La guerre de la monnaie dollar yuan

Extrait du livre de François Lenglet "la guerre des empires" Fayard 2010 les notas sont de moi
L'un des sujets de confrontation les plus violents entre la Chine et l'Amérique est un simple rectangle de papier aux couleurs délavées. Côté pile, on y voit les plus beaux sites naturels de la Chine finement dessinés (lien).. Côté face, un numéro de série et la figure apaisante du Grand Timonier: la "monnaie du peuple" (renminbi), qu'on appelle familièrement le yuan. Cette devise est une arme de destruction massive, car elle est délibérément sous-évaluée. Son cours est défini par la Banque centrale chinoise, sur instruction du gouvernement. Si Pékin peut ainsi manipuler le cours de sa monnaie, c'est qu'il n'y a pas de marché libre du yuan. Les étrangers ne peuvent quasiment pas en détenir et pas davantage en acheter . Quant aux Chinois, ils n'ont pas le droit d'en vendre librement - ils doivent remettre leurs $ à la banque de Chine. Le yuan n'est donc ni convertible ni flottant, contrairement à la plupart des grandes monnaies du monde comme l'€uro, le dollar ou la livre sterling.

Nota: La banque centrale de Chine rachète tous les dollars détenus par les chinois et les résidents étrangers en Chine contre des yuans. Ce faisant elle imprime des yuans puisque les coûts de production sont très inférieurs aux revenus des ventes à l'exportation; elle alimente ainsi le marché intérieur chinois en liquidités qui contribuent à la formation de bulles notamment immobilières.

En bonne logique, la Chine devrait suivre la route de tous les pays émergents, notamment celle qu'a empruntée le Japon depuis la guerre. Cette évolution commence avec une devise très faible qui permet d'exporter des produits à faible valeur ajoutée. Au fur et à mesure que le pays se développe, sa monnaie s'apprécie, portée par les mouvements de change internationaux et le rééquilibrage des comptes extérieurs.

En système de taux de change flottants, l'équilibre des comptes avec l'extérieur - compte courant ou exportations nettes et compte de capital dont la somme doit être égale à zéro - s'établit par le taux de change:

Dans le même temps, l'industrie locale monte en gamme, les salaires s'élèvent, les revenus augmentent et le pouvoir d'achat international progresse. Parfois, les mouvements de devises sont brutaux. Le Japon a ainsi subi à deux reprises une endaka, une forte appréciation du yen, qui a entamé sa compétitivité et l'a contraint à des efforts de productivité, notamment en délocalisant en Chine – lorsqu'un pays arrive en haut de l'échelle, il entraîne mécaniquement les autres en déplaçant ses usines chez eux. Les "dragons» d'Asie du Sud-Est ont suivi la même trajectoire avec, en tête, la Corée du Sud, dont la monnaie est aujourd'hui solide.

Rien de tel en Chine. En 1994, alors que le pays connaît déjà une croissance à deux chiffres, il dévalue de plus de 50%, portant le taux du yuan à 8,60 pour un dollar, puis 8,27, une valeur que la Banque de Chine maintiendra inchangée jusqu'en... juin 2005, alors que, dans le même temps, la productivité de l'industrie a explosé et aurait justifié une vigoureuse appréciation. Une aberration économique. A la mi-2005, sous la pression des parlementaires américains Charles Schumer et Lindsay Graham, qui font voter une loi protectionniste à l'encontre de la Chine, celle-ci accepte de réévaluer progressivement sa devise, jusqu'à 6,85 yuans pour un dollar. Le mouvement est interrompu par Pékin en septembre 2008, à cause de la crise mondiale, qui fait chuter les exportations chinoises et met en danger la croissance du pays.

Cette politique de change rigide et offensive est la clé de la stratégie économique chinoise, car elle permet au pays d'engranger des excédents commerciaux gigantesques. En 2008, les exportations chinoises atteignent près de 1500 milliards de dollars, produisant un surplus de 300 milliards. La tendance s'infléchit en 2009, pour repartir de plus belle en 2010, où la Chine est devenue le premier exportateur mondial. Au début de 2010, Schumer et Graham reprennent du service au Congrès, menaçant de faire voter une résolution qui qualifie la Chine de "manipulatrice" et qui permettrait de mettre en place des tarifs douaniers compensateurs. En mai 2010, la Chine dégage 20 milliards de surplus en un seul mois. Sur ce même mois, les États-Unis enregistrent 40 milliards de déficit avec la Chine...

