Force et fragilité de l’industrie dentellière
par Noël Jouenne Ethnologue

Noël Jouenne Ethnologue, a travaillé durant trois années auprès des dentelliers avec l’association Trame-Dentelle de Calais. Membre du Laboratoire d’Anthropologie Urbaine du CNRS. C'est une étude sociologique et anthropologique dans la lignée de "la misère humaine" de Pierre Bourdieu. Et c'est la description exacte du Calais où j'ai grandi de 1946 à 1960; mon père Albert Ratcliffe était commissionnaire en dentelles aux établissements Stern and Stern Boulevard Gambetta, client important des fabricants de dentelles pour l'exportation aux EU.

Sommaire
1- NAISSANCE D’UNE TECHNIQUE
Le dentelle est un produit de luxe
Qui possèdent des métiers Raschel à Calais ?
La dentelle mécanique est une production mondialisée
L’exportation des dentelles et des matières
La création du label « Dentelle de Calais »
2- UN PARCOURS UN PEU TECHNIQUE
La mutation de l’appareil productif à Calais
La façon de faire du Leavers
La création
La production
La vente
3- DES SOURIS ET DES HOMMES
Être petit patron d’entreprise
Le Tulliste
Les ouvrières et le travail en atelier
4- ENTRE CULTURE DENTELLIERE ET RACINES CALAISIENNES
“La main rit devant le temps
Pleure et sourit, se maquille.
À cœur joie, elle virevolte
Celle qui trime et trame
Encore joyeuse de faire“

1- NAISSANCE D’UNE TECHNIQUE

De l’idée naît la culture. La dentelle mécanique est née d’une idée, non pas celle d’entrecroiser des fils de manière à former un nouveau textile, mais celle de pouvoir s’enrichir en imitant un textile existant. La dentelle mécanique ne pouvait pas mieux naître qu’au xixe siècle, en pleine industrialisation, expansion, pré-mondialisation. L’idée de pouvoir copier le travail de milliers d’ouvrières, de rendre caduque des cultures régionales entières, ne pouvait que naître au moment où la machine allait prendre le pas sur l’homme, où elle allait devenir indispensable.

Non pas que le travail des dentellières fut de médiocre exécution. Au contraire, il était soigneusement réalisé dans les campagnes. Il permettait de lutter contre l’oisiveté tout en assurant un contrôle social des femmes. Elles étaient occupées des jours entiers et la progression de leur travail attestait de leur docilité. Et déjà elles étaient fort peu payées. Il en était ainsi au Puy-en-Velay comme à Valenciennes, à Bruges ou à Lille : travail d’appoint, travail de misère. La machine a pris le pas sur cette activité féminine, et avec elle, l’homme s’est immiscé dans les engrenages, les cames et toute la mécanique.

La dentelle est un paradoxe : d’un côté on trouve la misère, la saleté, le labeur, et de l’autre la mode, la beauté, l’élégance, la richesse, l’oisiveté. Tout oscille entre cette force et cette fragilité. Sous une forme symbolique la dentelle cristallise bien cette disparité entre le monde des riches et le monde des pauvres, celui des patrons et celui des ouvriers, celui des classes bourgeoises et celui du prolétariat. À chaque époque des mots différents servent à désigner les mêmes ruptures. Ce matériau d’ornementation, qui n’a, au départ, ni sens fonctionnel ni valeur de protection, pourrait être qualifié de matériau superflu.

La dentelle mécanique telle qu’on la fabrique à Calais est née en Angleterre, au tout début du xixe siècle. Les historiens et les érudits sauront compléter cette affirmation. Notre propos sera de raconter la dentelle à une période plus récente, celle qui va de l’après Seconde Guerre mondiale à nos jours. Et encore, de manière brève.

Pour chaque calaisien, la dentelle trouve son origine avec sa naissance, comme le montre le récit de cet ancien commissionnaire.

« Les débuts de la dentelle ? Ça, il faudrait recommencer à ma naissance, puisque je suis né dans une famille de dentelliers. Mon père était fabricant, mes deux grands-pères ont été fabricants, mes oncles, qui étaient quand même assez nombreux, travaillaient tous dans la dentelle. Cela fait partie de ces générations qui si situent entre 1880 et 1930, où presque tout le monde travaillait dans la dentelle. Je suis né en 1927. Durant la période de mon enfance d’avant-guerre, parce que la guerre a marqué une rupture, la dentelle était au centre de la vie calaisienne comme au centre de la vie familiale ». L’on ne peut comprendre Calais et sa dentelle si l’on n’effectue pas un retour sur un passé proche, celui de la première moitié du xxe siècle. Car ce sont les hommes de cette période qui ont forgé la ville et la vie sociale que l’on connaît aujourd’hui. La continuité historique n’est valide que dans les grands principes sociaux et techniques. Sur le plan politique, on ne peut prétendre que les décisions du xixe siècle aient influencé la ville jusqu’à nos jours. Par contre, les choix politiques et socio-économiques qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale sont directement responsables de l’état social de la ville. Parler après coup relève de la facilité. Mais une analyse en son temps aurait-elle permis d’en aboutir là, où aurait-on entrevu les impasses du présent ?

L’origine des termes utilisés dans la technique de la dentelle est toujours liée à l’Angleterre. Cette paternité est ancrée dans les mentalités et les habitudes à tels points que le patois calaisien ne ressemble à aucun de ces patois voisins. Il est constitué de termes anglais dont l’origine ancienne et la transmission orale ont fait perdre l’exactitude du mot. Par exemple, les « lean-bars » deviennent « leam-barres », les « droppers » deviennent « droppeuses ». Pourtant chaque terme possède son histoire. Il en est ainsi à travers le récit que raconte William Felkin à propos du rack.

« La question d’un mode de paiement équitable s’est rapidement posée au début du xixe siècle, dès la fabrication du tulle. La pratique des employeurs consistait alors à mesurer une pièce de 12 yards de tulle, et de se servir de cette base pour payer l’ouvrier. Selon le cas et la matière, cette méthode s’avérait mauvaise pour l’ouvrier. Aussi, le 24 août 1809, il fut décidé que pour mesurer le nombre exact de mouvements du métier, il serait attaché un pignon denté, relié à une cloche qu’un marteau frapperait toutes les 240 mailles. Des marques furent placées à la lisière des pièces de dentelle. Ce rack, appelé depuis comme cela, fut appliqué sur un métier « point net » par James Oakes, en 1810, un ouvrier de Sneiton, et par William Hayne ; en 1811, par Thomas Roper, un ouvrier sur un métier « warp » et sur la barre de chariot d’un métier « bobin net » par Jonathan Brown, qui plus tard s’installa à Calais. Pour éviter la fraude de la part des ouvriers, certains fabricants mettaient un fil de couleur sur le premier rang, qui permettait par son zig-zag de contrôler le nombre de mailles effectuées. »

Le dentelle est un produit de luxe

Tout d’abord, il faut être clair sur cet état de fait : lorsque les dentelliers, c’est-à-dire, les patrons des entreprises calaisiennes, parlent de la production de la « dentelle de Calais », c’est implicitement en y adjoignant la ville de Caudry, qui est dans le Nord le deuxième centre en importance qui produit cette matière. Le label « Dentelle de Calais » existe depuis les années 1958 (Nord Industriel, 1958) ; un nouveau logo a été créé au début des années 1990. Ce label concerne uniquement les dentelles produites en France sur des métiers Leavers. En France, trois centres sont concernés : Calais, Caudry et Lyon. Au début du xxie siècle, Lyon ne possède plus de métier Leavers en activité.

Cela étant, lorsqu’un calaisien parle de dentelle, il implique celle produite à Caudry. Il faut remarquer que Caudry fabrique essentiellement de la laize destinée à la robe, que l’on appelle « nouveauté », ou « grande nouveauté ». Cette remarque a son importance car la robe nécessitant un renouvellement constant, le rôle joué par les esquisseurs et les dessinateurs prend ici toute sa portée, alors qu’à Calais, l’évolution du produit tenant compte de la mode ne démarre en masse qu’à partir des années 1980.

Jusque dans les années 1970, Calais, en grande majorité, produit de la petite bande appelée « Valenciennes », destinée à la corseterie et à la lingerie, ainsi que de la laize destinée aux mêmes usages. Cette évolution récente fut marquée par un tournant commercial d’importance. La dentelle, originairement fabriquée en petites (2 cm) ou larges bandes (10 cm), a évolué vers la fabrication de galons standards en 14 ou 18 cm que l’on trouve aujourd’hui dans toutes les collections des fabricants de la place. Seuls, des établissements comme Aubert, Meurillon, fabriquent encore des petites bandes de Valenciennes en coton rigide. Les plus grandes entreprises fabriquent quant à elles du galon élasthanne.

Cette évolution trouve son origine avec l’introduction des métiers Raschel à partir de la fin des années 1950. En effet, l’introduction de la technique Raschel nécessite l’ouverture du commerce de la dentelle vers les marchés de la lingerie-corseterie [32], du prêt-à-porter et de la grande distribution. C’est cette ouverture qui a engagé les fabricants dans la voie de la mode et du constant renouvellement. La technique de la dentelle Raschel, souvent qualifiée de dentelle « bas de gamme » en raison de sa faible technicité et de l’emploi de matières synthétiques, a inauguré l’aire de la grande distribution. Ainsi à Calais, il existe, non pas un marché à deux vitesses, mais plusieurs types de marchés à plusieurs vitesses : le premier est de type traditionnel pour la petite bande Valenciennes et la dentelle de coton rigide ; le deuxième, est axé sur la mode du prêt-à-porter par le biais de la corseterie. Il en existe un troisième qui est celui de la robe (Haute couture, prêt-à-porter), couvert principalement par Darquer, Riéchers et Arthur Giniaux1.

De sorte que sous une même étiquette, la dentelle est en réalité plurielle. Elle se décline en une variété de types qu’il faut pouvoir connaître si l’on veut en apprécier la complexité.

Traditionnellement, c’est la dentelle « Leavers » qui domine. C’est elle que Michael Kenna a capturée. Elle est produite sur des métiers parfois centenaires quant au bâti [9], mais ayant été rénovés de nombreuses fois : changement des jeux de chariots [11-12], des plombs de combs et de pointes, etc., des pièces d’usure qu’il faut changer tous les cinq à dix ans. Il sera question plus loin des différents types de métier, et leurs types de production.

Cette dentelle est fabriquée dans des ateliers, suivant une chaîne opératoire n’impliquant que des variantes individuelles ou liées à la structure de l’entreprise (disposition du bâtiment, éloignement des étapes, etc.). Avant l’apparition de l’élasthanne, nom générique du Lycra®, la dentelle Leavers est rigide, c’est-à-dire, sans élasticité fonctionnelle. Cette matière est utilisée par les établissements Brunet en 1970 (élasthanne/polyamide) dans la confection des galons, mais ne trouve pas de débouchés immédiats. Il faut attendre les années 1980 pour que cette dentelle élastique devienne incontournable aux yeux des corsetiers.

Au demeurant, il existe déjà dans les années 1930 une dentelle élastique fabriquée par Tiburce Lebas, et qui sert à la confection des gaines. Il ne s’agissait pas d’élasthanne mais de caoutchouc. L’élasthanne n’est pas la seule matière innovante à avoir participé à l’évolution de la dentelle. Le Nylon® apparaît dans les années 1950. Aujourd’hui, le Modal® et les microfibres font également évoluer les techniques de fabrications de la dentelle. Toutes ces innovations se font par tâtonnement et de manière empirique. Une approche des matières permettra de comprendre davantage l’implication de ces innovations dans la mode en relation complexe à la fabrication des dentelles Raschel.

Il s’agit du deuxième type de produit. En fait, la dentelle Raschel comme le disent les anciens de la profession (les nouveaux industriels parlent de dentelle Jacquard) est née de l’introduction de nouveaux métiers fonctionnant sur le principe de la maille jetée. C’est une technique assez proche de celle des métiers Warp du xixe siècle. Trois à quatre fois plus rapides que les métiers Leavers, ils produisent une imitation de la dentelle mécanique Leavers, mais avec des contraintes techniques de mise en cartes plus lourde. En 1955, les premiers métiers Raschel ne fabriquaient que des bandes et des laizes aux motifs simples et répétitifs sur des métiers de 100 pouces. Aujourd’hui, les plus performants, les Textronics, produisent toujours plus rapidement une dentelle imitant au plus près celle fabriquée sur des métiers Leavers fines barres sur des largeurs de 150 pouces.

