Science : boson de Higgs: la matière dévoilée

Le Monde 5 juillet 2012 par David Larousserie

Le boson de Higgs, particule manquante pour expliquer l'Univers, vient d'être découvert Les physiciens du CERN de Genève ont prouvé son existence à 99,9999 %

C'est dans cette cathédrale souterraine de béton et d'acier, le LHC (Large Hadron Collider), situé près de Genève, que les physiciens ont trouvé leur graal, la seule particule élémentaire à n'avoir jamais été observée, celle qui valide la théorie scientifique sur la constitution de la matière, celle que les savants cherchent depuis 1964 : le boson de Higgs. Mercredi 4 juillet, les chercheurs du CERN ont annoncé devant 400 physiciens survoltés - et l'Ecossais Peter Higgs lui-même - avoir trouvé le fameux boson avec une certitude de 99,9999 %.

Il aura fallu 4 milliards d'euros d'investissements et des années d'observation de particules lancées à 1 milliard de km/h dans un anneau géant enterré entre France et Suisse pour parvenir à écrire cette nouvelle page de l'histoire des sciences.

Les physiciens ont découvert le boson de Higgs avec 99,9999 % de certitude

Genève. Envoyé spécial
Cette particule qui explique pourquoi les choses ont une masse, théorisée en 1964, vient d'être détectée grâce à des collisions phénoménales réalisées dans le grand accélérateur du CERN

Une paternité très disputée

En 1964, six physiciens ont publié à moins de trois mois d'intervalle un mécanisme donnant de la masse aux particules. Ils ont été récompensés en 2010 par le prix Sakurai. En 2004, le prix Wolf avait été attribué aux trois premiers, Robert Brout, François Englert et Peter Higgs. On doit à Steven Weinberg (Nobel de physique 1979) d'avoir popularisé ce concept. En mai 2012, il expliquait que l'expression " boson de Higgs " était restée parce qu'il s'était trompé dans les dates de publication, gardant le nom de celui qu'il pensait être le premier. Les Belges Robert Brout et François Englert ont publié le 31 août 1964 (deux mois après avoir soumis leur article, le 26 juin). L'Ecossais Peter Higgs a, lui, publié deux articles, le premier le 15 septembre (soumis le 22 juillet) et le second le 19 octobre (soumis le 31 août). Quant aux Américains Gerald Guralnik, Carl Hagen et Tom Kibble, ils publient le 16 novembre 1964 en citant les articles du duo belge et de Peter Higgs.

Il n'y a plus de doutes. Les explorateurs de l'infiniment petit sont en train d'écrire une nouvelle page de l'histoire des sciences. Ils viennent enfin de mettre la main sur une nouvelle particule. Un petit bout de rien. Mais pas n'importe lequel. C'est très certainement LA particule.

Celle qu'ils cherchent depuis 1964. Celle pour laquelle ils ont notamment construit le plus gros des microscopes sur Terre, à la frontière franco-suisse, le LHC, au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), pour plus de 4 milliards d'euros. Celle pour laquelle ils ont érigé de véritables cathédrales d'acier, de silicium, de cuivre et de verre afin de saisir son apparition (pour 1 milliard d'euros supplémentaire). Celle qui explique pourquoi les choses ont une masse. Celle sans laquelle ils ne pourraient plus continuer leur quête des mystères de la nature. Bref, celle qui est la clé de voûte de leur système du monde.

Sa dénomination n'est pas simple : boson de Brout-Englert-Higgs (BEH), du nom de ses trois géniteurs qui ont conjecturé son existence sur le papier en 1964. Même si elle est plus souvent nommée boson de Higgs.

Ce mercredi 4 juillet, au CERN, près de Genève, l'excitation de l'immense communauté rassemblée pour recueillir les derniers résultats des deux principales expériences consacrées à cette recherche, CMS et Atlas, est palpable. " Electrique ", " sous haute tension ", " survoltée ", sont des mots entendus la veille pour décrire l'ambiance des derniers jours. L'amphithéâtre de 400 places réservé aux physiciens venus écouter leurs collègues est comble et a refusé du monde. Certains ont passé la nuit devant les portes qui ont ouvert deux heures avant les annonces.