Quant à savoir de combien exactement la monnaie chinoise est sous-évaluée, les calculs divergent selon les sources. Les estimations occidentales les plus fréquentes font état d'une moins-value de 40%. Ce à quoi les Chinois rétorquent, de façon un peu absurde, que cet écart correspond à la différence de parité de pouvoir d'achat entre la Chine et le monde occidental – en principe, ces différences doivent justement se corriger grâce à l'évolution progressive des taux de change, déterminée par les forces du marché. Si l'on bloque le change, il n'y a aucune chance qu'elle se corrige.

L'afflux de capitaux est précisément ce qui fait peur à Pékin, qui redoute un scénario analogue à celui des années 1990 en Asie du Sud-Est. Les dragons avaient alors vu leurs monnaies s'apprécier spontanément, sous l'effet d'une vague d'investissements spéculatifs dans l'immobilier et sur les Bourses, venant d'acteurs qui pariaient sur la forte croissance de ces pays. En 1994, les flux en provenance du Nord vers les marchés émergents pesaient plus de 300 milliards de dollars. Mais du jour au lendemain, en juillet 1997, cette manne est repartie, effrayée par les premiers craquements de la bulle asiatique – bulle que les investisseurs avaient soufflée eux-mêmes –, plongeant la région dans une violente récession. Nul doute que si la Chine libéralisait son compte de capital et rendait sa monnaie convertible, celle-ci connaîtrait une réévaluation immédiate considérable ; les capitaux du monde entier arriveraient en Chine, aimantés par les perspectives de croissance et de profits. Pour Pékin, pas question Lit SC livret' ainsi pieds et poings liés aux caprices moutonniers de la finance internationale. Un argument tout à fait recevable.

Mais les raisonnements du Congrès américain, traditionnellement beaucoup plus sévère vis-à-vis de la Chine que l'administration, sont d'une autre nature. "Le yuan chinois délibérément sous-évalué confère à la Chine un avantage économique substantiel et injuste, au détriment de ses partenaires commerciaux", notent les parlementaires dans un rapport récent. Avantages indus qui s'ajoutent au non-respect des droits des salariés en Chine, et à des normes environnementales encore très précaires. Dans leur rapport, les parlementaires se sont intéressés à l'impact de l'irruption chinoise sur les "clusters", ces vallées industrielles de l'État de New York, au nord du pays. Le bilan de la percée chinoise y est désastreux. En vingt ans, l'industrie de la machine-outil, de la sous-traitance automobile, de l'optique et, plus récemment, des énergies renouvelables, ont été ratissées. Les emplois ont disparu, les entreprises survivantes ont perdu leur capacité à innover, parce que, ayant envoyé leurs usines en Chine pour être à armes égales avec leurs concurrents, elles sont contraintes aujourd'hui de se séparer de leurs unités de recherche, en les expédiant aussi en Extrême-Orient.

Protectionnisme d'élus locaux en mal de clientèle ? Pas seulement. Un économiste américain éminent comme Paul Samuelson, dans un article célèbre, expliquait déjà en 2004 que la théorie traditionnelle du libre-échange, qui veut que les bénéfices de l'ouverture soient importants et bien répartis, pouvait être mise à mal par l'irruption de la Chine sur la scène mondiale. C'est la taille du pays qui change tout, avec son inépuisable réservoir de main-d'oeuvre sous-qualifiée et sous-payée. Paul Krugman, partisan acharné du libre-échange dans les années 1990, a également révisé sa position, pour les mêmes raisons.

Les Chinois rétorquent d'abord que les premiers bénéficiaires de la surcompétitivité chinoise sont... les firmes occidentales, américaines, qui font fabriquer en Chine pour exporter ensuite sur leurs marchés d'origine. 60% des ventes chinoises à l'étranger proviennent de multinationales installées en Chine, selon Li Kegiang, le vice-Premier ministre chinois, qui répondait ainsi aux critiques lors du sommet de Davos de janvier 2010. C'est le point faible des Américains dans la controverse : eux-mêmes sont divisés, entre les "China bashers", ceux qui critiquent Pékin, et les "Panda huggers", ceux qui embrassent les pandas le sommeillant plantigrade est le symbole national de la Chine.

Autre bénéficiaire, le consommateur yankee, qui a pu profiter de prix bas grâce aux produits chinois. C'est au moins ce que dit le ministre du Commerce dans le China Daily : les biens importés "servent de protection contre l'inflation", et l'achat de produits chinois aurait permis aux ménages américains d'épargner 100 milliards de dollars sur la seule année 2009. Une bénédiction, en somme. De plus, la valeur ajoutée est restée pour l'essentiel aux Etats-Unis, poursuit le ministre chinois dans son article. Un iPod fabriqué en Chine et vendu 299 dollars aux [tats-Unis ne rapporte que 4 dollars à l'usine qui l'assemble, alors que 160 dollars vont dans la poche d'entreprises américaines (celles qui conçoivent, vendent, communiquent, etc.).