Effectivement, si l’imitation est, de nos jours, presque parfaite, et par conséquent tend à concurrencer sérieusement la dentelle Leavers, il faut remarquer que l’imitation porte sur des dentelles produites sur des métiers fines barres et non à barres indépendantes. Par exemple, les célèbres motifs à roues de Peeters & Perrin, utilisés dans la confection de la lingerie Chantelle, sont fabriqués sur un métier à barres indépendantes. Or, la plupart des fabricants ont transformé leurs métiers en y adaptant un double Jacquard et un système de fines barres qui freinent la possibilité de revenir au mode de fabrication antérieure. De ce fait, ce « créneau » propre au métier Leavers à barres indépendantes est exploité par un très petit nombre de fabricants sur Calais.

Reste que la dentelle Raschel est présente dans la plupart des collections des fabricants, même si ceux-ci se disent 100% Leavers. Car aujourd’hui, il paraît impensable de ne pas pouvoir proposer les deux types de produit à la clientèle. Les fabricants comme Darquer ou Peeters & Perrin ont recours au travail à façon. Par exemple, lorsqu’un client est attiré par les motifs d’une dentelle Leavers, des raisons commerciales le poussent à demander le même dessin en Jacquardtronic ou Textronic. Bien entendu cela nécessite la reprise de l’esquisse et de sa mise en cartes. Le résultat sera toujours approchant, mais jamais égal.

Toute la difficulté pour un fabricant reste liée à une sensibilisation au savoir-faire Leavers qu’il faut savoir maîtriser, même si le produit final est un pâle équivalent en Jacquardtronic. Ce transfert de production nécessite un savoir-faire qui n’apparaît pas dans la mise en valeur de l’image des entreprises. Ce savoir-faire est avant tout l’œuvre du dessinateur-metteur en cartes, ainsi que de l’esquisseur. Mais c’est aussi l’œuvre de toute une chaîne opératoire : tullistes, wheeleuses, wappeurs, raccommodeuses…

Qui possèdent des métiers Raschel à Calais ?

À partir d’un recensement des entreprises en 1997, il est possible de dresser un aperçu en matière de compétences techniques. Si toutes les entreprises, au nombre de seize, possèdent des métiers Leavers, seules, quatre d’entre elles possèdent un parc machine maille, comprenant des métiers Raschel, Jacquardtronic et Textronic. La capacité de production industrielle est réduite à un oligopole. Ceci doit être mis en relation avec le type de marchés visés, car si une petite entreprise comme Arthur Giniaux ne produisait ni ne commercialisait de dentelle Jacquardtronic, c’est que son créneau ne nécessitait pas d’y avoir recours. Cette entreprise produisait sur des métiers Leavers une dentelle « haute nouveauté » pour du prêt-à-porter haut de gamme. Cela signifie que la production (techniquement et commercialement) des établissements Arthur Giniaux n’était pas transposable sur des métiers de la filière maille, et cela pour deux raisons.

Techniquement, il s’agissait d’une dentelle rigide réalisée sur un métier particulier à gros points, qui fait entrer dans sa composition une bourdonnette participant d’un savoir-faire que seule cette entreprise possédait. En revanche, les métiers Jacquardtronic sont condamnés à une finesse (jauge) équivalant au 12 points Leavers et sont montés avec une chaîne élasthanne. Ils sont donc incapables de reproduire cette qualité de textile.

Commercialement, la production se concentre autour de laize en petite quantité non rentable en Jacquardtronic, compte tenu du prix d’une machine et de la rapidité d’exécution. Indéniablement, le créneau du Leavers est de produire peu mais dans toute sa technicité.

Cette vérité technique est contrebalancée par une vérité culturelle : certains pays comme l’Espagne ou l’Italie voient dans la petite bande Valenciennes la réalité traditionnelle de la production Calaisienne. Cela contraint les petites entreprises à vivre de dessins presque centenaires. Chaque tentative de renouveau est invariablement refusée par l’expression : « Ce n’est pas de la dentelle de Calais ». Il reste que la dentelle mécanique se produit à travers le monde.

La dentelle mécanique est une production mondialisée

En technique Leavers, les principaux centres dentelliers sont la France (Calais et Caudry), l’Angleterre (Guy Birkin, Cluny Lace…), les Etats-Unis (Liberty Fabric...), l’Amérique du Sud, l’Allemagne (Corvett Sptitzen, Dresden Stiptzen...), la Chine. La dentelle Raschel est également produite, en France (Jabouley près de Saint-Etienne), en Espagne près de Barcelone (Galler Iberica, Volart Encajes y Tejidos...), en Italie (Colombo Antonio, Iluna, Renzo Cambianica, Siva, Tessitura Della Valle...), en Autriche (Weber Lace), en Asie du Sud-Est... Au total, l’on dénombre plus d’une centaine d’entreprises à travers le monde2.

C’est dire qu’il est important de prendre en considération l’échelle mondiale, ne serait-ce que parce que la France qui produit un certain volume de dentelle qu’elle exporte à environ 60%, en importe, via l’industrie de la lingerie-corseterie, à peu près autant.

Du point de vue socio-économique, la dentelle Leavers se différencie de la dentelle Jacquard sur le plan des avantages comparatifs. Il n’est pas pertinent de ne considérer que l’avantage économique car une dentelle Leavers côtoiera toujours la grande couture —sera donc accréditée d’un capital symbolique supplémentaire — alors que le Raschel se cantonne à la grande distribution. Il y a là une distinction sociologique de classe : ces marchandises sont avant tout étudiées et fabriquées en rapport aux clients visés. Avec la dentelle Leavers, la force de vente mise en avant par les dentelliers calaisiens — même si tous ne sont pas de cet avis — réside dans son label « Dentelle de Calais » qui en fait un avantage absolue et un signe distinctif par rapport aux autres centres dentelliers produisant du Leavers (Angleterre, Amérique du Sud, Etats-Unis Japon), même si à son tour l’Angleterre possède son propre label. D’autre part, la poursuite de la standardisation du centre dentellier calaisien (nombre de cartons Jacquard 40 + 120) débouche sur la possibilité de faire travailler à façon certaines entreprises, profitant du même coup, d’une économie d’échelle.

Pour le Jacquardtronic, c’est différent. Même spécialisée, la main d’œuvre est facilement formée dans un temps nettement plus court qu’il n’en faut pour former un tulliste. De fait, les pays où la main d’œuvre est bon marché entrent en concurrence car le prix de revient d’une dentelle repose pour beaucoup sur le coût de la main d’œuvre. Aussi, la concurrence face aux pays d’Asie du Sud-Est, mais aussi de l’Espagne et de l’Italie, est plus rude dans ce domaine. La seule force reste alors le pôle de la création qui est, de manière incontournable, lié à l’histoire de la dentelle à Calais. La boucle est bouclée.

L’importance quantitative d’un pays ne le place pas pour autant au rang d’un monopole. Une enquête sur plusieurs décennies permettrait de mettre en évidence l’état d’obsolescence du parc machine. Or, ce qui importe est avant tout la quantité de marchandise produite, même si d’autres critères que l’obsolescence interviennent, et notamment celui du savoir-faire des ouvriers. Une simple comparaison avec une entreprise de Nottingham, laisse apparaître des différences de l’ordre du culturel dans les habitudes de faire en Leavers et en Raschel. Sans entrer dans les détails, cela signifie qu’à un moment donnée de l’histoire technique d’un pays, celui-ci a été conduit à prendre des décisions qui se sont agencées et se sont combinées de manière à former une cohérence technique parfois éloignée du modèle d’un autre pays. Par exemple, en Angleterre, le système à maillons métalliques du Raschel a été remplacé par un système à maillons en polyamide, alors qu’il a disparu en France. L’option française a été d’investir dans un système de plus récente génération, le Jacquardtronic, ou les maillons sont remplacés par des commandes électromécaniques.

Dans cette multitude de critères, celui des matières a également son importance. Si la course technologique entre fabricants repose aujourd’hui parfois sur une innovation des matières premières, c’est que ces dernières s’inscrivent dans une mode des matériaux qui paraît être passée inaperçue après la Première Guerre mondiale, mais dont on peut resituer l’évolution au cours du siècle.

L’exportation des dentelles et des matières

Le dépouillement d’archives de la Chambre Syndicale des fabricants de dentelle permet de dresser une approche de l’exportation des dentelles des années 1921 à 1972. D’abord, en quantité et en qualité, une lettre de la Chambre de Commerce de Calais atteste qu’en 1921, 82.020 kg de tulle en dentelle ont été exportés. Il s’agit de 200 kg de tulle unis coton, de 4.900 kg de dentelles coton, de 2.260 kg de tulle de soie, de 67.791 kg de dentelle de soie ou bourre pure, et de 6.869 kg du même produit en « mélangée ». En considérant ces données, il faut reconnaître que la soie domine très nettement le marché de l’exportation. Cette tendance semble s’inverser au cours de la décennie, puisqu’en 1927, c’est le coton qui devient majoritaire et ne cessera de croître.

À partir de 1927, le tulle uni n’est plus exporté, sauf si cet article est incorporé à la dentelle. La quantité de dentelle en coton a subi un véritable essor puisque l’on passe de 4.900 kg en 1921 à 589.607 kg, soit un accroissement de 11.900 % en huit ans. Par contre, la dentelle de soie passe de 67.791 kg en 1921 à 87.000 kg en 1927, soit un accroissement de 28% seulement, quantité moindre qui est compensée par l’exportation de soie artificielle (rayonne) qui n’existe pas encore en 1921.

Cette progression se poursuit même en 1930, époque des retombées du crack boursier de Wall Street d’octobre 1929. Par contre, le prix au kilo de la dentelle de coton passe de 42,46 € en 1929 à 38,85 € l’année suivante. Sur une quantité en baisse, on s’aperçoit que la valeur de la marchandise est également dépréciée.

La proportion des dentelles en soie naturelle reste négligeable bien qu’un élan soit perceptible en 1930 au moment où la crise économique se fait sentir. Représentant 1,51% du volume total des ventes en 1929, la proportion de soie passe à 3,25% en 1930. La soie artificielle, rayonne, est plus prospère les deux années précédant la récession, puisqu’elle atteint 16,19% du volume des ventes en 1928, pour chuter à 9,60% en 1930. À cette époque, les Etats-Unis absorbent près de 50% de l’ensemble des dentelles françaises exportées, dont les marchés extérieurs représentes 85% du commerce de Calais. Nul doute que la récession américaine eût des répercussions dramatiques.

La crise de 1929 n’épargne pas l’industrie calaisienne ni ses ouvriers. De 1929 à 1934, la masse salariale globale a baissé de 351 % pour passer de 11621493 euros à 3310735 euros. Du point de vue technique, la perte se ressent plus particulièrement dans les productions dont le point du métier, gage, est en deçà de 10 points. Dans ce secteur, le chiffre d’affaire baisse de 75% au cours des sept premiers mois de 1935. Cela peut être mis en parallèle avec le fait que le parc machine des Etats-Unis était essentiellement constitué de métiers à gros point. Si la période qui précède la Seconde Guerre mondiale n’a pas été propice au développement de la dentelle à Calais, celle qui y fait suite a en revanche redonné un souffle nouveau à cet artisanat d’art qui ne trouvera son véritable essor qu’avec l’arrivée des matières synthétiques comme le Nylon® parallèlement à une ouverture sur les marchés du prêt-à-porter et de la grande distribution.

Si la dentelle s’exporte à plus des deux tiers, et cela depuis ces débuts, c’est que pour se vendre à travers le monde, il a fallu qu’elle conserve un avantage absolu durant près d’un siècle et demi. Les particularités de cet avantage sont à chercher du côté des savoir-faire tant techniques que commerciaux. Mais l’exportation d’une image de la France reine de la mode y a sans doute également contribué. Quels sont les principaux importateurs.