Les journalistes se pressent dans une autre pièce pour suivre les révélations. Aucune information quantitative officielle n'a circulé. Seulement des rumeurs. Le Belge François Englert et l'Ecossais Peter Higgs ont fait le déplacement. Tout comme Carl Hagen et Gerald Guralnik, les Américains qui ont publié leurs idées quelques semaines après le trio pionnier. D'anciens directeurs du CERN, Luciano Maiani et Robert Aymar, sont également présents.

Gregorio Bernardi, le porte-parole d'une expérience américaine sur un accélérateur concurrent, le Tevatron, arrêté fin 2011, est là, preuve de l'intérêt de la journée. Lui et ses collègues ont aussi trouvé dans leurs détecteurs un indice annonciateur (bien que trop faible pour clamer victoire).

A partir de 9 heures, Fabiola Gianotti et Joe Incandela, les porte-parole respectifs d'Atlas et CMS, sont intervenus. Peu après, ils se sont envolés vers l'Australie pour le congrès international ICHEP qui devait avoir la primeur de leurs annonces, avant que l'importance du résultat ne pousse le CERN à faire une communication anticipée. Les chiffres sont donc tombés. Ce boson BEH a du poids (125 GeV environ) dans les unités utilisées par les physiciens pour peser leurs bébés. C'est quelque 133 fois plus lourd qu'un proton ou un neutron, les briques élémentaires à partir desquelles tous les atomes sont bâtis.

" C'est un moment magique. Beaucoup d'expérimentateurs ne croyait pas qu'on pourrait la trouver, au début ", témoigne Gregorio Bernardi, rattaché à l'université Pierre et Marie Curie. " Cela représente l'achèvement magnifique du modèle standard - le modèle décrivant l'infiniment petit - ", complète Daniel Fournier (CNRS) qui participe à l'expérience Atlas. Pour Michel Spiro, le président du conseil du CERN, " cette observation est excitante ". Ce boson, c'est aussi la première particule élémentaire découverte depuis dix-huit ans.

L'histoire retiendra que c'est dans la nuit du 11 juin 2012 que les premiers indices ont sauté aux yeux des physiciens de l'une des expériences. Littéralement. Pour ne pas être influencés par les données, les chercheurs règlent en aveugle leurs programmes d'analyse. Puis ils " ouvrent " la boîte. C'est là qu'ils ont vu pour la première fois sur un écran jaillir une courbe hors de la normale. Il était 2 heures du matin. Yves Sirois (CNRS), de l'expérience CMS, montre avec joie la photo immortalisant cet instant. Le lendemain, chaque sous-groupe d'analyse présente son résultat. Nouvelle révélation ; tout le monde a bien vu quelque chose de nouveau. La salle applaudit. " J'avais presque les larmes aux yeux, témoigne M. Sirois. On ne pouvait plus arrêter le train. "

Cependant, officiellement le CERN n'a pas parlé de " découverte " mais de " particule compatible avec le boson de Higgs ". " Mais vous ne trouverez plus personne pour parier que le boson BEH n'existe pas ", explique Jean-Marie Frère, théoricien de l'université libre de Bruxelles, venu lui aussi au CERN avec son célèbre collègue François Englert.

Et de s'essayer à une métaphore. " Imaginez que cette particule est un gros lièvre tapi au bord d'un champ de blé, immobile. Si les couleurs sont identiques, l'animal est invisible. Si le champ de blé se met à osciller sans que le lapin bouge, alors en observant suffisamment longtemps on pourra voir la bête. "

Tout est dans le suffisamment longtemps et le fait que, la plupart du temps, les physiciens observent un champ sans lapin. La réalité est donc moins bucolique. Le champ de blé est créé par les violentes interactions entre des paquets de protons lancés l'un contre l'autre à des vitesses proches de la lumière. Pour multiplier les chocs, l'affrontement a lieu sur un anneau de 27 kilomètres de long, installé sous terre. Et les paquets se succèdent à raison de 600 millions de collisions par seconde. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. A la fin décembre 2011, quelque 400 millions de millions de collisions avaient été enregistrées. Mi-juin 2012, le total atteint presque le double. Et dans tout cela, une centaine de lapins ont été repérés...

En outre lors d'annonces précédentes en décembre, les probabilités d'avoir cru voir un lapin et de se tromper étaient de quelques pour-cent. Cette fois, on est plutôt à une chance sur un million. Soit tout de même 99,9999 % d'avoir raison.