Quand bien même le yuan s'apprécierait, expliquent les Chinois, cela ne garantirait pas le rééquilibrage des échanges. Preuve en est qu'en 2005 et 2008, lorsque la monnaie s'est appréciée de 21 `%>, le déficit commercial américain a explosé, alors qu'il aurait dû se contracter. L'argument est évidemment très contestable, puisque la productivité chinoise a progressé bien davantage pendant ces trois années. Enfin, pour faire baisser notre excédent, disent-ils encore, il suffirait aux Etats-Unis d'assouplir les limitations s'appliquant aux matériels à haute technologie ou à utilisation duale (à la fois militaire et civile). Ils verraient ainsi progresser leurs ventes en Chine... Argument également spécieux, notent les auteurs du rapport annuel de la commission parlementaire sur les Relations sing-américaines, qui remarquent que les ventes de ces biens représentent déjà, en 2008, le quart des exportations américaines vers l'empire du Milieu. De surcroît, l'expérience a maintes fois prouvé que la Chine n'achète jamais longtemps des biens à haute valeur ajoutée. Très rapidement, elle les copie et les produit aussi, pour les vendre 40% moins cher sur le marché international.

L'empoignade sur le yuan est devenue un sujet majeur de dispute entre les deux pays. De chaque côté de l'océan, on veut garder — ou créer des emplois industriels. Les Américains, après avoir négligé leurs usines, ont changé d'avis depuis la crise, comprenant qu'une production locale génère toutes sortes de services qualifiés ou non dont le pays a besoin pour faire baisser un taux de chômage très élevé. En Chine, c'est la pression de l'exode rural qui rend les autorités très précautionneuses sur la gestion du taux de change. 30% de la population active est encore employée aux champs, mais ce contingent se réduit à hauteur de quinze millions de personnes par an, qu'il faut employer en ville. Et comment occuper les paysans, sinon dans les myriades d'usines qui travaillent pour l'exportation ? "L'élément clé de la stratégie chinoise, c'est de préserver la croissance de l'emploi", explique l'économiste Fan Gang pour justifier la sous-évaluation du yuan ; "employer le plus possible de paysans dans l'industrie et les services, mieux payés, contribue non seulement à diminuer la pauvreté, mais aussi à réduire les inégalités. Au plan moral, cet objectif est au moins aussi important que tous ceux de la partie américaine.

Le dernier épisode de la bataille s'est soldé par une défaite de façade de la Chine, le 19 juin 2010, qui ne règle pourtant rien. Au début de 2010, le Congrès américain entre en ébullition sur le sujet du yuan, toujours à l'initiative du conservateur Charles Schumer, l'homme qui, en 2005, avait déjà réussi à imposer la réévaluation de la devise chinoise. Schumer et ses affidés préparent un texte de loi qui autoriserait le Congrès à imposer de lourdes sanctions tarifaires sur les produits importés de pays désignés comme "manipulateurs" de monnaie. Un texte de circonstance, destiné à surtaxer les importations chinoises, assorti d'une date butoir : si le 15 avril la Chine n'a pas réévalué sa devise, avertissent les parlementaires, nous votons la loi. Tim Geithner, chef du "clan des Chinois" dans l'administration américaine, parvient à éviter de justesse le vote du texte en se rendant en urgence à Pékin, où il obtient, semble-t-il, des assurances sur une initiative prochaine de la Banque de Chine conforme aux souhaits américains. En réalité, l'administration américaine joue assez finement. Elle donne le sentiment d'être conciliante, mais elle exploite également l'humeur belliqueuse qui persiste au Congrès. Un partage des rôles efficace, avec le "méchant" et le "gentil", chacun entrant en scène â son heure.