En 1947, les principaux pays qui importent de la dentelle de Calais sont au nombre de vingt. Les plus importants sont les USA, l’Argentine, le Mexique, l’Australie, la Belgique, le Brésil, les Dominions Britaniques, Cuba et la Suisse. Ces neuf pays représentent 85,6% du marché total des exportations pour un chiffre d’affaires de 86,89 millions d’euros. Parmi les autres pays, il faut noter l’Egypte, la Palestine et la Norvège que nous ne retrouvons plus vingt-cinq ans plus tard. Pourtant, à partir des mois de juillet et d’octobre 1972, il peut être dressé une liste de quarante pays, dont treize sont nouveaux et non des moindres puisque faisant partie des dix premiers pays importateurs. Il s’agit de l’Italie, de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Afrique du Sud, de la Hollande, de l’Australie, de l’Angleterre, du Japon, du Canada et du Gabon. Il ne faut pas généraliser à partir d’une seule liste, car les USA, par exemple, qui en sont absents se placent en sixième position en octobre. À chaque pays, nous pouvons associer une fréquence. Néanmoins, les Etats-Unis semblent ne plus afficher ce monopole de l’importation que l’on a connu avant-guerre. Cela se fait à l’avantage des pays d’Europe comme l’Italie, l’Allemagne et la Belgique, ou de nouveaux marchés des pays d’Asie, d’Orient [32] et d’Afrique. Décliner des nouveaux marchés c’est proposer de nouveaux produits, et de nouvelles gammes de couleurs. Par exemple, les couleurs vives touchent davantage les clients des pays d’Orient, les grosses fleurs sont davantage appréciées en Asie. Par conséquent, cela nécessite d’opérer une mutation de l’appareil productif comme des habitudes de pensée des esquisseurs.

La création du label « Dentelle de Calais »

À partir des années 1950, l’arrivée sur le marché d’une production faite à partir de nouveaux métiers allemands, appelés Raschel, allait regrouper l’ensemble des fabricants français autour de la création d’un label de qualité. Paul Bessineau, ancien fabricant lui-même, nous raconte ce volet de l’histoire de la dentelle mécanique.

« On ne passe pas vingt-neuf ans de sa vie dans la dentelle sans en avoir gardé quelques souvenirs. Et quelques souvenirs qui ont été d’autant plus importants pour moi personnellement que l’appellation Dentelle de Calais est une chose à laquelle je me suis vraiment consacré. L’apparition du Raschel et la concurrence qu’il imposait à la dentelle Leavers par son bas prix, amenèrent la Fédération des Dentelles, Broderies, Guipures et la Chambre Syndicale des Fabricants de Dentelles à envoyer en Allemagne une délégation de quelques fabricants pour étudier sur place l’impact du Raschel et ses répercussions. La délégation, dont Monsieur Joseph Pollet et moi-même faisions partie, était conduite par Monsieur Jean Bodin, alors vice-président de la Chambre Syndicale. C’était Monsieur Caron le Président. Du voyage qui eut lieu en novembre 1958 et des contacts pris tant avec les fabricants allemands qu’avec les utilisateurs et acheteurs des grands magasins Kauhof et Karstadt, notamment à Cologne et Dusseldorf, une leçon majeure fut tirée : il fallait que la dentelle Leavers se différenciât du Raschel et que le mot dentelle ne rassemblât pas sous un même vocable deux techniques différentes. Comme le coucou qui pond dans le nid des autres oiseaux, le Raschel, en France, profitait de la réputation du Leavers et tenait essentiellement à s’appeler dentelle comme lui. Il nous apparaissait tout à fait anormal que la technique de la dentelle tricotée, nommément appelée « Raschel Spitzen » en Allemagne, alors que la dentelle Leavers tissée était « Web Spitzen » ; même chose en Italie où l’on trouvait « Pizzo Raschel » et « Pizzo Valenciennes » pour le Leavers, ne reçoive pas en France aussi une appellation différente. D’autant plus anormal que la douane taxait le Raschel à l’importation comme étoffe de bonneterie au tarif 60-01, alors que la dentelle mécanique avait une autre rubrique, 58-09, pour autant que je ne fasse pas d’erreur. D’où les démarches entreprises auprès de la Répression des Fraudes, à Paris, pour avoir une appellation distincte. Quelques fonctionnaires de cette administration, la Répression des Fraudes, écoutaient nos arguments, hochaient la tête. Certains disaient même que nous avions raison, mais ils n’avaient aucune envie de changer quoi que ce soit et voulaient ignorer les taxations différentes et pourtant précises de la Douane pour ne retenir qu’un seul vocable : « dentelle à la mécanique » englobant aussi bien la technique tricotée que la dentelle tissée. Cette prise de position faisait le bonheur des fabricants de Raschel de l’époque, mais pas du tout celui des fabricants de Leavers.  Il faut se souvenir qu’à cette époque-là le Raschel faisait une dentelle tricotée très simple et même disons de très basse qualité à très bas prix. Cela concurrençait la dentelle Leavers parce que les utilisateurs s’en servaient comme argument, en disant : « c’est une dentelle aussi elle s’appelle comme vous. Mais vous voyez qu’elle est infiniment moins belle. » Je crois que les métiers à l’époque c’était des métiers quatre barres, ou huit barres alors que maintenant c’est tout à fait autre chose ».

« D’autant plus qu’à l’époque, la mode jupes courtes de Mary Quant n’ajoutaient rien aux affaires qui étaient vraiment mauvaises. Par conséquent, il fallait trouver une appellation différente. La décision fut prise de trouver une appellation bien spécifique au Leavers. Une appellation que le Raschel ne pourrait lui emprunter et qui, au fil du temps, s’imposerait aux confectionneurs et à leurs clients. Je partais du principe que si vous prenez une bouteille de champagne et une bouteille de mousseux, et bien si vous n’avez pas d’étiquette dessus, elles ont la même forme, le même muselé, le même chapeau doré et le même fil de fer. Et si vous n’avez pas une qui dit « mousseux », une qui dit « champagne », et bien vous ne savez pas tellement ce que vous buvez. Quelques fois même, on peut trouver un bon mousseux et un mauvais champagne. Donc il faut des appellations pour différencier. Calais étant la place la plus importante de fabrication de dentelle Leavers, notamment pour la lingerie et la corseterie, branche où le Raschel venait le plus en concurrence, il fut décidé que la dentelle Leavers s’appellerait « Dentelle de Calais » et que serait créée une étiquette. Il fallait matérialiser l’appellation par une étiquette. Et ça a été quand même très difficile à instaurer, parce qu’on faisait quand même parti de la Fédération des Dentelles, Broderie, Guipures, qui faisait partie d’un organisme international où on rencontrait chaque année nos amis, et surtout concurrents d’Italie, d’Angleterre, et même d’Allemagne… Quand on a parlé d’avoir un label, inutile de vous dire que ça leur faisait pas un plaisir immense. Alors le Secrétaire général de l’époque, en France, avait pensé à une appellation qui serait par exemple « Dentella » qui recouvrait tout. Mais nous, ça ne nous convenait pas parce que en tant que place la plus importante il fallait qu’on se différencie. Puis il fallait bien dire aussi que nos concurrents et amis étaient des bons copieurs. Donc, on ne voyait pas pourquoi on leur ferait un cadeau. Les fabricants de Caudry, querelle de clocher oblige, renâclèrent fortement mais se rallièrent à l’idée grâce à quelques fabricants qui firent preuve d’une réelle hauteur de vue. Ils ont su faire taire leurs collègues en disant : « il faut aller dans cette voie-là ». À Calais même, l’appellation ne reçut qu’un enthousiasme mitigé du genre : « ça ne servirait à rien, on savait bien que c’était à Calais qu’on fabriquait de la dentelle, l’étiquette coûterait cher, etc. » Alors moi je répondais aux contestataires : « vous savez moi, je suis né en Vendée. J’avais pourtant entendu parler des six Bourgeois, mais je n’avais jamais entendu dire qu’on faisait de la dentelle ». D’autant plus qu’à cette époque-là, la dentelle ne touchait pas la confection. Alors il faut une opération, une appellation vraiment spécifique. Trouver l’appellation était une chose, la faire connaître en était une autre. Là, on entrait dans un domaine qui nous était inconnu : celui de la propagande et de son support la publicité. Il fallait de l’argent. Suffisamment pour que la campagne envisagée ait un impact. Heureusement, la Chambre Syndicale avait des réserves. C’était grâce au Président Caron qui avait su avoir des réserves sans savoir à quoi on les emploierait. Restait à réaliser l’étiquette pour illustrer l’appellation. Naturellement, on devait la déposer. On apprit à cette occasion que l’étiquette avec seulement « Dentelle de Calais » ne pouvait être déposée sans que des signes distinctifs y figurent pour en établir et en asseoir la marque.  Nous, on était assez naïf pour s’imaginer que l’appellation « Savon de Marseille » suffisait. Non, c’est la Galère qui est dessus. C’est un label qui est dessus qui fait la marque « Savon de Marseille ». Dans un premier temps furent mises une barre bleue et une barre rouge, et ultérieurement, au milieu, un chariot. Au dos, un texte que les Italiens copièrent sans vergogne sur leur propre étiquette, nous donnant ainsi raison.  J’avais trouvé le texte : « l’appellation dentelle de Calais est réservée exclusivement aux dentelles fabriquées selon les procédées traditionnels qui ont reçu, etc. » Et puis les premières publicités parurent. À cette occasion, pour le lancement du label, une journée fut organisée à Calais où furent invités les principaux journalistes de mode. Ils sont venus du reste en assez grand nombre. La Fédération de la Dentelle à Paris avait une audience qui lui permettait quand même de faire venir des journalistes. Les retombées ne furent pas terribles, et même très décevantes. Nous apprîmes ainsi à nos dépens qu'un déjeuner était bien moins efficace qu'une demi-page de publicité pour avoir du rédactionnel dans les journaux. On pouvait toujours frotter le dos des journalistes qui étaient là. Elles nous disaient : « Passez nous de la publicité, on parlera de vous ». Oui, mais pour passer de la publicité il fallait quand même en avoir les moyens. Alors une page c'était quelques fois beaucoup trop. Alors on avait des demi pages, quelques fois des quarts de page. J’ajouterais qu’il est très difficile de faire une publicité sur un produit qui n'est pas un produit fini. La dentelle est un produit qui s'adapte à quelque chose, qui s'applique, mais qui n'est pas un produit fini comme le champagne dont je parlais tout à l'heure. Plus facile à dire qu'à faire, de passer du rédactionnel, pour des raisons évidentes de financement. Pas à pas, les choses se mettaient en place. Nous faisions notre apprentissage, réalisant la difficulté de faire de la publicité sur un produit non fini. On en a quand même fait à la télévision à l'époque. Quelques temps, on a réussi à faire passer le label à la télévision. Pour atteindre la clientèle féminine, il fallait convaincre les confectionneurs de mettre des étiquettes "Dentelle de Calais" sur leur production. Ces étiquettes, on les trouvait uniquement à la Chambre Syndicale qui avait acheté une machine offset et qui les fabriquait, qui les faisait payer, et dans le prix de l'étiquette il y avait une redevance pour pouvoir asseoir la publicité aussi. Pour faire de la publicité, il fallait de l'argent. Certains, tant chez les confectionneurs que chez les fabricants, envisageaient une action concertée. L'intention était louable et n'allait pas plus loin, chacun étant prêt à mettre la main au portefeuille à la condition que son voisin commence : Cas classique ! Tels furent les débuts du label "Dentelle de Calais". Ils nous apprirent certains principes qui doivent toujours être d'actualité : premièrement, on mesure les effets d'une publicité quand elle s'arrête. Deuxièmement, un Américain disait : "Je sais bien que la moitié de la publicité que je fais ne sert à rien, mais j'ignore laquelle". Et troisièmement, pour être efficace, une publicité ne peut se faire que sur un bon produit. Puissent ces quelques souvenirs vous avoir semblé de quelque intérêt. » À l’image de l’industrie calaisienne naissante, l’histoire de son label, et surtout les déboires rencontrés ne laissent pas sans indifférence. Et que penser de cette extrême naïveté d’entrepreneurs souhaitant pour la première fois prendre en main leur responsabilité et leur avenir d’une manière collective ? À travers l’anecdote même de la création du label Dentelle de Calais, il nous est possible de percevoir cette particularité bien artisanale que d’aucun souhaiterait industrielle. Ce label témoigne aussi d’une profonde mutation, aussi bien dans les esprits que dans la structure des entreprises. Celui-ci allait donner naissance à la production de masse, à la mode et à l’accélération des étapes de production.

