est provisoire et que le perdant d'une bataille politique a le droit de continuer à tenter de gagner la guerre. Dès lors qu'ils peuvent aspirer à transformer demain ce qui n'a pas été obtenu aujourd'hui, ils peuvent considérer chaque échec comme une raison supplémentaire de redoubler d'efforts dans leur tâche de persuasion pacifique.

Et puis il y a les époques extraordinaires, durant lesquelles la carte élémentaire de la politique et de la société est redessinée. Lors de telles périodes, les désaccords entre partisans se font si virulents que ceux-ci finissent par refuser de s'accorder sur les règles du jeu. Pour prendre l'avantage, les politiciens deviennent capables de saborder le régime des élections, de flouter les règles de base du système politique et de diffamer leurs adversaires. Cf. Trump et l'invasion du Capitole le 6 janvier 2021.

Cela explique que ceux qui vivent des époques extraordinaires en arrivent à considérer les enjeux de la politique comme vitaux. Dans un système dont les règles sont contestées en profondeur, ils possèdent de bonnes raisons de croire que la victoire dans les urnes peut ouvrir les portes de l'éternité: qu'une défaite dans une bataille politique est susceptible de leur ôter toute capacité à se battre; et que le progrès qui n'a pas été obtenu aujourd'hui peut entraîner le pays sur la voie de l'injustice au long cours. La plupart d'entre nous avons passé l'essentiel de notre existence dans une époque ordinaire. En Allemagne - où j'ai grandi, à la fin des années 1990, par exemple. ies politiciens discutaient d'importants problèmes. Fallait-il que les prestations de la Sécurité sociale soient conditionnées au bon componement des citoyens? Les immigrés et leurs enfants pouvaient-ils recevoir la nationalité allemande sans renoncer à leurs autres passeports? L'Êtat devait-il reconnaitre les couples homosexuels sous la forme d'unions civiles?

Les réponses qui étaient données à ces différentes questions allaient, j'en étais persuadé, modeler en profondeur le pays dans les années ultérieures. le futur était indéterminé. D'un côté, il y avait la perspective d'un pays ouvert, généreux et accueillant. De l'autre, une vision fermée, pingre et pétrifiée. En tant que membre de l'organisation des jeunes d'un grand parti politique, je passais le plus clair de mon temps A me battre pour ce que je corsidérais être juste. A cette épxxpue, je connaissais mal les États-Unis. Dé sorte que je n'avais pas compris que des questions encore plus vastes y étaient traitées. Les millions de citoyens dépourvus d'assurance maladie devaient-ils avoir accès à des soins de santé dignes? Des soldats pouvaient-ils être éjectés de l'armée à cause de l'affirmation publique de leur sexualité? Et des aspects décisifs de l'Êtat Providence devaient-ils être abolis?

Là aussi, les réponses à ces questions risquaient d'entraîner des conséquences décisives pour le pays. Elles pouvaient conduire à améliorer ou empirer, à rendre plus authentiques ou plus cachées, plus prospères ou plus précaires, les existences de millions d'individus. Savoir quelles voies choisirait le pays comptait profondément. Et pourtant, avec le recul, je dois reconnaître qu'il ne s'agissait là que de politique au sens le plus ordinaire.

Aujourd'hui, en revanche, il devient chaque jour de plus en plus clair que nous vivons une époque extraordinaire: une époque on chacune des décisions que nous prenons déterminera si le plus terrifiant des chaos continuera à se répandre et si notre système politique pourra survivre, lui qui a fait davantage pour la paix et la prospérité que n'importe quel autre dans l'histoire de l'humanité. Les circonstances dans lesquelles nous sommes embarqués sont si récentes et si terrifiantes que personne n'a jusqu'à présent réussi à leur donner une signification. Des pièces éparses du puzzle sont commentées tous les jours dans les journaux, A la télévision, parfois méme à l'université. Mais plus nous nous concentrons sur ces pièces isolées, moins nous pouvons discerner le paysage complet.

Dans ce livre, je tente de proposer une interprétation générale de notre âge politique qui repose sur quatre propositions distinctes: je démontre que la démocratie libérale est en train de se décomposer en ses différents éléments, donnant ainsi naissance à une démocratie antilibérale d'un côté et à un libéralisme antidémocratique de l'autre. Je soutiens que le désenchantement profond à l'encontre de notre système politique constitue une menace vitale pour la survie même de la démocratie libérale. J'explique les racines de cette crise. Et je montre ce que nous devrons faire pour sauver ce qui vaut vraiment la peine de notre ordre social et politique menacé.

Nous avons la chance immense de vivre à l'époque la plus pacifique et la plus prospère de l'histoire de l'humanité. Bien que les événements des dernières années puissent paraître confus et même sidérants, nous conservons le pouvoir de mettre en place un futur meilleur.

Cependant. au contraire d'il y a quinze ou vingt ans, nous ne pouvons plus prendre ce futur pour acquis. En ce moment, les ennemis de la démocratie libérale semblent plus décidés à réformer notre monde que ses défenseurs. Si nous voulons préserver à la fois la paix et la prospérité, la souveraineté populaire et les libertés individuelles, il nous faut reconnaître que cette époque n'a rien d'ordinaire et accepter qu'il faudra accomplir des efforts extraordinaires pour défendre nos valeurs.


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Mis à jour le 14/02/2021 pratclif.com