Pékin renâcle, prétextant la crise européenne et la dévaluation de l'€, qui renchérit ses produits sur le Vieux Continent et lui coûte des emplois. Qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, ou même qu'il souffle une légère brise, ce n'est jamais l'heure de réévaluer le yuan, selon Pékin. Les semaines passent, la réévaluatiun n'arrive pas et le Congrès ne se calme pas, loin s'en faut. Il est même soutenu par Geithner, qui se montre moins accommodant qu'auparavant. A la mi-juin, alors qu'approche le sommet du G20 où la Chine est assurée de prendre une volée de bois vert de la part de la communauté internationale pour son attitude monétaire égoïste, les dirigeants chinois diffusent un article incroyable par l'intermédiaire de l'agence officielle Xinhua. Les parlementaires américains y sont traités d'"incompétents" qui "empoisonnent l'atmosphère" entre les deux pays, "ressortent leurs bonnes vieilles astuces pour critiquer la Chine à tout propos" et tentent de détourner l'attention "des difficultés économiques intérieures beaucoup plus sérieuses, qui résultent en partie de leur impéritie". Pour faire bonne mesure, le communiqué est ponctué de cette phrase peu amène : "Ces élus du Congrès prétendent qu'ils sont des chevaliers blancs défendant les intérêts du peuple américain. Mais en fait, ce n'est qu'une bande de politiciens naïfs qui essaient de tromper les électeurs en utilisant le débat sur le yuan." On ne saurait être plus direct. Malgré la violence des mots, Pékin est en réalité en train de manger son chapeau. Quelques jours plus tard, le samedi 19 juin, un communiqué de la Banque populaire de Chine tombe : Pékin abandonne le lien fixe entre le yuan et le dollar. Le texte arrive à point nommé pour apaiser les relations transpacifiques juste avant le G20. Les dirigeants américains, Obama en tête, se fendent de déclarations satisfaites et prudentes. Seul Charles Schumer fait un peu la tête, en prévenant qu'on jugera la Chine sur ses actes, et non p ~s sur ses paroles : "cette déclaration d'intention vague et limitée est la réponse habituelle de la Chine face ii la pression", explique t-il.

Schumer n'a pas tort. A lire attentivement la déclaration de la Banque de Chine, les intentions de Pékin restent extrêmement prudentes. Tout d'abord, on mentionne une flexibilité "dans les deux sens". C'est-à-dire que le yuan pourrait aussi se déprécier davantage, si les autorités en décidaient ainsi, et notamment s'il advenait un nouveau "choc externe", c'est-à-dire une crise. Ensuite, Pékin pointe la nécessité d'une "stabilité fondamentale" sur le plan monétaire, ce qui ne semble pas augurer un mouvement d'appréciation aussi important que celui de 2005. En réalité, la Chine fait une concession de façade. Elle donne le sentiment de jouer un jeu coopératif, alors que d'économie mondiale repart timidement. Mais elle garde toute liberté de manoeuvre pour fixer comme bon lui semble le taux de change de sa devise. Certes, elle s'impose une réévaluation momentanée et symbolique, mais évite des droits de douane aux États-Unis qui auraient été bien plus pénalisants. La guerre du yuan est loin d'être terminée. La Chine a d'autant plus de raisons d'être prudente que cIeux phénomènes nouveaux interviennent au début de l'été. D'abord la puissante montée de revendications salariales, chez Honda, chez Foxcom, qui se traduit par un quasi-doublement des rémunérations dans ces usines. Pas question d'augmenter fortement les salaires et le yuan en même temps. Second élément, la conjoncture industrielle semble se rafraîchir un peu dans toutes les régions de la planète, comme si les effets des plans de relance commençaient à se dissiper, alors que la reprise n'est pas encore enclenchée. Et alors même que la morsure des plans de rigueur décidés dans tous les pays occidentaux n'est pas encore sensible. On peut donc parier sur une évolution très lente de la parité dollar-yuan, avec des mouvements rétrogrades.

La campagne électorale américaine des "midterm", à l'automne 2010, va immanquablement provoquer une surenchère du Congrès, qui a tout intérêt à se montrer draconien vis-à-vis des "voleurs d'emplois". Et si le calendrier de la reprise n'est pas aussi rapide que lors des précédents redémarrages, l'administration Obama sera contrainte de changer de stratégie vis-à-vis de la Chine, en étant plus offensive. Car les termes du débat sont cruels : les emplois que la Chine récupère sont pris ailleurs, aux Etats-Unis en particulier. Et à l'inverse, ceux que les États-Unis conservent manquent à la Chine. Le taux de change du yuan est le curseur qui règle les transferts d'activité économique de part et d'autre du Pacifique. Autant dire que c'est un paramètre-clé pour les deux pays.

Ce curseur détermine également les transferts d'épargne d'une rive à l'autre de l'océan. Avec un yuan de combat, la Chine accumule les excédents commerciaux. Le surplus des comptes courants reste important, et les réserves de change explosent. Ces réserves progressent d'un bon milliard de dollars... par jour ! Déséquilibre considérable, qui explique en partie la crise financière que nous avons connue en 2007-2009. Car les excédents chinois ont nourri les déficits américains. Trots cinquièmes au moins des réserves de change chinoises sont investies dans les turcs en dollars, ceux de ]'État fédéral en particulier. La Chine est aujourd'hui l'un des premiers détenteurs au monde de Treasury-bonds, les obligations de l'Etat américain. En somme, la Chine permet aux États-Unis de s'endetter de Façon déraisonnable, en lui prêtant de l'argent exactement comme un tenancier de bar sert le dernier verre à l'alcoolique qui s'effondre sur son zinc. De plus, en achetant les obligations fédérales, elle fait baisser les taux d'intérêt et encourage donc M. Smith, l'Américain moyen, à s'endetter.