2- UN PARCOURS UN PEU TECHNIQUE

La mutation de l’appareil productif à Calais

Il faut avoir à l’esprit que les grandes entreprises calaisiennes appartiennent pour la plupart aujourd’hui à des groupes multinationaux3 : Desseilles (Dentelles Calaisiennes) appartenait au groupe Courtaulds jusqu’en 2001. Les filiations sont, par exemple, les Broderies Deschamps à Lyon, ou Galler Iberica en Espagne. Brunet (Lace Clipping) appartient au groupe Sherwood. Noyon, entreprise familiale, possède des établissements en Angleterre, à Caudry, et est actionnaire dans de nombreux établissements sur Calais comme Bellier, Darquer... Bref, se côtoient à Calais des entreprises à structures familiales à côté de groupes multinationaux. De ceci découlent des stratégies prospectives bien différentes.

À l’opposé, nous trouvons des micro-entreprises qui côtoient les plus grandes sans pour autant rivaliser. Les économistes diront qu’elles se positionnent sur d’autres niches. La phrase, « on ne joue pas dans la même cour », prononcée par un petit fabricant montre bien qu’il en est conscient. Par exemple, cinq personnes étaient employées aux établissements Arthur Giniaux, dont une wheeleuse [1], un remonteur, deux tullistes, une raccommodeuse, et Madame Giniaux qui assurait à elle seule les fonctions de wappage [4-5], d’extirpage, d’ourdissage, de raccommodage, de suivi des clients, dans cette maison fondée en 1920. À l’autre bout, les établissements Desseilles comptent 400 salariés répartis sur cinq sites. L’entreprise est dirigée à distance par un conseil d’administration. Quelles cultures d’entreprises rencontrons-nous lorsque des groupes s’installent, ou s’infiltrent, avec dans leurs bagages, les méthodes importées du prêt à penser commercial ? Il est normal de rencontrer des noyaux de résistance dans les ateliers Leavers. Pour le Raschel, il en est autrement de la production et du recrutement des employés. Le Leavers est basé sur une tradition technique qui se transmet essentiellement de père en fils, alors que le Raschel emploie une main d’œuvre peu qualifiée, recrutée en dehors des frontières du Leavers afin de mieux maîtriser les questions d’achoppement entre les deux catégories, qui d’ailleurs relèvent de conventions collectives différentes.

Dans un même ordre d’idée, il se côtoie à Calais des entreprises dernier cri installées dans des bâtiments neufs (Houlé, Dentelles Calaisiennes, Brunet) avec des établissements fonctionnant sur le même principe depuis 1920 (Critanex, Giniaux, Wissocq). Entre ces deux extrêmes, nous trouvons des entreprises aux méthodes de travail « traditionnelles » (Peeters & Perrin, Couvreur, Aubert). Ici, le terme traditionnel sert à signifier un état permanent, même s’il a évolué.

D’après quelques observations, la concentration d’entreprises (Desseilles, Dentelles Calaisiennes) a permis de réaliser une économie d’échelle au prix d’une restructuration des potentialités du parc machine, des méthodes de production et des habitudes des hommes, parallèlement à l’introduction d’évolutions techniques comme la lubrification à l’Opalon depuis le début des années 1990.

L’Opalon® nécessite de s’abstenir de fumer et de se laver les mains. Il sert à remplacer le graphite que l’ouvrier saupoudre à l’aide d’une poudrette [40]. Au contact de la chaleur, les poussières de Teflon® contenu dans l’Opalon® dégagent un gaz fluoré nocif. En revanche, la dentelle reste blanche. Paradoxalement, la dentelle Leavers est traditionnellement produite dans des conditions de saleté liées au graphite et aux poussières. Elle est appelée « dentelle sale » [6] par opposition à la « dentelle propre » une fois blanchie. Longtemps, cela n’a pas empêché les tullistes de fumer, même si cela est interdit.

Reste que rien ne semble valoir le graphite. Et certaines entreprises repassent leurs métiers à la mine de plomb, car ce lubrifiant reste techniquement — mais aussi culturellement — mieux adapté à la lubrification des pièces en frottement du métier Leavers. La machine ne supporterait-elle aucune évolution, ou est-ce l’homme qui se trouve derrière ?

La façon de faire du Leavers

Pour une question de visibilité, la chaîne opératoire Leavers peut être divisée en trois phases. Chacune d’elles est effectuée dans des bâtiments différents et tend de plus en plus à être séparée pour des raisons économiques. Nous trouvons d’abord la création, qui regroupe toutes les étapes qui vont de l’idée à sa transcription techniquement réalisable. Puis la production, qui occupe la plus grande partie de la masse salariale et féminine. Enfin la vente, pôle longtemps séparé, mais qui a aujourd’hui intégré l’entreprise.

La création

La phase de la création comprend originairement l’esquisse, la mise en cartes et les étapes de pointage, perçage et laçage des cartons. A ces cinq étapes viennent s’ajouter aujourd’hui, celles de l’infographie, qui se situe après l’esquisse, et le stylisme, dont la fonction est tantôt de donner les tendances de la mode, tantôt de définir un programme de marketing en relation avec le service commercial, la direction et les mouliniers (comme dans la recherche de nouvelles matières). Le pôle de la création est en pleine évolution, voire restructuration. Depuis quelques années, les entreprises ont recours au soutien de l’Ecole d’Art de Calais, qui par le biais d’un centre de formation assure la formation des nouveaux esquisseurs. La réalisation d’une esquisse demande une sensibilité artistique, ainsi qu’une capacité à capturer l’air du temps.

La mise en cartes fait appel à des connaissances techniques qui évoluent avec le temps, sachant que les matières évoluent, que la productivité augmente, et que le rendement a une influence sur cette étape qui a grandement évolué depuis une trentaine d’années. Cette opération consiste à traiter techniquement l’idée que l’esquisseur a jetée sur une feuille de papier calque de manière à pouvoir réaliser le dessin en textile. Un nombre impressionnant de contraintes viennent se greffer au motif qui demande au metteur en cartes une grande logique et un esprit mathématique.

Le pointage, activité féminine, est également en pleine mutation. L’informatisation des étapes en amont tend vers la disparition de cette étape. Auparavant, la pointeuse marquait à la plume la position de chaque barre. Il s’agit d’une étape intermédiaire : la pointeuse est une sorte de tâcheron subordonné au metteur en cartes. Avec l’expérience, certaines pointeuses corrigeaient d’instinct les erreurs du metteur en cartes.

Qui de l’esquisseur ou du metteur en cartes tient le rôle déterminant ? Il semble qu’une coupure se soit opérée chez les esquisseurs aux alentours de 1930 jusqu'à l’après Seconde Guerre mondiale. Ceci pour la raison que des esquisseurs comme Henri Ball-Carrier, qui travaillaient dans les années 1920, cessent progressivement leur activité après la crise de 1929. La génération suivante arrive après la Seconde Guerre mondiale et même après 1950, lorsque l’industrie dentellière passe à une activité vraiment industrielle, et a besoin d’esquisseurs. À cette époque, les esquisseurs sont encore publics, au nombre de quatre. Il y a au même moment 14 dessinateurs publics. Proposons l’hypothèse que les besoins, en termes de nouveautés, étaient relativement modestes dans une industrie qui comptait 152 fabricants. En outre, on peut penser que les grandes entreprises possédaient leurs dessinateurs et leurs esquisseurs. La moyenne des métiers par entreprises est en 1945 de 10,09 ? = 9,79. Cela signifie que 70% des entreprises possédaient entre 1 et 19 métiers. Le type de production et son renouvellement en sont directement déterminés. Cela signifie que la plupart des entreprises ne pouvaient se permettre de changer trop souvent leurs dessins, étant donné que cela pouvait immobiliser un métier durant près d’un mois.

Avec une majorité de petites entreprises, l’esquisse et la mise en cartes étaient encore en 1950 le monopole du secteur public4. Ceci doit être mis en rapport avec le type de production de l’époque, qui se cantonne majoritairement à la Valenciennes (métiers à barres indépendantes) en petites largeurs. Les esquisseurs créent surtout pour la robe, apanage de Caudry. Aujourd’hui, l’inflation du nombre d’esquisseurs dans les entreprises ne correspond pas à un besoin réel d’esquisses, mais plutôt à une lutte symbolique de la quantité ou du potentiel.

Le pôle création a été renforcé à partir des années 1985 pour l’ensemble des établissements. Cela s’est produit au moment où la production est devenue, avec le Jacquardtronic, une production de masse et où la lingerie-corseterie a fait volte-face pour rattraper le créneau de la mode. Il faut toujours avoir à l’esprit que la dentelle en couleur, comme les effets de matières, tels le modal ou les microfibres, arrivent avec les années 1990. Auparavant, la dentelle est produite essentiellement en noir, en blanc, en couleur chair, et layette (rose en bleue).

Auparavant, et jusque dans les années 1970, il existait quelques établissements de dessinateurs publics. Ces entreprises employaient à leur tour des techniciens rôdés à la complexité à force de travailler pour l’ensemble des fabricants de la place mais également pour d’autres pays comme l’Italie, la Grèce ou le Mexique.

Quelques moments exceptionnels restent encore dans les mémoires anciennes. C’est le cas de ce récit assez particulier qui fait bien figure d’exception.
« À ce moment-là, raconte cet ancien dessinateur, c’était Monsieur Vermeulen le président de la Chambre de Commerce qui était chez Sénicourt, raconte un dessinateur en retraite. Une fois, il s’amène et il dit : Monsieur Nicolet, voilà ce qui se passe. Alors il y avait le particulier. Ils entrent dans le particulier et il dit : « ça c’est top secret. C’est une robe de mariée, c’est une exclusivité pour une princesse qui va se marier. Mais il faut que se soit fini à telle date. Et une fois la robe terminée, on détruit tout : on détruit les cartes, on détruit les barèmes, on détruit les cartons, terminé ». Il lui dit : « A qui on va confier ça ? » On va confier ça à André. Ça faisait un carte, il y avait trois mille cartons. Quand il l’on fait sur le métier, ils ont dû rajouter des chemins de fer supplémentaires pour mettre les cartes. Les cartons n’ont passé qu’une fois. On travaillait de 8 heures du matin jusqu’à midi, et de 2 heures à 6 heures et demie. Puis, quand on avait fini, on avait le droit de prendre son petit rouleau. On prenait ça sous le bras et on travaillait à sa maison. Alors quand j’ai fait ça, rigolez pas, j’ai dû m’allonger sur le carrelage par terre tellement c’était grand. Il n’y avait pas de table assez grande. »

C’était en 1959, raconte la femme de ce dessinateur. « Je sais que les enfants, naturellement pour telle heure, il fallait qu’ils soient couchés, et puis que j’avais tout refait le nettoyage du carrelage pour dire que se soit bien sec quand t’aurais rentré ».

« Et alors quand le dessin a sorti, une journée au métier, voyez le travail, passer un petit bout à la fois, une petite faute là, là un petit trou, là une faute dans les cartons. Ça faisait ce qu’on appelle une fusée. Là, il y a une fusée. Alors on détournait un petit bout les cartons à la main. Une journée entière là-dessus. Quand j’ai fini, Monsieur Vermeulen s’amène et dit : « Alors, c’est fini ce coup-là ? ». « Ben ouais, Monsieur Vermeulen, pour moi c’est bon ». Alors il dit : « Minute, c’est bon, c’est bon ». Il appelle Nicolet qui s’amène et qui dit : « C’est bien André, vous avez bien travaillé, mais il faut passer les trois mille cartons. » Alors quand on a eu passé tout le truc, le tulliste a passé un fil à travers pour marquer l’endroit où que c’était bon, et puis il a coupé le haut, et hop ! Il a fait son dessin, la longueur qu’il devait faire. Quand il a eu fini, il a coupé. Alors les barèmes, les dessins, les cartons, tout a été brûlé. »

La production

La dépression économique qui suit les grèves de 1968 (Détant-Delpace ferme en octobre 1968), où l’on passe de 5000 à 2000 employés de 1968 à 1974 montre tout de même l’importance de cette industrie au niveau quantitatif. Or, si le nombre, toute proportion gardée, d’employés dans le secteur de la création va en croissant, celui les ouvriers décroît depuis 1950. Cette évolution peut être mesurée à l’aide des annuaires Ravet-Anceau en travaillant sur des cycles décennaux depuis 1950. Trois grands types de professions se retrouvent : les dessinateurs et esquisseurs ; les commissionnaires et négociants ; les fabricants de dentelles et de tulles.

