À propos du livre de Michel Serres "Petite Poucette"

Voici un extrait du livre "Petite Poucette" de Michel Serres (les photos ajoutées sont de moi). La lecture de ce petit livre en forme de conte (comme le petit poucet de Charles Perrault) m'a rappelé le souvenir de mes années d'école en Angleterre pendant la guerre 1939-1945, en France après la guerre, mes années de collège à Calais, de classes préparatoires à Lille et d'école des mines à Saint-Etienne. Durant toute ma vie professionnelle j'ai utilisé les nouvelles technologies de l'information pour travailler, et j'ai vécu leur formidable évolution selon la célèbre loi de Moore. Aujourd'hui, dans ma retraite, je continue. Quelle part doivent avoir les nouvelles technologies de l'information et de la communication (internet, moteurs de recherche, wikipedia, vidéos, ... sur PC, tablettes, smartphones), dans l'éducation des jeunes pour l'acquisition des connaissances de base: parole, écriture, appliqués aux domaines essentiels que sont le langage et l'écriture, les mathématiques, la physique, la chimie, l'histoire, la géographie, les sciences naturelles, la philosophie... Michel Serres a rappelé des souvenirs et suscité en moi une recherche... C'est ainsi que je suis tombé sur le site de la revue en ligne skhole.fr.


Michel Serres "Petite Poucette" extrait

Voix

Jusqu'à ce matin compris, un enseignant, dans sa classe ou son amphi, délivrait un savoir qui, en partie, gisait déjà dans les livres. II oralisait de l'écrit, une page-source. S'il invente, chose rare, il écrira demain une page-recueil. Sa chaire faisait entendre ce porte-voix. Pour cette émission orale, il demandait le silence. Il ne l'obtient plus.

Formée dès l'enfance, aux classes élémentaires et préparatoires, la vague de ce que l'on nomme le bavardage, levée en tsunami dans le secondaire, vient d'atteindre le supérieur où les amphis, débordés par lui, se remplissent, pour la première fois de l'histoire, d'un brouhaha permanent qui rend pénible toute écoute ou rend inaudible la vieille voix du livre. Voilà un phénomène assez général pour que l'on y prête attention. Petite Poucette ne lit ni ne désire ouïr l'écrit dit. Celui qu'une ancienne publicité dessinait comme un chien n'entend plus la voix de son maître. Réduits au silence depuis trois millénaires, Petite Poucette, ses soeurs et ses frères produisent en choeur, désormais, un bruit de fond qui assourdit le porte-voix de l'écriture.

Pourquoi bavarde-t-elle, parmi le brouhaha de ses bavards camarades? Parce que, ce savoir annoncé, tout le monde l'a déjà. En entier. À disposition. Sous la main. Accessible par Web, Wikipédia, portable, par n'importe quel portail. Expliqué, documenté, illustré, sans plus d'erreurs que dans les meilleures encyclopédies. Nul n'a plus besoin des porte-voix d'antan, sauf si l'un, original et rare, invente.
Fin de l'ère du savoir.

L'offre et la demande

Ce chaos nouveau, primitif comme tout tohu-bohu, annonce un retournement, d'abord de la pédagogie, ensuite de la politique sous tous aspects. Jadis et naguère, enseigner consistait en une offre. Exclusive, semi-conductrice, celle-ci n'eut jamais le souci d'écouter l'avis ni les choix de la demande. Voici le savoir, stocké dans les pages des livres, ainsi parlait le porte-voix, le montrait, le lisait, le disait; écoutez, lisez ensuite, si vous le voulez. En tout cas, silence. L'offre disait deux fois: Tais-toi. Fini.

Par sa vague, le bavardage refuse cette offre pour annoncer, pour inventer, pour présenter une nouvelle demande, sans doute d'un autre savoir. Retournement! Nous autres, enseignants parleurs, écoutons à notre tour la rumeur confuse et chaotique de cette demande bavarde, issue des enseignés que, jadis, nul ne consultait pour apprendre d'eux s'ils demandaient vraiment cette offre-là.

Pourquoi Petite Poucette s'intéresse-t-elle de moins en moins à ce que dit le porte-voix? Parce que, devant l'offre croissante de savoir en nappe immense, partout et toujours accessible, une offre ponctuelle et singulière devient dérisoire. La question se posait cruellement lorsqu'il fallait se déplacer pour découvrir un savoir rare et secret. Désormais accessible, il surabonde, proche, y compris en volumes petits, que Petite Poucette porte dans sa poche, sous le mouchoir. La vague des accès aux savoirs monte aussi haut que celle du bavardage.

L'offre sans demande est morte ce matin. L'offre énorme qui la suit et la remplace reflue devant la demande. Vrai de l'école, je vais dire que cela le devient de la politique. Fin de l'ère des experts?

Les Petits Transis

Oreilles et museau plongés dans le porte-voix, le chien, assis, fasciné par l'écoute, ne bouge. Sages comme des images depuis l'âge tendre, nous commencions, enfants, une carrière longue de corps sur leur séant, immobiles, en silence et en rangs. Notre nom de jadis, le voici: Petits Transis. Les poches vides, nous obéissions, non seulement soumis aux maîtres, mais surtout au savoir, auquel les maîtres eux-mêmes, humblement, se soumettaient. Eux et nous le considérions comme souverain et magistral. Nul n'aurait osé rédiger un traité de l'obéissance volontaire au savoir. Certains se trouvaient même terrorisés par lui, empêchés ainsi d'apprendre. Pas sots, mais épouvantés. II faut tenter de saisir ce paradoxe: pour ne pas comprendre le savoir et le refuser, alors qu'il se voulait reçu et compris, il fallait bien qu'il terrifiât.

En hautes majuscules, la philosophie parlait même parfois du Savoir Absolu. Il exigeait donc du dos une inclinaison soumise, comme celle de nos ancêtres, courbés devant le pouvoir absolu des rois de droit divin. Jamais n'exista la démocratie du savoir. Non point que certains, détenant le savoir, détenaient le pouvoir, mais que le savoir lui-même exigeait des corps humiliés, y compris de ceux qui le détenaient. Le plus effacé des corps, le corps enseignant, donnait cours en faisant signe vers cet absolu absent, au total inaccessible. Fascinés, les corps ne bougeaient.

Déjà formaté par la page, l'espace des écoles, des collèges, des campus se reformatait par cette hiérarchie inscrite dans la tenue corporelle. Silence et prostration. La focalisation de tous vers l'estrade où le porte-voix requiert silence et immobilité reproduit dans la pédagogie celle du prétoire vers le juge, du théâtre vers la scène, de la cour royale vers le trône, de l'église vers l'autel, de l'habitation vers le foyer... de la multiplicité vers l'un. Sièges serrés, en travées, pour les corps immobilisés de ces institutions-cavernes. Voilà le tribunal qui condamne saint Denis. Fin de l'ère des acteurs?

  1. Michel Serres liens google
  2. Michel Serres wikipedia
  3. Michel Serres, "Petite poucette"
  4. L'école le numérique et la société qui vient | ce livre complète celui de Michel Serres
  5. Revue en ligne Skhole.fr | penser et repenser l'école
  6. Concertation pour la refondation de l'école : un rapport en demi-teinte
  7. le manifeste de skhole.fr
  8. Skhole.fr a été fondé en Juin 2008 par Guillaume Vergne et Julien Gautier, professeurs de philosophie en Lycée.
  9. Entretien avec Denis Kambouchner, Philippe Meirieu et Bernard Stiegler
  10. Loi de Moore

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Mis à jour le 03/08/2016 pratclif.com