Wen Jiahao, le Premier ministre chinois, s'exprimant à Davos en janvier 2009, déclarait que l'effondrement de la planète avait été déclenché par les Américains, et notamment par "la croissance démesurée d'institutions financières aveuglées par la recherche du profit". Ce n'est pas faux, mais il manque au moins la moitié de l'histoire. Car la crise est aussi "made in China", Elle "a ses racines dans les déséquilibres mondiaux massifs >, notent les experts du Congrès dans leur rapport cité puis haut, ajoutant que "la responsabilité de ces déséquilibres incombe partiellement aux États-Unis, le premier consommateur et emprunteur du monde, et partiellement à la Chine, le plus gros épargnant et prêteur du monde". Et ils n'ont pas tort. La Grande Récession est l'enfant du monstre china-américain. A bien des égards, il s'agit d'une crise de l'émergence chinoise, tout comme celle des années 1930 avait été celle de l'émergence américaine, avec des mécanismes voisins : surcompétitivité, accumulation d'épargne au détriment de la puissance déclinante {aujourd'hui les États-Unis, naguère le Royaume-Uni). Et le taux d change aberrant du yuan a été l'instrument privilégié de cette émergence. On comprend pourquoi les Chinois n'y renoncent pas. Les emplois servent a calmer le peuple, et l'or va être un nouvel instrument de puissance. Mais pour le reste du monde, c'est une machine à créer des bulles spéculatives – et donc des crises – qui est toujours active.

Pour autant, le système actuel n'est pas sans inconvénients pour les Chinois eux-mêmes. Bien sûr, ils ont un levier sur l'Amérique, puisqu'ils lui prêtent de l'argent. Mais les banquiers sont enfermés dans un u piège à dollars". Pour maintenir leur devise à un niveau artificiellement bas, il leur faut acheter massivement du dollar en vendant du yuan. Et plus ils exportent aux États-Unis grâce à leur monnaie de singe, plus ils encaissent des billets verts qu'il faut ensuite placer. Le trésor national est donc largement investi chez le "Tigre de papier» aux finances éprouvées, ce qui préoccupe beaucoup Pékin. En cas de chute du dollar, les avoirs chinois diminueraient en effet sensiblement. Comme toujours, le banquier qui a trop prêté voit son sort lié à celui de son créancier. Et il commence à perdre patience.

Afin de parer au risque de dévaluation de leurs actifs, les officiels militent désormais pour la création d'un étalon international, qui pourrait être le droit de tirage spécial (DTS), géré par le Fonds monétaire. De façon fort opportune, la Chine s'est d'ailleurs réconciliée avec l'organisme de Washington, depuis que Dominique Strauss-Kahn en est k patron. Le Fonds a modéré ses critiques à l'encontre du yuan, et la Chine obtient désormais davantage les initiatives multilatérales, en matière monétaire et financière particulièrement. Le DTS est un panier de monnaie, ce qui permettrait à la Chine de diversifier son risque en stockant ainsi ses réserves. Zhu Min, un financier chinois éminent, a été nommé en mai 2010 aux côtés de DSK comme conseiller spécial du directeur général, auquel i1 pourrait succéder si d'aventure le Français préférait rentrer au pays avant l'échéance, pour préparer sa campagne présidentielle de 2012. Nul doute qu'avec un tel personnage à la tête de l'institution le rôle du DTS ne s'étende, au détriment du dollar. Mais la communauté internationale n'est pas encore prête à accepter une telle révolution. Sans parler des Etats-Unis, qui ont tout intérêt à prolonger un système de seigneuriage qui leur permet d'avoir un niveau de vie bien supérieur à ce que justifierait leur compétitivité.

Parallèlement, la Chine tente prudemment d'internationaliser sa devise sans passer par les marchés financiers, grâce it des accords qui permettent à ses partenaires commerciaux privilégiés d'utiliser la devise chinoise pour régler les échanges. A lu fin de 2009, ces accords signés avec des pays asiatiques comme la Malaisie ou sud-américains comme l'Argentine représentaient 650 milliards de yuans, soit près de 100 milliards de dollars. Cette expérience va s étendre, tout comme les libertés offertes aux entreprises opérant â Hongkong et en Chine pour réaliser des opérations financières en yuans. Expériences précautionneuses, qui visent ii tester l'utilisation internationale du yuan, dans l'objectif de long tenue qui est de remplacer le roi dollar par l'empereur yuan. Cela supposerait bien sûr de le rendre convertible. Les officiels chinois évoquent désormais cette hypothèse pour le long terme : le billet vert pourrait être remplacé par le "billet rouge", en vertu de la loi éternelle qui confère à la grande puissance économique la prévalence monétaire.