D’abord, les dessinateurs et esquisseurs sont au nombre de dix-huit en 1950, mais passent à 4 en 1980. Une chute de 77% qui correspond à la diminution des dessinateurs et esquisseurs publics au profit de leur intégration dans les entreprises. Ceci est à mettre en rapport avec l’évolution du type de production, qui passe de la petite bande Valenciennes au galon pour la corseterie, la laize pour la corseterie étant progressivement abandonnée au profit du galon, poussée, selon toute vraisemblance, par l’accroissement de la production en secteur Raschel.

Ensuite, les commissionnaires et négociants sont cinquante-sept en 1950, cinquante et un en 1960, puis ce nombre descend à trente-neuf en 1971 pour passer à quatre en 1980. Là aussi, cette profession a subi une évolution vers la baisse qui correspond à l’intégration des secteurs commerciaux à l’intérieur des entreprises.

Enfin, les fabricants de tulles et dentelles, au nombre de 152 en 1950, passent à 135 en 1960, puis à 105 en 1971 pour arriver à 48 en 1980. À la fin de l’année 1958, des grèves dans la dentelle empêchaient l’emploi de nouveaux tullistes sorties de l’école. Cherchant d’autres débouchés, un d’entre eux est devenu coloriste. Le nombre des entreprises a chuté de 68% sur trente ans. Cela a débuté au cours de la décennie des années 1960. Les observateurs les plus pessimistes affirment que la dentelle de Calais ne se fera bientôt plus qu’au musée [27].

Durant le période de 1953 à 2001, le nombre de salarié est passé de plus de 7000 à 2000, soit une perte de plus des trois quart des salariés.

La vente

Tel le vieux débat entre la poule et l’œuf, l’histoire de savoir qui du créateur ou du commissionnaire a émergé le premier relève plus d’un mythe que d’une réalité. Nous l’avons cerné, l’artisan des premiers moments s’occupe de toute la partie technique (création, production, finitions) alors que le commissionnaire traite les affaires. Cette division des tâches entre le technique et le commercial, entre le proche et le lointain, ne favorise pas l’élan d’innovation nécessaire dans tout système de production. Encore aujourd’hui, il y a un véritable clivage entre ces deux secteurs, telle une frontière entre tradition et modernité.

Il faut rapprocher le domaine du monde des commissionnaires et du principe traditionnel du commerce à Calais. La grande quantité d’entreprises de petite taille n’a jamais été favorable à un développement du commerce de l’intérieur des entreprises. Celles-ci ont d’abord été des producteurs de dentelle, mais pas des vendeurs. Il y a toujours eu distinction et division entre le producteur, qui est fabricant et possède des métiers, et le commissionnaire, qui travaille pour un acheteur. L’acheteur – grand négociant ou confectionneur – se rend à Calais pour visiter les entreprises, mais contracte avec le commissionnaire. Ce dernier assure le suivi de la production et la livraison. Cela tient au fait que la matière première issue des entreprises de dentelle est utilisée par des entreprises ne résidant pas à proximité. On sait que cette matière est exportée entre 60 et 80% selon l’époque. Et même si jusque dans les années 1975 l’on trouve un certain nombre d’entreprises de confection à Calais, celles-ci n’absorbent qu’une faible quantité de la production totale. Ce qui renvoie à la question de l’aval et plus largement des débouchés de cette matière.

Étant un produit de luxe, les débouchés qu’offre la dentelle n’ont rien à voir avec son lieu géographique de production. Étant un produit de luxe, c’est-à-dire, cher à la vente, mais également cher à la fabrication, son lieu de production dépend de critères sociaux tels qu’une main d’œuvre à bon marché, peu revendicative et docile. C’est ainsi que plusieurs générations d’ouvriers ont baigné dans la culture du travail et le respect du patron pour forger une ville centrée autour d’une mono-industrie. Une part importante de la production est toujours exportée, soit en Russie de la fin du xixe siècle jusqu’au début du xxe, soit en Amérique, et même maintenant à travers le monde.

L’histoire des commissionnaires peut débuter avec un personnage célèbre, Léon Blum, dont le père était négociant-commissionnaire dans le marais à Paris. Durant son enfance, Léon Blum est allé souvent passer ses vacances à Calais5. C’est ainsi qu’il aurait intercédé en faveur des tullistes, en 1936, lors des exportations vers l’Amérique des métiers Leavers, à la Chambre des députés. Mais c’est également par le récit d’un ancien commissionnaire que cette évasion nous est permise.

« La première fois, c’est un petit peu une expérience. C’est peut-être les fois suivantes où j’ai dû ajuster. Le problème dans la dentelle, et dans quelques pays que se soit, et que ce soit de la dentelle lingerie ou pour la robe, c’est que l’on se retrouvait en concurrence avec d’autres commissionnaires qui avaient les mêmes produits. Je me souviens très bien avoir été en Nouvelle-Zélande avec la collection de Jean Bracq. J’étais parti un mois et demi à la demande d’un groupement d’intérêt économique sur Caudry. Une fois en Nouvelle-Zélande, j’ai recruté un agent avec lequel je suis allé chez des clients. On est allé chez un client et j’ai sorti la collection de Jean Bracq. Ça l’intéressait, et je voyais que ça l’intéressait. Je lui ai donné les prix. Et le type rigolait, et puis il a sorti les mêmes échantillons qui venaient de chez Desseilles avec des prix meilleurs marchés que les miens. C’était un problème que l’on rencontrait parce que les fabricants étaient incapables d’avoir une politique de vente. » Paradoxalement, il est surprenant de constater combien Calais est repliée sur elle-même alors que son industrie a constamment visé l’ailleurs. C’est que cette ville a depuis toujours été bercée par le secret entre entrepreneurs et la discorde qui suivait immanquablement la découverte d’une contrefaçon. En 1947, la ville comptait 167 fabricants. En 1974, plus de 80% des entreprises ont sombrée.

3- DES SOURIS ET DES HOMMES

Peut-on commencer cette partie portant sur l’histoire humaine des producteurs de dentelle sans commencer par parler du petit patron ? Calais a toujours compté un nombre impressionnant de petits patrons, et cela pour la simple raison que la plupart des entreprises étaient de petite taille, ne comptant qu’un à deux métiers, parfois trois. Et que finalement le patron était ni plus ni moins qu’un ouvrier à son compte, et non à son propre compte car il n’était le plus souvent qu’un façonnier [24]. Aussi, la frange entre petit patron et ouvrier n’est pas si large qu’il n’y paraît. Et ceux qui « ont réussi » sont si peu nombreux qu’il serait historiquement préjudiciable de les montrer en exemple, tant il est difficile, voire impossible d’en tirer une leçon.

L’oralité calaisienne a conservé les traces de ces expériences. Ici, on a coutume de dire qu’il faut trois générations dans une vie d’entreprise : la première crée l’entreprise, la seconde la conforte, et la troisième la coule. À étudier un certain nombre d’exemples, c’est bien ce qui se dégage des généalogies d’entreprises. Les premières générations sont principalement issues des classes ouvrières. Souvent il s’agit d’un mécanicien ou d’un dessinateur, source créative de l’entreprise. La seconde génération suit la voie tracée par le père, et conforte l’assise de l’entreprise. L’atelier devient plus gros, le nombre de machines augmente avec le capital. La troisième génération est une charnière dans l’histoire de l’entreprise. Une fois le capital économique constitué, il manque un capital symbolique fait d’une position culturelle élevée, d’un réseau de notables, etc. Aussi les plus clairvoyants vont acquérir un capital symbolique absent en faisant faire des études à leurs enfants, selon le modèle sociologique bien connu6. C’est pour cette raison que les générations issues de l’après-guerre ont connu des médecins, des avocats et des notaires parmi les descendants de patrons qui ont le mieux réussi durant les deux générations précédentes. Du reste on trouve le même phénomène chez les tullistes, et principalement les contremaîtres chez qui l’on voit des enfants destinés aux carrières d’enseignants dans des collèges et des lycées.

Être petit patron d’entreprise

Être patron se transmet de père en fils suivant un modèle que l’on retrouve souvent. L’entreprise, la plupart du temps fondée par le grand-père à la fin du xixe siècle, est transmise au père. À cette génération, le père conforte l’entreprise qui peut compter une dizaine de métiers. Lorsque le fils s’installe, le père achète quelques métiers dans un atelier voisin et laisse la nouvelle entreprise ainsi fondée entre les mains de son fils. Il s’agit d’une sorte de parcours initiatique, ou plutôt d’une période d’essai : le fils doit faire ses preuves sans pour autant faire courir de risque à l’entreprise paternelle. Comme généralement l’entreprise fut constituée à partir d’un fonds familial, la répartition des parts est toujours source de conflits, et finalement, d’éclatement de l’entreprise. Il est ainsi plus simple de créer un nouvel atelier, même de petite taille, que de transmettre un patrimoine économique jamais complètement détenu par la famille restreinte.

D’une famille de dentelliers depuis la fin du xixe siècle, cet ancien petit patron vit seul dans une maison typiquement calaisienne non loin du centre ville. Trois marches assez larges permettent l’accès au perron de cette maison qui compte un étage. Le couloir dessert un salon, puis une salle à manger pour se jeter dans une cuisine sous verrière. Une arrière-cuisine s’ouvre sur un jardin minuscule encadré de hauts murs qui permettent de préserver une intimité.

L’entreprise du grand-père fut vraisemblablement établie grâce à une alliance avec un oncle. Il s’est par conséquent marié avec une cousine. Quant à lui, il a vécu seul avec sa mère aujourd’hui décédée. « C’est une entreprise qui a été créée par mon grand-père. C’était avant 1900. Lui, à l’époque, il avait onze métiers, des petits métiers 146 pouces. Et puis il a acheté des métiers Jardine 174 pouces en 1906 : quatre métiers qu’il a mis boulevard Debré, qui étaient destinés à mon père. J’ai connu ces métiers-là, j’étais encore jeune. Ils ont été détruits à la libération de Calais, en 1944. Nous on s’est réinstallé avec les dommages de guerre. On a eu le premier métier en 1954, le premier métier neuf. Un métier qui venait d’Angleterre, mais qui était vraiment pas au point du tout. Parce qu’ils n’avaient plus fabriqué de métiers depuis de nombreuses années, et quand ils ont redémarré, ils n’avaient plus le personnel qualifié d’autrefois. De sorte qu’on a eu un métier qui était épouvantable. On a été plus d’un an avant de le mettre en route, à faire beaucoup de frais dessus. Après on en a eu un deuxième, et finalement pour le troisième, on a acheté un métier d’occasion qui marchait beaucoup mieux que ceux-là.

Dans le temps, mon père a fait de la Valenciennes, c’est-à-dire des petites bandes pour la lingerie. Après ça, il s’est mis à faire des volants, parce que c’est toujours pareil, y a des vogues comme ça. Par moments c’est des petites bandes qui se vendent, après ça c’est autre chose. Et puis, c’était pendant la crise de vingt-neuf à 1936. Il y a eu une forte crise. Pendant ces périodes-là, mon père a réussi à re-fabriquer de la dentelle avec des volants pour la robe. Et puis après il est revenu à la Valenciennes, enfin vous savez, c’est... En ayant pas beaucoup de métiers on ne peut pas non plus faire grand chose. Vous avez des grosses maisons, ils peuvent se permettre d’avoir toute une gamme d’articles. Ils peuvent aussi bien faire de la Valenciennes, de la lingerie, et puis de la laize, des volants, enfin beaucoup de choses, mais quand on n’a que deux, trois, ou quatre métiers, on est assez limité. C’est pas grand-chose quoi... »

Reste qu’une grande proportion d’ateliers ne compte qu’un à deux métiers. Impossible dans ces conditions d’espérer recueillir des archives d’entreprises. Tout ce pan de l’histoire technique et économique de Calais a disparu avec les artisans qui l’ont constitué. Il reste des noms, des lieux, quelques dates tout au plus… Et la mémoire d’anciens patrons du tulle. Dans les petites entreprises, le personnel doit être polyvalent, posséder un maximum de compétences. Car la chaîne opératoire reste incompressible. De sorte que plusieurs étapes sont effectuées par une même personne.

