La vraie fracture

[Figaro 10 juin 2005]

Trois mois après la grande journée de mobilisation syndicale qui avait rassemblé un million de personnes dans la rue sur les salaires, c'est peu dire que le climat social a changé. Face à un gouvernement jouant la stratégie du «Canadair social» et multipliant les gestes au profit de telle ou telle catégorie d'électeurs, les organisations de salariés se trouvaient alors en position de force et la CGT pouvait crier haut et fort: «Pas de pause sociale sous prétexte qu'il y a un référendum.» Son nouveau mot d'ordre, qui revient à dire «Pas de pause sociale sous prétexte... que les grandes vacances approchent», n'a en revanche pas convaincu grand monde. La CGT manifestera seule le 21 juin contre le plan pour l'emploi du gouvernement, les autres organisations syndicales ayant décidé d'attendre la rentrée.

C'est donc dans un climat sensiblement moins passionnel que le ministre délégué au Travail a reçu hier les partenaires sociaux pour faire le bilan de l'évolution des salaires dans le secteur privé. Lorsque cette rencontre avait été programmée en mars, le gouvernement, souvenons-nous, lâchait du lest sur le traitement des fonctionnaires, alimentant maladroitement les revendications dans le privé, en pleine polémique sur les «superprofits» des grandes entreprises.

Nous sommes heureusement sortis de cette ambiance de campagne électorale et l'on peut espérer que cela permettra d'aborder dans de meilleures conditions le débat de fond sur les moyens de lutter contre le chômage. Le plan annoncé mercredi par Dominique de Villepin comporte une nouveauté de taille avec la création d'un type de contrat de travail destiné à favoriser l'embauche dans les petites entreprises.

A l'occasion de ce débat apparaît au grand jour un vrai clivage: pour ou contre une réforme qui tranche enfin avec tout ce qui a déjà été tenté sans succès depuis vingt ans pour faire repartir la création d'emplois. Il s'agit moins d'un clivage politique que d'une fracture entre deux mondes du travail. Celui des salariés bénéficiant d'un contrat à durée indéterminée, protégés par quelques années d'ancienneté et unis par le slogan «Touche pas au Code du travail». Et celui des chômeurs, des titulaires d'emplois aidés et des employés en situation précaire qui ont intérêt à une plus grande fluidité du marché du travail.

Car ces deux mondes ne se rejoignent pas, et c'est bien là le problème. Ceux qui vivent dans le premier persistent à défendre un «modèle social» français à bout de souffle mais dans lequel ils trouvent intérêt. Voir aussi sur ce même modèle social un article de Chantal Delsol. Ils guettent la moindre «brèche» dans un droit du travail qui, loin de faciliter le bon fonctionnement du marché de l'emploi, organise, le mot n'est pas trop fort, une ségrégation de fait. Le constat n'est pas fameux pour un pays qui se veut celui de l'égalité des chances et de l'idéal républicain. Une réforme est pourtant indispensable et il faut espérer que ce gouvernement donnera tort au Raymond Aron des «Mémoires» pour qui «la France fait de temps en temps une révolution, jamais de réformes».