L'autre effet pervers de la sous-évaluation du yuan est qu'il maintient la Chine dans son modèle de croissance adolescent, dominé par les exportations et l'investissement, au détriment de la consommation. A suivre la route asiatique du développement, ouverte après la guerre par le Japon, puis par la Corée dans les années 1970 et tous les "dragons" d'Asie du Sud-Est, c'est l'intégration dans le commerce international qui permet le décollage. La première phase de la croissance voit toujours s'accumuler les excédents, tandis que les revenus intérieurs restent faibles. Peu à peu, les salaires, les prix et le taux de change s'apprécient, le pays monte en gamme et la consommation se développe. Normalement, les usines de produits à faible valeur- ajoutée – le textile, par exemple – quittent alors le pays pour trouver une autre localisation, moins avancée sur l'échelle du développement.

Si rien de tel ne s'est passé avec la Chine, c'est bien sûr parce que le pays est immense, et qu'il possède des réserves énormes de travail peu qualifié. Il suffit de s'enfoncer un peu à l'intérieur du pays pour trouver moins cher que dans les grandes villes de la côte orientale, où les prix flambent. La Chine possède en quelque sorte ses propres "dragons intérieurs", qui prennent le relais des régions les plus avancées, comme les anciennes "zones économiques spéciales" des années 1950. Mais il y a aussi une autre raison : un taux de change artificiellement bas siphonne les investissements industriels du monde entier, qui s'installent en Chine non pas pour y vendre, mais pour exporter à partir d'une base très peu coûteuse – le pays figure parmi les premiers destinataires mondiaux de l'investissement industriel direct. Voilà comment il est devenu l'"usine du monde". Conséquence: la part des exportations dans le PIB, au lieu de diminuer, augmente au contraire. Les ventes à l'étranger ne comptaient que pour 5% de la richesse produite au début de l'ouverture ; elles pesaient, avant la crise, jusqu'à 37% ! Et c'est dans les années 2000 que la progression a été la plus forte. A l'inverse, et c'est un fait inédit dans l'histoire économique pour un pays qui a décollé il y a déjà un quart de siècle, la part de la consommation s'effondre littéralement, pour se situer juste au-dessus des 30% du PIB, alors qu'elle était encore de 5Q% au début des années 1990. Le rythme de l'écrasement de la consommation des ménages s'est même accéléré dans les années récentes. Cette déformation rend la Chine très vulnérable aux à-coups du commerce mondial, et l'oblige à compenser par une remontée de l'investissement, ce qui a justement été mis en oeuvre l'année dernière, pour parer au ralentissement mondial. Mais l'investissement crée des capacités excédentaires, donc la nécessité d'exporter, c'est-à-dire aussi celle d'une monnaie faible... C'est un cercle vicieux qui a comme désavantage, pour la Chine, de ralentir le développement de son marché intérieur.

Toutefois, les inconvénients sont bien plus sérieux pour le reste du monde. Outre l'impact financier évoqué plus haut, il y a les conséquences économiques. Grâce sa manipulation monétaire, la Chine prélève de la croissance sur la planète à hauteur de plusieurs centaines de milliards de dollars par an, principalement au détriment des États-Unis et de l'Europe. Er elle se protège de la concurrence étrangère bien plus efficacement qu'avec une herse de tarifs douaniers : les produits occidentaux, exprimés en monnaie locale, sont bien plus chers qu'ils ne le devraient. En minorant son pouvoir d'achat international, la Chine préserve la rente de ses entreprises sur leur marché domestique, ce qui leur permet de monter en gamme tranquillement.

Nul doute qu'à terme Pékin ne laisse s'apprécier sa monnaie. Mais quand et à quel rythme ? Tim Geithner, le secrétaire au Trésor, était convaincu que les Chinois y viendraient avant l'été. Or la crise de l'euro est arrivée, donnant un prétexte pour ne rien faire. Les "prochinois" du Trésor sont confiants, car ils estiment que le seul moyen de ralentir l'économie, pour une Chine en surchauffe, sera de réévaluer le yuan, au moins légèrement. Cc n'est pas sûr car la Chine dispose de toute une panoplie pour contrôler l'expansion du crédit.