« Chez nous, c’était pas une très grosse entreprise, reprend cet ancien patron. Pour la fabrication, vous avez le tulliste, bien entendu, pour faire tourner le métier. Mais vous avez la wheeleuse, qui elle remplit des bobines en cuivre. On avait une wheeleuse, bien qu’on a pas eu une affaire très importante après la guerre quand on s’est réinstallé. On avait que deux métiers en location. On avait une wheeleuse, mais elle remontait. Elle faisait du remontage aussi. Chose qui est assez rare, mais enfin, dans une petite entreprise, il faut bien… Alors vous avez des remonteurs, vous avez aussi les presseurs. Parce que la wheeleuse remplit ses bobines. Après vous avez le presseur qui les visite, qui fait un tri. Il trie les bobines, les grosses, les moyennes. Les fines. Il met les grosses ensemble dans une presse pour les presser plus fort, les moyennes, les fines, tout ça c’est séparé. À l’époque, les presses hydrauliques n’existaient pas. On mettait une presse dans un boîtier, puis avec une clef on tournait à la main. Alors quand les bobines étaient pressées, il fallait les chauffer. Après, c’est le remontage, il faut les remettre dans les métiers. Un wappeur pour faire les rouleaux et puis celui qui avait des chaînes c’est un ourdisseur. Les grosses maisons ont des ourdisseurs chez eux. Mais autrement les petits fabricants, il fallait faire faire ça chez des ourdisseurs publics. »

Enfin, le rythme de l’entreprise est donné par « les hauts et les bas » qui sont des constantes tellement régulières qu’elles sont considérées comme « naturelles ». « Il y a toujours eu des hauts et des bas dans la dentelle, depuis toujours ». Pourtant, il fut une époque où le respect des réglementations en matière de travail offrait une marge de liberté pour le patron qui semblait ne pas s’en priver. « À l’époque, on pouvait licencier comme on voulait. Ça serait maintenant, c’est plus embêtant. Maintenant quand on veut licencier, il faut encore donner des indemnités, mais à l’époque ça n’existait pas tout ça. On avait besoin de quelqu’un, on embauchait, on n’avait plus besoin de lui, on licenciait, et puis c’était tout. »

Cette facilité d’exercice était utilisée également par l’ouvrier qui pouvait quitter une entreprise du jour au lendemain [29]. Sauf que l’ouvrier possédait un carnet d’état de service qu’il faisait signer dans chaque entreprise.

Dans ces petites entreprises, quelques métiers produisaient une même dentelle, parfois durant plusieurs années, voire décennies. Aussi le choix des machines est-il prépondérant dans la logique de la conduite de l’entreprise. « Les métiers qu’on avait avant-guerre, c’était de quinze points. Quand on s’est réinstallé après la guerre, mon père a préféré des douze points parce que les quinze points c’est fort délicat. Les chariots sont très fins, et avec la température, une différence de deux ou trois degrés et le métier ne marche plus. Il faut tout le temps être là à régler. Tandis qu’un douze points c’est moins délicat. »

Les petits patrons sont proches de l’entreprise. Ils vivent souvent à l’intérieur et connaissent assez bien la technique des machines pour repérer et éviter les fraudes de toutes parts, et notamment du tulliste. C’est sur ce dernier, longtemps considéré comme un « seigneur », que repose l’ensemble de la chaîne des opérations de fabrication de la dentelle.

Le Tulliste

Les années 1960 sont une période riche dans l’histoire de la dentelle à Calais. Les ouvriers participent à la reconstruction de leurs outils de travail. Peu d’ateliers ont été touchés par les bombardements de dernière heure. Si Calais nord a été entièrement rasé, les ateliers de Saint-Pierre ont été épargnés. Pour autant, le manque de matière première et la restructuration du parc machine se sont étalés sur près d’une décennie après 1945. Durant cette période qui va aller jusqu’en 1970, beaucoup d’ouvriers travaillaient dans de minuscules ateliers, parfois seuls.

Pour cet ancien tulliste de 59 ans, comme pour la plupart des hommes, la dentelle a commencé à l’âge de quinze ans. « J’ai monté sur un métier assez jeune, du fait que je suis rentré à peu près à quinze ans, à peine quinze ans. J’ai rentré en apprentissage chez les établissements Wissock à Calais. Et à l’époque, j’étais en apprentissage à quinze ans. Je me souviens du salaire : c’était cinq cents francs anciens par semaine. Malgré tout c’était peu. Et mon père m’avait pris dans la dentelle parce que j’avais commencé comme électricien. Mais comme je n’avais pas trouvé d’emploi définitif, j’ai parti dans la dentelle. Au départ, il m’a pris avec eux au métier, directement. Logiquement j’étais censé faire du remontage, travailler en similaire quoi. J’en ai fait un petit peu, mais très peu. En fait, j’ai monté directement sur le métier. J’ai appris directement avec mon père. Et puis, disons qu’à quinze ans et demi seize ans, mon père était malade. Il avait été prisonnier de guerre. Il est tombé malade un jour et puis je suis resté tout seul sur le métier. Mon employeur m’a laissé travailler. »

Rapidement, l’apprenti tulliste gagne le droit de monter seul sur son métier [48]. C’est souvent au hasard d’un remplacement que le jeune tulliste doit faire ses preuves. Alors, avec une fierté non dissimulée, il grimpe sur le pont de sa machine et lance la « déclinche » [7] pour une série de racks. Souvent qualifié de « seigneur de la dentelle » le tulliste se saigne aussi aux quatre veines pour arriver à sortir ses dessins [3].

« J’avais pas réellement mon métier puisque je travaillais sur le métier de mon père qui était malade. Mais tous les soirs par contre, je travaillais jusqu'à huit heures, neuf heures le soir. J’avais déjà fait une approche sur le métier en étant seul. À vrai dire, au départ c’est pas essentiellement difficile d’apprendre la dentelle, puisque en fait je faisais de la Valenciennes. C’est un article assez simple, et quand on fait la même chose, on s’y habitue rapidement. Chez Wissock, mon père a travaillé plus de dix ans, et il a toujours travaillé sur le même dessin pendant dix ans. C’est-à-dire qu’au moment où moi et mon père on a quitté les établissements Wissock, on avait toujours travaillé sur le même dessin : un article en coton. Il m’a dit avoir changé une fois de dessin, il y avait simplement une mouche en plus, un petit motif en plus. Il fallait le savoir pour savoir que le dessin avait été modifié d’un petit peu. Mais à l’époque l’employeur travaillait, travaillait, autant qu’il fabriquait, autant il vendait. C’est plus le cas aujourd’hui. Aujourd’hui on change de dessin dès fois peut être plusieurs fois par semaine. Et j’ai changé d’atelier avec mon père, j’ai changé ici là, c’était en octobre 56, chez les établissements Kockenpoo, qui étaient situés rue du 29 juillet. Et là, j’ai pris mes quarts avec lui. Là on était partenaires à part entière. L’un travaillait le matin, l’autre l’après-midi à tour de rôle. » Toute une vie à faire la même dentelle, n’est-ce pas s’enfermer dans une routine sereine ? On comprend mieux à présent le choc que ces ouvriers ont subi à partir des première vagues de licenciement, dans les années 1970. Aucune préparation n’avait été faite. L’assurance d’un travail régulier, sur le long terme, était aussi rassurant que celle de fabriquer toujours la même dentelle, le même tulle.

Non loin du centre ville, dans le quartier aujourd’hui reconverti en parking, se trouvait anciennement un fabricant de métiers Jacquard du nom de Quillet. Dans les commerces avoisinants, les vibrations provoquées par l’étau-limeur étaient telles qu’une bouteille placée sur une table finissait par se rapprocher d’un bord et tomber. Le bruit ambiant comme les vibrations n’étaient pas perçu alors comme une source de pollution de l’environnement, mais comme un mouvement rassurant, voire protecteur. Tant qu’il y avait du bruit, cela signifiait qu’il y avait du travail. Et, nous l’avons vu, du patron à l’ouvrier, Calais est bercée par le travail. Cette valeur qui aujourd’hui fait défaut était à la base de la genèse de cette cité laborieuse. Les femmes, elles aussi, ont leur part d’histoire.

Les ouvrières et le travail en atelier

Dans les années soixante, Calais employait [cinq à six mille salariées, dont 60%] de femmes. En plus des entreprises de dentelle, il existait quelques entreprises de confection où se dirigeaient les ouvrières, dans des grands ateliers. Francine, alors jeune fille, allait, dans les années 1965 découvre la dure réalité du travail. À travers son expérience, elle nous raconte la pénibilité des tâches dans un contexte de confort naissant.

« À l’époque, on était payé toutes les semaines. Dans ta fiche de paye, c’était directement en liquide. Il n’y avait pas de banque. On ne mettait pas en banque ni rien, on était payé à l’heure. Moi j’ai démarré à cinquante centimes de l’heure à quatorze ans. Et comme chez Galler ils payaient plus, je suis partie chez Galler à seize ans. Et là chez Galler, j'ai fait un peu de tout à l'atelier finition. J'ai métré au clou, parce qu'on métrait les pièces. Après j'ai fait plieuse sur bobine, en vérifiant les défauts. J'ai fait écailleuse au « pyro », et chez Stéco je faisais écaillleuse à la main aussi. Après j'ai fait écailleuse en machine, et effileuse en machine aussi. C'était des grandes machines avec des rouleaux, et en bout de rouleau t'avais une manivelle. On était à deux ou trois sur le même rouleau. On prenait plusieurs fils dans la main, et on tournait avec la manivelle. Il n'y avait pas de moteur. On tournait avec la manivelle et on tirait les fils comme ça. Quand il y en a un qui cassait tu le rattrapais et tu recommençais. On effilait des pièces comme ça à longueur de journée. Je me rappelle que chez Galler on faisait dix heures par jour. On commençait à sept heures au matin jusqu'à midi, et deux heures sept heures. On faisait sept heures midi le samedi matin. On faisait cinquante-cinq heures par semaine. Ça je m'en souviens bien. Entre deux, on n'avait pas de cantine. On repartait à la maison à pied. Et bon, on faisait cinquante-cinq heures par semaine. Je venais à Solex parce qu'on avait un hangar pour ranger les Solex et les vélos. Parce qu'il n'y avait pas de voitures. Personne ne venait travailler en voiture. On était tous à Solex ou à vélo. »

« Après, j'ai fait écailleuse sur machine avec les roues. T'avais une pédales et quand tu mettais en route, tu réglais ta roue avec des petits boutons sur les côtés. Alors celui-là c'était fort, celui-là tu desserrais. Tu réglais en fonction du tulle que tu écaillais. Parce que t'avais des fois des gros brodeurs, mais des fois t'avais des brodeurs très très fins. Et quand c'était très très fin, souvent, tu coupais dedans. Là c'était plus vendable. Il fallait le rendement aussi. On était au rendement. Quand j'étais plieuse, il fallait faire cinquante pour cent. Tu vois, on était au rendement. Alors t'avais le droit de manger, par exemple pour déjeuner là au matin parce que t'es là depuis sept heures, mais sans t'arrêter de travailler. Il fallait que tu travailles en mangeant. Après ça s'est amélioré un petit peu parce qu'il y avait un appareil de boisson. T'avais café, thé, citron, et t'avais des soupes aussi. Tu pouvais arrêter un quart d'heure pour aller boire un café au distributeur, mais dans l'atelier même, sous l'œil de sous-maîtresse. Fallait demander. Pour les toilettes c'était pareil. Par exemple t'allais aux toilettes, il y avait un système de clefs accrochées à un tableau, et lorsque tu enlevais la clef il y avait un signal rouge qui s'allumait. Le contremaître dans son bureau le voyait. Donc il voyait au moment où tu allais aux toilettes, et le temps que tu mettais. Et quand tu revenais, tu raccrochais la clef et ça s'éteignait. Mais si tu allais trois quatre fois dans la matinée aux toilettes, il t'appelait, et il te demandait : « Mais qu'est-ce qui se passe, comment ça se fait, vous ferez pas votre rendement, tout ça ». Alors bon, nous on disait : « Monsieur on est indisposé ». Parce que t'avais des filles qui allaient fumer dans les toilettes, parce qu'on avait pas le droit de fumer sur place. Puis à l'époque les filles ne fumaient pas, si tu veux c'était assez rare. Donc elles allaient fumer dans les toilettes, elles étaient assez longues. On était contrôlé comme ça aussi en fait. Tu passais devant son bureau, tu devais obligatoirement passer. C'était un grand bureau monté sur une estrade avec une verrière, et t'étais obligée de passer devant son bureau pour décrocher la clef pour aller aux toilettes. Il voyait tout. Après t'avais la sous-maîtresse qui était plus bas elle sur une estrade. Si tu restais trop longtemps. Bon des fois quand on est jeune, on parle, on s'amuse, on chante. Elle venait nous dire : « Bon vous travaillez mademoiselle ? ». Moi le rendement je l'ai jamais fait. J'ai jamais fait cinquante pour cent de rendement. »

Malgré ces difficultés, cette pénibilité du travail répété, Francine garde un assez bon souvenir de cette période.

