Emmanuel Todd "après la démocratie"
Extrait du livre: chapitre 9: pages 259-265; "au terme de cet examen des transformations de la société française, nous pouvons évaluer l'ampleur du problème que doivent affronter les dirigeants politiques....
Dans le domaine le plus conscient de la vie sociale, la question économique apparaît sans issue. Tandis que les élites de la pensée et de l'administration considèrent le libre-échange comme une nécessité, ou même une fatalité, la population le perçoit comme une machine à broyer les emplois, à comprimer les salaires, entraînant l'ensemble de la société dans un processus de régression et de contraction. Le véritable drame, pour la démocratie, ne réside pas tant dans l'opposition de l'élite et de la masse, que dans la lucidité de la masse et l'aveuglement de l'élite. Les salaires baissent effectivement, et vont continuer de le faire, sous les pressions conjuguées de la Chine, de l'Inde et des autres pays où le coût de la main-d'oeuvre est très bas.
Une démocratie saine ne peut se passer d'élites. On peut même dire que ce qui sépare la démo-
cratie du populisme, c'est l'acceptation par le peuple de la nécessité d'une élite en laquelle il a confiance. Dans l'histoire des démocraties survient toujours, à un moment décisif, la prise en charge par une partie de l'aristocratie des aspirations de l'ensemble de la population: une sorte de saut de la foi qu'accomplissent conjointement privilégiés et dominés. C'est ce qu'illustrent des personnages comme Périclès à Athènes, ou Washington et Jefferson aux États-Unis. En France, il faut évoquer la participation de bien des aristocrates à l'épanouissement des Lumières et à l'abolition des privilèges durant la nuit du 4 août, plutôt que l'acceptation par Tocqueville d'une démocratie déjà irrésistible. La grande bourgeoisie laïque, grâce à laquelle s'établit la IIIe République, fut une classe admirable, dont les bibliothèques, quand elles ont survécu, témoignent du très haut niveau de culture.
La révolte des élites (pour reprendre l'expression de Christopher Lasch) marque la fin de cette collaboration. Une rupture coupe les classes supérieures du reste de la société, provoquant l'apparition simultanée d'une dérive oligarchique et du populisme.
Il serait vain d'accuser tel ou tel individu : des forces historiques aussi lourdes qu'impersonnelles sont à l'oeuvre. Récapitulons. Alors que dans un premier temps l'alphabétisation de masse, par la généralisation de l'instruction primaire, avait homogénéisé la société, la poussée culturelle de l'après-guerre puis son blocage vers 1995 ont séparé les éduqués supérieurs du grosde la population, créant une structure stratifiée au sein de laquelle les couches superposées ne communiquent plus. L'implosion des idéologies religieuses et politiques qui a accompagné ce processus a achevé de fragmenter la société : chaque métier, chaque ville, chaque individu tend à devenir une bulle isolée, confinée dans ses problèmes, ses plaisirs et ses souffrances. L'establishment politico-médiatique n'est qu'un groupe autiste parmi d'autres, ni meilleur ni pire, simplement plus visible. Il est insupportable parce que, semblable à la noblesse de 1789, il ne justifie plus ses privilèges par un service rendu à la nation.
Évidemment, l'alphabétisation de masse subsiste, et il apparaît difficile de renoncer au suffrage universel qui en découle historiquement. Mais nous devons bien comprendre que la stratification éducative du pays ne définit plus une structure simple et stable. Elle implique une tension permanente entre une dimension égalitaire, l'alphabétisation universelle, et une dimension inégalitaire, l'existence d'un groupe d'éduqués supérieurs, qui finira par englober, si la proportion par génération reste stable, le tiers de la population. Jusqu'à très récemment, ce groupe supérieur ne comprenait que 10 à 15 % de la population, et ajoutait des privilèges économiques à son privilège culturel. L'instabilité du système s'accroît parce que les éléments jeunes de ce groupe « éduqué supérieur » vont cesser de profiter du système économique. Les bénéfices de la globalisation ne reviennent plus maintenant qu'au 1 % supérieur de la population, les 10 % suivants pouvant encore être considérés comme neutres, ni favorisés ni défavorisés. Ces chiffres n'incluent pas les retraités, dont le poids électoral est considérable, et qui représentent la survivance, dans le système de classe nouveau, du système ancien, non polarisé. N'oublions pas non plus de rappeler la radicalisation de la classe supérieure des 1 %, isolée par ses privilèges, de plus en plus insensible à l'existence du reste de la société, insatisfaite de ne pas trouver dans la richesse une solution à ses problèmes métaphysiques, désormais tournée vers une recherche du pouvoir pur. La fragmentation du groupe des « éduqués supérieurs » se manifeste donc, simultanément, par un flottement des classes moyennes et par la radicalisation d'un groupe social supérieur qu'il va bientôt falloir appeler « classe capitaliste » ou « bourgeoisie financière ».
Plus profondément encore dans la structure sociale, le système anthropologique a évolué, mais très lentement. Il avait assuré, entre 1789 et 1968, une prédominance de valeurs idéologiques égalitaires — inconscientes et instinctives — dans l'Hexagone. La résistance de valeurs inégalitaires minoritaires à la périphérie du système national avait plutôt contribué à une radicalisation, à une formalisation consciente des valeurs égalitaires du centre. Nous ne savons pas si l'évolution des structures familiales a laissé intact ce système à dominante égalitaire, ou s'il a été ébranlé, et à quel point. Je pense personnellement qu'il est intact mais ne dispose pas des éléments statistiques nécessaires pour le prouverde manière irréfutable : des taux de mariages mixtes récents.
Nous devons aussi constater, et intégrer à l'analyse, sans prétendre l'expliquer, le repli narcissique des individus sur eux-mêmes, dans tous les groupes, atomisation qui rend difficile l'émergence de nouvelles croyances collectives, ces instruments indispensables à l'action des hommes politiques.
Autre facteur d'incertitude, l'augmentation de la proportion de personnes âgées dans la population. Jusqu'à très récemment, leur situation matérielle s'améliorait mais cette évolution est en train de s'inverser. La vieillesse, statistiquement, mène à la modération et à la droitisation. Mais comment des générations « narcissisées », vieillissantes, de plus en plus nombreuses, et dont le niveau de vie va baisser, évolueront-elles politiquement?
Ajoutons que cette société atomisée, très riche encore mais en voie d'appauvrissement, n'est plus à l'échelle des processus économiques. La globalisation a fait de l'Europe l'espace d'interaction économique fondamental, et il apparaît techniquement impossible que la France puisse surmonter seule ses difficultés économiques. L'Hexagone fragmenté en villages est lui-même devenu d'une certaine manière un vaste village.
C'est dans ce cadre que les politiques doivent agir, et il paraît difficile de les tenir pour pleinement responsables de leur incapacité. Nous pouvons pardonner à François Hollande son inaction en matière de programme socialiste. Sans aller aussi loin, nous devons plaindre Nicolas Sarkozy d'avoir atteint le pouvoir au moment même où les Français prenaient conscience de la baisse de leur niveau de vie. En revanche, la mise en accusation des économistes, qui fuient leur responsabilité sociale et contribuent à la paralysie des politiques, apparaît plus que légitime, nécessaire.
Les éléments de ce chapitre 9 du livre d'Emmanuel Todd "après la démocratie" rejoint en bien des points le dernier rapport du médiateur de la République Jean Paul Delevoye (lien).
|
|