Fin de l'histoire ? Pas du tout ! Certes il faut affiner encore la photo et continuer d'agiter les champs de blés. Mais, surtout, il faut s'assurer que ce qu'on a vu est bien le fameux boson BEH, tel que prévu par la théorie. Comme personne n'a jamais vu un tel monstre, son étude est excitante. D'ailleurs, les physiciens espéreraient bien trouver des anomalies comportementales plutôt que des confirmations de la théorie. Peut-être que le lapin serait plutôt une assemblée de lapereaux marchant toujours groupés. Il faut aussi vérifier la charge électrique, les couleurs de cette particule...

Enfin, cette particule a des caractères uniques. Si c'était une balle de tennis, elle serait la seule à ne pas tourner, ni en lift ni en slice, par exemple. Une telle bizarrerie mérite donc de s'y attarder.

Tout ce jeu se complique aussi, car les physiciens ne voient pas directement le boson BEH. Ils n'en voient en fait que les filles ou petites-filles, c'est-à-dire les particules produites lors de la désintégration du boson initial qui n'apparaît que brièvement après les collisions.

Et comme toutes ces filles peuvent aussi naître par d'autres processus, la recherche en paternité est compliquée. " On a vingt ans de physique devant nous. Un âge d'or arrive... pourvu que les finances suivent ", souligne Daniel Fournier. " Une découverte ne ferme jamais un chapitre. Elle ouvre au contraire un domaine ", complète Jean Iliopoulos, du laboratoire de physique théorique à l'Ecole normale supérieure, en rappelant l'exemple des ondes électromagnétiques découvertes par Heinrich Hertz au XIXe siècle et dont on ne peut plus se passer pour communiquer.

Le monde de l'infiniment petit recèle bien des mystères. A l'origine du monde, tout n'était qu'énergie ou rayonnement. Point de particules, encore moins de lapins. Le calme plat dans un environnement très chaud. Puis l'Univers grandit et du coup la température baisse. Arrive alors ce qui se passe dans une casserole d'eau qu'on fait bouillir : le calme liquide s'agite, bouillonne et des bulles se créent.

Pour l'Univers, à ce moment-là, une partie de l'énergie devient matière, un peu comme une partie du liquide devient gaz. Ce qui était plat, identique dans toutes les directions, devient turbulent et asymétrique. Cette brisure de symétrie, comme les physiciens l'appellent, correspond au mécanisme BEH et s'accompagne du fameux boson. Plus précisément, une partie de ce qui n'était qu'énergie devient matière stable et pesante. Le boson BEH leur a donné leur masse. Mais qui a donné la masse au boson ?

Voilà l'une des questions suivantes pour les chercheurs qui aiment bien ce jeu de poupées gigognes. Et puis si grâce à ce boson ils ont pu remonter à une époque reculée de l'Univers chaud, qu'en était-il encore avant lorsqu'il faisait encore plus chaud ? Mystère.

Sauf que les théoriciens savent que les équations bâties avec l'actuel modèle ne marchent plus et se mettent à générer des quantités infinies incontrôlables. Ils savent aussi que le modèle standard ne décrit que la matière ordinaire et pas les objets exotiques comme la matière noire ou l'énergie noire qui remplit 95 % de l'Univers. Le tableau ne décrit pas non plus la gravitation. " Ce boson est un laboratoire pour étudier une nouvelle physique. Il peut ouvrir une porte au-delà de nos théories actuelles. La situation est excitante ", s'enthousiasme Guido Tonelli, ancien porte-parole de CMS.

Pour toutes ces questions, peut-être faudra-t-il construire une autre machine plus puissante, pour casser encore plus la matière. En septembre, en Pologne, les Européens essaieront de fixer leur feuille de route. Le salut pourrait cependant venir du ciel, sans considération religieuse.

Le cosmos, ses étoiles en explosion, ses trous noirs gloutons, ses galaxies se croquant l'une l'autre... abritent des accélérateurs de particules bien plus puissants que tous ceux construits sur Terre. Des particules ainsi éjectées peuvent taper notre atmosphère, puis éclater, déclenchant une douche de particules nouvelles susceptibles d'être captées. En Namibie, avec l'expérience HESS ou en Argentine avec l'observatoire Auger (et surtout avec leurs successeurs), cette récupération de pluie cosmique a commencé.


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Mis en ligne le 07/07/2012