« J'ai bien aimé tout en fait. Aussi bien le pliage sur bobine, écaillage en machine, l'écaillage en la main, l'écaillage au « pyro ». Je l'ai gardé d'ailleurs. Le métrage au clou, effilage, tout. Je ne sais pas si c'est le fait d’être jeune, mais j'ai adoré travailler dans les usines à tulle. Ça me plaisait, on s'amusait. On plaisantait, on rigolait. Il y avait une bonne ambiance. Il n’y avait pas de compétition entre ouvriers. C’était très rare quand t'avais quelqu'un qui était dans les jambes du patron, qui allait raconter. Moi je me souviens, peut être que je vois ça avec les yeux de la jeunesse, mais je me souviens qu’il n’y avait pas vraiment de disputes. Par contre il y a un truc où moi j'ai pas trop apprécié, mais enfin c'est peut être du fait que j'étais polyvalente. Parce que quand t'étais dégourdie, tu parles qu'ils s'en apercevaient tout de suite. Donc je faisais un peu de tout. Quand il manquait quelqu'un, je prenais ça place. Il n’y a que brodeuse que je n'ai jamais fait. J'ai horreur de coudre. Mais du fait que j'étais comme ça on me donnait cinquante centimes à l'heure de plus. Mais on m'avait dit : « Tu ne le dis pas ». Il ne fallait pas que je le dise à mes copines. Si bien que quand on me donnait ma fiche de paye – chez Galler c'était des enveloppes transparentes, et les billets étaient placés pliés de telles manière que tu voyais la fiche – tu voyais combien t'avais. Alors comme on comparait nos fiches de paye, il fallait bientôt que je me cache parce que j'avais cinquante centimes de l'heure de plus. Je n’appréciais pas ça parce que, puisque j'étais polyvalente, je faisais un peu de tout. Il n’y avait pas de raison de le cacher. »

Les ateliers de finition étaient essentiellement un domaine de femmes, bien que quelques hommes étaient là pour assurer le contrôle du travail.

« C'était bien parce que dans l'atelier finition, t'avais des filles et des garçons. C’était en majorité des filles en finition, parce que c'est quand même du travail de femme. Mais il y avait aussi deux ou trois hommes, dont mon chef. J'avais seize ans, il en avait seize aussi, mais lui il était déjà mon chef. Il s'occupait de la manutention, de tout ce qui était envoi, de tout ce qui était finition. À ce moment-là deux ou trois garçons, ce n’était pas trop. Quand je mettais les pièces au clou, t'en avais qui n'étaient pas tellement longues, qui faisaient vingt ou vingt-cinq mètres. Il fallait que tu les décolles du clou, que tu les allonges à terre, que tu les plies à quatre et que tu mets de la ficelle pour faire des ballots. Et puis en fin de journée j'avais une montagne de ballots parce que c'est tout ce que j'avais métré. Fallait que je mette le métrage et tout. Le numéro de la dentelle, et puis quelle usine ça correspondait. Et bon ben moi, ça, mais quand j'avais des pièces qui faisaient dès fois cent cinquante mètres de long, je sais plus exactement les longueurs, mais je pouvais pas le décoller du clou, c'était trop lourd. Donc fallait que j'appelle René mon chef qui le faisait, et au soir il venait avec un grand chariot et il prenait tous les ballots. Je faisais ça dès fois des journées complètes. Donc j'avais les bras comme ça. Et puis dès fois je faisais plieuse sur bobine, dès fois je faisais effileuse, dès fois je faisais écailleuse, je faisais un peu de tout. C'est peut-être pour ça que j'aimais bien dans le fond parce que c'était pas monotone. Et j'allais même dans les réserves ranger les pièces et tout avec ma copine. Alors là on se marrait parce que il n'y avait personne pour nous surveiller, c'était. On était tout le temps, constamment surveillé malgré tout. On pouvait parler, je ne dis pas que c'était le bagne au contraire, on pouvait parler mais fallait pas non plus provoquer ou faire ouvertement tout ça quoi. Parce que quand moi j'étais plieuse t'avais une rangée de tables dans ce sens-là, et t'avais une rangée de tables dans l'autre sens. Donc moi j'étais comme ça et ma voisine était comme ça, ce qui nous permettait de pouvoir se parler. Alors on travaillait mais en se parlant, et dès fois, bon la sous-maîtresse elle voulait pas parce qu'elle disait qu'on ne voyait pas passer les défauts de la bande. Parce que si tu parles, tu regardes ta voisine parce que tu parles, et t'as tellement l'habitude, ta bobine elle tourne, tu passes ta bande comme ça là, et puis dès fois plus ou moins il y a des défauts, alors t'étais obligé de couper la bande. Tu roulais, tu mettais une épingle, et tu jetais à une jointeuse, qui était trois quatre machins plus loin. Alors tu faisais un gros nœud, et puis tu lançais ta bande à la jointeuse qui elle la récupérait. Alors elle avait de fois des joints qui tombaient comme ça de tout le tour, puis elle te faisait le joint. Alors tu ramenais ta bande et puis tu refaisais.

Pour une jeune femme, travailler en atelier signifiait aussi connaître une possibilité d’évasion. Juste avant 1968 et les grands mouvements de grève, Francine se rappelle bien l’ambiance des ateliers, et ce qu’on y chantait.« C'était des chansons. Bon ben Piaf, beaucoup. Moi je me rappelle que mes copines chantaient beaucoup Piaf. On n’avait pas tellement de vedettes modernes comme maintenant. Aznavour aussi qu'on chantait, et surtout, on se racontait beaucoup d'histoires. On était là assises entre nous, on se racontait beaucoup d'histoires. Des histoires assez paillardes en fait. Je me rappelle juste d'une chose, j'avais une copine qui était marrante comme tout. Elle nous comparait quand on rentrait, si tu veux elle disait : « Maintenant on éteint l'atelier, on est chez Madame Claude ». Puis elle disait : « Allez les filles, au travail, au travail » (tapant dans ses mains), comme si elle était une mère maquerelle quoi. On se marrait. On chantait, oui, on chantait beaucoup, mais beaucoup Piaf. C'était beaucoup Piaf, Brel et Aznavour. Par contre il y avait des dames avec qui je travaillais – qui avaient déjà à cette époque-là quarante ou cinquante ans – c'était des chansons, je ne sais pas : style Damia. C'était des chansons où tu pleurais quand tu les écoutais parce qu'il y avait de quoi te pendre. C'était vraiment pas joyeux. Alors il y en avait une c'était Ginette, je m'en rappellerais toujours, elle avait à peu près quarante-sept ans à ce moment-là, c'est-à-dire l'âge que j'ai maintenant. Moi j'en avais dix-sept, elle avait cet âge-là, mais elle, elle chantait toujours des chansons de son temps à elle. Et moi je lui disais toujours : « Ginette arrêtez ! vous allez nous faire pleurer ». Mais elle, ça lui plaisait. Alors elle était en train de plier et de chanter. On l'entendait fatalement. Pour ça on était libre quand même, de parler, de chanter, du moment qu'on travaillait. Parce que t'étais quand même là cinq heures, de deux heures à sept heures, c'était quand même assez long. Pas de coupure, à part le fait que t'ailles aux toilettes, ou boire un café, des choses comme ça. Parce que t'avais pas de pose. Il fallait que tu manges en travaillant, il n'y avait pas de pose. Mais, sinon l'ambiance, moi j'ai beaucoup aimé. »

Si l’atelier est comme un lieu d’expression, de défoulement, de non retenue, c’est parce qu’à la maison, ces jeunes filles-là n’ont pas la liberté que leur âge réclame [25]. Ainsi, pour une ouvrière née en 1943, le monde s’ouvrait avec l’entreprise. Évidemment, l’ambiance varie d’un atelier à l’autre, comme d’une époque à l’autre.

« Je me souviens, raconte Simone, que quand on était beaucoup, on tirait la dentelle. On pouvait chanter, tout ça en travaillant. C’était du Johnny Halliday, c’était un peu de tout quoi. C’était les chanteurs et les chanteuses de l’époque, du Sheila, un peu de tout. Tandis que maintenant, c’est plus pareil. Les gens sont moroses. C’est plus du tout de la même manière. » Lors des ducasses de quartier, comme c’est traditionnellement le cas à Calais, Simone n’avait pas le droit de sortir s’amuser. « Les ducasses, c’était gai. Mais enfin moi je n’avais pas le droit d’aller, mes parents ne voulaient pas. J’ai été élevé avec un beau-père qui était assez sévère. Je n’avais pas le droit de sortir, je n’avais pas le droit d’aller aux ducasses, je n’avais pas le droit, ah oui. Alors à la maison, je travaillais. Jamais eu le droit… Enfin si, on entendait la musique, tout ça, de la chambre. C’était agréable. »

Cette curieuse absence de ressentiment, curieuse acceptation d’une contrainte qui marque un état de soumission face à l’autorité parentale n’est pas un récit isolé. Aussi, l’atelier et le travail des femmes peuvent être pris comme une ouverture sur un monde moins cruel, moins autoritaire, et qui finalement permet de comprendre pourquoi on se retrouve face à cette apparente docilité de l’ouvrière. « La tradition de l’Ecole de Chicago, écrit Manuelle Faveau, a montré que les habitants des villes voient plutôt les aspects positifs de la condition urbaine, et recherchent dans une évasion réelle ou imaginaire, le remède à un malaise et une angoisse. C’est pour cela que l’on sentait une joie des Calaisiens de parler d’un autrefois, d’un quartier idéalisé avec des fêtes et une enfance heureuse ». Permanente dans les esprits et les récits, cette idéalisation d’un autrefois renvoie aussi à une permanence sociale et urbaine qui a été bouleversée ces trente dernières années.

4- ENTRE CULTURE DENTELLIERE ET RACINES CALAISIENNES

La culture dentellière est ainsi la somme de l’histoire des femmes et des hommes, ouvrières et patrons, durant bientôt deux siècles. Cette industrie se stabilisera-t-elle ? Les dernières décennies ont vu avec effroi tout un pan de cette culture sombrer dans le marasme et l’inactivité, le chômage et la peur des lendemains sans bruit [18-20-39]. Calais a longtemps vécu au rythme des métiers Leavers, du balancement des bielles [9], et du mouvement saccadé des engrenages elliptiques.

« Nous savons que la seule chose que nous ayons à faire dans la vie, c’est de recevoir et de transmettre », écrit Bernard Stiegler. Cette pensée résume-t-elle la finalité d’une culture technique comme celle du tulle ? Finalement, c’est bien la question de la transmission des savoir-faire qui donne à la culture technique son état au regard d’une vie ou d’une mort industrielle. Transportons nous un moment dans cette culture.

Calais repose aujourd’hui sur une mémoire, celle des cinq mille ouvriers licenciés durant les quarante dernières années. Inutile de chiffrer avec précision. La précision ne sert qu’à noyer le poisson. Cette mémoire reste présente où que l’on aille à travers la ville. Elle cristallise deux siècles de savoir-faire, de travaux pénibles, de tâtonnements, juste pour voir dans un magasine la célébration d’un mariage princier, ou la publicité pour un sous-vêtement de grande classe, trop cher. Que signifie le paradoxe de ce savoir-faire jamais récompensé ? La récompense se trouve peut-être dans le travail, valeur incontournable jusque dans les années 1980. Pour comprendre cela, il faut aller au cinéma.