Pour autant, la réévaluation du yuan, même importante, ne réglera pas tous les problèmes de l'économie américaine, ni les occasions de conflits graves entre Pékin et Washington. Incontestablement, elle rééquilibrerait les flux commerciaux, en pesant sur les exportations de la Chine et en stimulant ses importations. Sans doute cela pourrait-il ralentir la fuite des emplois industriels américains ou européens, mais ce n'est même pas sûr. Car il y a des solutions de remplacement pour la production à has coût, l'Indonésie ou le Vietnam par exemple, même si la qualité de l'environnement des affaires y est plus médiocre.

L'appréciation de la devise chinoise aurait aussi des conséquences financières très délicates à gérer pour l'Amérique. En réduisant l'excédent commercial des Chinois, elle diminuerait d'autant les volumes d'achat de bons du Trésor américains, comme le remarque l'analyste Marc Fiorentino, car les Chinois auraient moins de réserves à placer, limitant ainsi les capacités d'emprunt des Etats-Unis à un moment où ceux-ci font face à un déficit important hérité de la crise. Il en résulterait une montée des taux d'intérêt sur le dollar, qui pénaliserait la croissance américaine. Un comble ! Ce que les Etats-Unis gagneraient au niveau commercial pourrait être consommé sous la forme d'une prime sur le court de l'argent, à laquelle les émissions du Trésor échappent aujourd'hui grâce à la Chine. Cette prime est évidemment impossible à quantifier, car elle est en partie déterminée par la psychologie des investisseurs.

Quant au pouvoir d'achat international de la Chine, s'il se réévalue, il y a là encore des effets ambigus. Côté pile, c'est davantage de produits occidentaux vendus en Chine. Côté face, c'est une puissance financière chinoise encore plus importante pour acheter des actifs hors des frontières et consolider son emprise. Des terres, des mines, des entreprises, des actions... Le "made in China" pourrait devenir "bought by China", déplaçant le protectionnisme occidental du marché des biens à celui des actifs. A voir le tollé qu'a suscité en 2005 cc projet de rachat d'Unocal par les Chinois, il y a là le ferment de nombreux conflits.

En réalité, il faut bien sûr réévaluer le yuan. Un taux de change doit refléter l'évolution de long terme de la richesse et de la productivité d'un pays. Mais il faudra parallèlement que Pékin et Washington sortent de la relation névrotique qu'ils ont construite en associant leurs faiblesses et leurs déséquilibres symétriques. Névrose économique et financière qui a offert quelques années c e croissance à la planète, jusqu'en 2008, pour la précipiter dans une crise très grave. Comme toutes les maladies, celle-ci ne s'effacera qu'en fonction des efforts faits par les deux protagonistes : rééquilibrage de la croissance en Chine au profit de la demande intérieure des ménages, compression de la demande interne américaine et de l'endettement qui lui est associé. Ce chemin est semé d'embûches : dès clue l'un des deux pays prend une initiative pour se rapprocher de l'équilibre souhaitable, il heurte l'autre. L'interpénétration est aujourd'hui telle qu'elle suppose une gouvernante commune très étroite, difficilement praticable entre deux régimes politiques et deux sociétés si différentes, et un calendrier parfaitement synchronisé pour que le sacrifice de croissance effectué par l'un soit immédiatement compensé par les efforts consentis par l'autre. Qu'il y ait un raté, et il y aura un perdant, donc une montée des tensions politiques. Qu'if y ait un accident ou une surprise, comme la vie politique et économique internationale n'en manque guère, et chacun se trouvera contraint de protéger d'abord ses intérêts. On l'a vu avec la crise. Du jour au lendemain, en septembre 2008, la Chine a interrompu unilatéralement l'appréciation du yuan, parce que le risque était grand de voir hoqueter sa précieuse "job machine", élément-clé de la stabilité sociale, et donc de la longévité politique du pouvoir en place. Les conséquences de cette décision sur l'Amérique l'indifféraient profondément et Hu Jintao, le chef de l'État chinois, aurait alors très bien pu reprendre la célèbre formule américaine naguère appliquée au dollar : "Le yuan est notre monnaie, mais c'est votre problème."

Pour gérer une telle relation dans la durée, il faut une énorme close de bonne volonté. Nul doute qu'elle soit présente au sein de l'administration Obama, et notamment dans le "clan chinois". Elle sera beaucoup plus difficile à trouver au Congrès, où les parlementaires, comme tous les élus, enfourchent les chevaux les plus faciles à monter. Les électeurs voient leurs emplois traverser le Pacifique, et leurs magasins se remplir de biens fabriqués en Chine. Il ne faut pas être grand clerc pour faire le lien entre les deux... Quant aux Chinois, leur vertu cardinale n'est pas la bonne volonté. Dans leur esprit, la trajectoire qui les porte au sommet est la voie du destin. Et ceux qui s'y opposeraient sont envieux ou mal intentionnés.