En 1950, Calais compte sept cinémas répartis dans la ville : l’Alhambra, le Calaisiana, le Ciné Gymnase, le Cinéma Pax, l’Élisée, le Kursaal, et le Théâtre des Arts. On y diffuse les derniers films à la mode. C’est la sortie du vendredi soir. Les ouvriers s’y montrent, chacun dans leur quartier. Dix ans plus tard, deux cinémas viennent rejoindre cette liste : le Crystal-Palace et le Familial. Les années soixante sont l’âge d’or du cinéma à Calais qui se poursuivent jusqu’au début des années 1970. Ce besoin d’évasion qu’offre le cinéma peut se comprendre en regard de l’activité industrielle qui règne à Calais. Ne parlons pas d’émancipation. Au contraire, le cinéma d’hier comme aujourd’hui la télévision sont là pour endormir ou faire rêver, c’est-à-dire, pour montrer l’inaccessible et l’impalpable ; que le beau se trouve toujours derrière l’écran.

En 1971, on dénombre encore sept cinémas, bien que sur la liste des dix cinémas recensés en 1960, le Ciné Gymnase, le Kursaal, le Familial et le Pax aient disparu. L’Élisée change pour le Colisée. Changement de raison sociale qui marque peut être le début d’une restructuration des salles de cinéma. Il ne s’agit pas forcément d’un mobile économique puisqu’il faut noter l’arrivée du Cinéma Paroissial de l’église Ste Marie-Madeleine . Ainsi, le cinéma perd son monopole laïque au profit d’une dimension confessionnelle. Dans un esprit d’innovation, l’Eglise comprend son intérêt à toucher le peuple dans ses loisirs.

En 1980, il reste cinq cinémas sur Calais : l’Alhambra, le Cinéma Paroissial, le Crystal Palace, le Théâtre des Arts et un nouveau le Dauphin. L’on pourrait faire se corréler le taux d’équipement en postes de télévision avec la disparition des salles. Mais cela serait imparfait sans prendre en compte la monté du chômage et de l’individualisme.

Aujourd’hui, l’Alhambra existe toujours sous le nom de Cinéma des Arcades. Cette salle est subventionnée par la municipalité. Jusqu’au début 2000, il existait également un cinéma d’Art et d’essai nommé Louis Daquin, dans un ancien théâtre municipal. Aujourd’hui, les gens ne se font plus de cinéma. C’est un peu cette image que j’ai à l’esprit lorsque je regarde les photographies de Michael, et toutes ces traces qui témoignent d’une activité intense, mais aujourd’hui révolue.

Les théoriciens, ethnologue des techniques, nous informent sur les schémas nécessaires à l’incorporation du processus du savoir-faire. Grossièrement, le savoir-faire se décompose selon deux axes : d’un côté il y a une partie que l’on peut apprendre dans un ouvrage ou un manuel, de l’autre, il y a ce que l’on ne peut qu’apprendre sur le tas. L’idée générale qui découle de cette théorie laisse penser qu’armé d’un bon livre dans une main tout individu pourvu de ses facultés pourrait devenir « spécialiste » ou détenteur d’un quelconque savoir-faire pour peu qu’il ait effectué un stage en entreprise. Les ethnologues n’ont jamais dit cela. Mais un raccourci basé sur un souci de rentabilité pourrait faire arriver à cette conclusion. Or, dans tout savoir-faire, il y a une part insoupçonnable et insoupçonnée - que l’on appelle aussi tour de main - qui fait que l’on est professionnel ou non. Cette part intime liée à l’expérience se raccroche également à l’histoire de la personne.

À Calais, il a fallu deux siècles pour former des tullistes, des esquisseurs, des wheeleuses, des ouvriers et des ouvrières spécialisées. Un simple transfert de technologie vers l’Orient et s’en est fini de la culture tullière calaisienne.

On aura compris que les secrets et les savoir-faire, s’ils se construisent dans le temps, ne sont pas l’apanage d’une seule population. Avec le temps, les moyens théoriques et une certaine habileté, chacun peut reproduire des gestes que l’on qualifie d’exceptionnels. Il reste que l’âme n’est pas transportable. Je ne suis pas mystique, je pense simplement à cette partie ineffable dans l’acquisition des savoir-faire qui relève tout autant de la vie calaisienne en dehors du travail. C’est la bistouille et le « rattach’min’tien » qui font du tulliste un homme de valeur. Sans ses bouts de chandelles, ses baleines de parapluie et ses balles perdues, le tulliste n’aurait pas mobilisé son intelligence à la cause du travailleur. Sans le salaire au rack, quelle aurait été la motivation nécessaire qui a rendue possible l’invention du petit outillage ?

Par exemple, le crochet est un outil fabuleux constitué d’une balle perdue récupérée dans les dunes lors de promenades. Cette balle une fois vidée du plomb qu’elle contient sert de bague de sertissage à l’outil. Le crochet lui-même est fabriqué dans une baleine de parapluie. Le manche est en bois, parfois travaillé avec une volonté esthétique. Ce n’est pas un vulgaire instrument, c’est un outil personnel que l’on apprend à faire très jeune comme s’il s’agissait d’un rite de passage. La patine des années inscrit les formes du geste mille fois répétés du passage des fils dans le métier.

Pour l’essentiel, ce savoir-faire s’acquiert en entreprise, à l’exemple de cet ancien tulliste qui commença son apprentissage en 1949, en travaillant le jour à la reconstruction de Calais, et le soir comme remonteur. « Quand j’avais terminé ma journée, j’allais rejoindre mon frère qui était tulliste chez Détant-Delplace. Et puis à sa table de remontage, il me donnait quelques chariots. Je commençais à apprendre à remonter. Je me disais : si un jour il y a une opportunité, une place de remonteur de libre, je la tenterais pour ne pas rester dans le bâtiment ». Comme bon nombre de tulliste, cet homme a commencé son auto-formation sur le tas, durant ses heures libres, et sans être payé. En quelques semaines, il a acquit un niveau de compétences suffisant pour se lancer dans l’aventure industrielle.L’apprentissage sur le tas est toujours préféré chez l’ouvrier comme chez le patron. Cet apprentissage pouvait débuter de bonne heure. « Pendant les vacances scolaires, raconte cet autre tulliste, j’allais travailler au cimetière. J’allais faire des inscriptions sur les tombes et après je partais m’apprendre avec mon père ou mon grand-père. Mais je préférais mon grand-père parce qu’il était mieux pour travailler. Je partais de quatorze heure à minuit, m’apprendre. Alors je commençais à apprendre à remonter, démonter avec les ouvriers. À cette période-là il n’était pas question de laisser tomber un chariot par terre ou une bobine parce qu’il y avait le tulliste qui était derrière. Il vous attrapait. Vous aviez un coup de pied sans les fesses. Moi, je suis appris comme ça, et après, en 1952 (à 14 ans), je suis rentré à l’Institut Jacquard avec l’abbé Sens. Alors je suis ressorti en 54 ».

La particularité de l’apprentissage s’inscrit dans la forme rhétorique même du discours. À Calais, on s’apprend soi-même. Formule grammaticale curieuse qui fait considérer l’apprentissage comme une reproduction mimétique de gestes, plutôt que comme son intellectualisation. Comme si l’on apprenait la dentelle par habitude. N’est-ce pas là que viennent s’inscrire les schèmes incorporés de l’habitus bourdieusien ? Cet apprentissage basé sur une expérience personnelle renvoie bien à cette concurrence que souligne Geneviève Delbos. « L’expérience est en effet “privée“, incommunicable doublement, dans la mesure où les mots ne peuvent se trouver, parce qu’il n’est dans l’intérêt de personne de la communiquer, dans un monde où les voisins les plus proches sont aussi les concurrents les plus immédiats ». Qu’advient-il lorsque la concurrence est en premier lieu familiale ?

Comme nous le voyons, la possibilité est offerte aux enfants de se rendre dans les ateliers pour effectuer les premiers apprentissages sous le contrôle du tulliste. Le patron semble fermer les yeux, car c’est une pratique tellement courante qu’il n’en peut être autrement. « Bien souvent dans la semaine j’allais voir les machines qui tournaient ». Sur le chemin de l’école, le bruit que font les machines derrière les murs d’enceinte attirent l’enfant soucieux de découvrir le travail de son père. D’autre fois, la femme du tulliste envoie son fils porter la gamelle. Autant de prétextes plus ou moins justifiés pour se trouver en contact avec la machine, et déjà le monde ouvrier. Ainsi, l’on prépare l’enfant à son futur environnement technique. En quoi le patron peut-il s’en offusquer ?

On n’a jamais envie de faire un métier que l’on ne connaît pas, ou dont on n’a jamais entendu parler. Tout au moins, il faut s’en être fait une représentation, une image. Celle du tulliste est largement favorisée par les nombreuses visites que les enfants font à leurs parents tout au long de leur jeunesse. Et les occasions sont nombreuses dans cet univers parsemé de dentelle. « J’avais toute ma famille qui était dans la dentelle. Aussi bien mon grand-père, mon père, mes oncles, mes tantes, et mes grands-oncles aussi, ils étaient dans la dentelle. Maintenant, il y a encore mon frère et il y a mon fils ». La généalogie s’arrête le plus souvent au grand-père, alors détenteur du patrimoine familial et des valeurs qui l’accompagne.

D’où l’idée qu’il existe une forme impalpable et pourtant incontournable dans la transmission des savoir-faire. Et c’est à l’intérieur de l’atelier que l’on peut prétendre en capter son essence. La complexité du monde dentellier ne se réduit pas à une simple lutte des classes ouvrières et patronales. Il n’y a aucun argument en la faveur ou la défaveur des uns et des autres. Tous ont contribué à cristalliser une situation sociale qui n’a pas su évoluer en temps et en heure. Les uns étaient heureux de voir les autres apprendre à travailler. Cette conservation des idées et des modes de faire était aussi source de garantie et d’assurance. « Pour vivre heureux, restons cachés », m’a dit un jour le patron de la plus grosse entreprise. Lors de ses obsèques, l’église de Saint-Pierre était bondée d’ouvriers qui venaient témoigner à cet homme une reconnaissance qui, à mon avis, va au-delà d’un paternalisme affiché. Ce fragile équilibre aujourd’hui disparu entre ouvriers et patrons a trouvé son origine dans cette culture technique symbolisée par le métier Leavers.


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    Bibliographie

  • Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Ed. du Seuil, 1980
  • Isabelle BROSSARD, Technologie des textiles, (1964), Dunod, 1997
  • Michel CARON, Les calaisiens et la dentelle (1906-1950), Le Téméraire, 1997
  • Michel CARON, Du tulle à la dentelle : Calais 1815-1860, Le Téméraire, 1999
  • Collectif, Dentelle de Calais. La passion du métier, Punch édition, 1999
  • Genevière DELBOS, Paul JORION, La transmission des savoirs, Ed. MSH, 1984
  • Emmanuelle FAVEAU, Calais : un ancien univers ouvrier aujourd’hui le modèle social et culturel de référence, mémoire de DEA, Université René Descartes, 1998
  • Henri HENON, L’industrie des tulles et dentelles mécaniques dans le Pas-de-Calais 1815-1900, Belin, 1900
  • Noël JOUENNE, On pouvait pas m’en faire accroire. Enquête ethnologique sur les savoir-faire du monde dentellier calaisien, Trame-Dentelle de Calais, 1999.
  • Noël JOUENNE, Dans l’atelier, guide des savoir-faire, Musée des Beaux-Arts et de la Dentelle de Calais, 2001, 48 p.
  • Jean MIAILLE, Calais dentelle. Une passion à fleur de peau, Graphein, 1999
  • Victoria ROSATTO (sous la direction) Edward L. GOLEC & George G. ARMSTRONG, Jr, Leavers Lace. A Hand Book of the American Leavers Lace Industry, American Lace Manufacturers Association, 1949.
  • Bernard STIEGLER, « Quelle fin pour l’espère humaine ? », La fabrication de la mort, sous la dir. Ruth Scheps, Les Empêcheurs de tourner en rond, 1998.
  • James WELLING, Usines de dentelles, Catalogue d’exposition, Le Channel, Scène nationale de Calais, 1993

Mis en ligne le 16/06/2013