A court terme, le risque de conflit se concentre sur les enjeux commerciaux. A la veille des élections de "midterm", les parlementaires américains se font beaucoup plus pressants pour obtenir de is Chine une réévaluation significative et rapide. Ils l'ont déjà fait en 2005, avec succès. Ils l'ont manqué de peu au printemps 2010, désarmés par la manoeuvre de Pékin qui, cédant en apparence, a évité que la Chine ne soit estampillée "manipulatrice" de monnaie.

L'évolution d'Obama sur le sujet dépendra bien sûr de ses soutiens politiques aux Etats-Unis et du résultat des élections législatives. Elle sera aussi déterminée par la conjoncture économique. A 3% de croissance et avec un chômage qui baisse, la question chinoise }perd de son relief. En revanche, si la reprise s'affaiblit dans la période-clé pour la réélection du président, il lui faudra montrer les dents. Et c'est plutôt ce scénario qui se profile.

A moyen terme, c'est-à-dire après le début de l'inévitable réévaluation, le conflit va se déplacer. Les Etats-Unis ont besoin d'un banquier, et si possible d'un banquier sur lequel ils ont un levier – l'accès à leur marché. Mais qui dit que Pékin continuera à acheter massivement des obligations dont le rendement diminue et dont la devise s'affaiblit par rapport à la leur ? Les créanciers seront tentés de diversifier leurs placements, notamment dans des actifs industriels et immobiliers, aux États-Unis et ailleurs. Peut-être échangeront-ils le financement de la dette américaine contre l'autorisation d'acquérir Chevron, General Motors ou Goldman Sachs. Le terrain du conflit va alors se déplacer de l'accès au marché à l'accès aux actifs, avec les redoutables conséquences que peut avoir la crainte de perte de souveraineté aux Etats-Unis.

A long terme, un nouveau problème pourrait apparaître, lorsque le yuan sera convertible. Les deux devises seront alors en concurrence pour attirer les capitaux du monde entier. L'une aura pour elle la croissance et le dynamisme d'un monde neuf. L'autre conservera un actif intangible et néanmoins fort précieux, qui n'est pas tant la démocratie de son pays d'origine – dont les investisseurs ne font pas grand cas – que le respect du droit de propriété, qui les touche davantage. C'est un argument essentiel, que la Chine n'est pas près d'obtenir – qui sait par quelles convulsions sociales ou politiques le pays peut passer dans les dix ans qui viennent ? – alors que les États-Unis en disposent depuis deux siècles. La bataille monétaire reflétera donc aussi la compétition entre les deux systèmes. L'enjeu n'est pas mince. II s'agit de posséder la monnaie la plus sûre du monde, aux yeux des investisseurs et des commerçants de la planète. Y compris des hommes d'affaires de la mafia et des organisations de l'économie noire, qui utilisent aujourd'hui des centaines de milliards de dollars parce que le billet vert est universellement accepté.

De la Chine ou des Etats-Unis, le pays qui parviendra à obtenir ou à conserver la monnaie mondiale est assuré de financer sa croissance à bon compte et d'imposer sa politique monétaire. Il sera affranchi des lois qui entravent les simples mortels puisqu'il attirera sans avoir à séduire. Autant dire que le prix de cette compétition est élevé. Et qu'il n'y aura qu'un seul gagnant.

Références
  1. Guerre des monnaies Yuan dollar
  2. Casse-tête des soldes extérieurs
  3. Yuan dollar le problème de la non convertibilité du yuan
  4. Commerce extérieur de la Chine États-Unis et monde
  5. Qui dérègle l'économie mondiale?
  6. Etats-Unis: L'hyperpuissance américaine piégée par ses hyper déséquilibres
  7. Isaac Johsua sur la crise américaine
  8. Fan Gang et le Project Syndicate
  9. Chen Deming sur le taux de change : ça ne s’arrange pas!
  10. Relations États-Unis - Chine
  11. US-China Economic and Security Review Commission
  12. US-China business council
  13. Nouriel Roubini sur les problème des déséquilibres du commerce mondial
  14. Daniel Gros The cost of America's free lunch
  15. Qui a provoqué la guerre des monnaies?
  16. L'analyse de Yanis Varoufakis 5 mai 2016

Partager | Suivez moi sur twitter @pratclif

Mis à jour le 05/05/2016 pratclif.com