La crise financière, économique et sociale symptôme du dérèglement de nos sociétés riches
La crise financière, économique et sociale reste d'actualité. Nous y sommes et nous plongeons dans la récession (lien). Les causes de la crise sont maintenant bien connues et expliquées par maints auteurs. Voici une explication intéressante par Gaël Giraud d'autant plus qu'il a exercé le métier de "trader". Qui est-il? C'est un extrait de conférence faite le 6 décebre 2010 devant le Comité Catholique des X "Journée d'information religieuse" sous le titre "Regards chrétiens sur la crise économique". Intéressante, car elle montre - ce que je crois - que la crise n'est qu'un symptôme parmi d'autres du dérèglement actuel de nos sociétés devenues si riches en l'espace d'une génération.
Voici l'extrait de la partie de sa conférence consacrée à la crise financière, en transcription écrite.
L'état d'esprit dans le monde de la finance
Je voudrais commencer par vous raconter une petite anecdote: au printemps 2009, il se
trouve que j'ai coédité avec une religieuse assomptionniste un ouvrage qui s'appelle "Vingt
propositions pour réformer le capitalisme", paru chez Flammarion. Peu après la sortie du bouquin,
j'ai été invité par un banquier haut placé chez BNP Paribas ... Il m'a invité au petit pavillon de la
rue d'Antin qui, comme le savent certains d'entre vous, est le centre historique de Paribas, donc la
« Mecque» de la finance en France, de la finance de marché. Il m'a invité dans un restaurant
somptueux à côté. Et il a commencé le repas par me dire: «La dernière encyclique du Pape
Caritas in Veritate est décevante ... La prochaine fois, vous pouvez dire tranquillement à Benoît XVI
que s'il a besoin d'aide, je suis prêt à lui écrire son encyclique ... » Vous voyez le ton, le niveau où le personnage se situait. Il faut dire qu'il est vraiment très haut placé dans la hiérarchie de BNP
Paribas. La discussion se poursuit: il prend mon livre et il éreinte l'une après l'autre toutes les
propositions de réforme que fait le livre, propositions élaborées par moi-même mais aussi par des
professionnels des marchés; on avait volontairement fait le choix dans ce livre de donner la parole
à des professionnels, chrétiens ou non, qui étaient d'accord - il y avait un minimum de consensus
entre nous - sur le fait qu'on ne peut pas continuer comme ça et qu'il faut mettre en oeuvre des
réformes.
Il prend donc chacune des propositions du livre et les démolit, patiemment, sur le thème "Mon cher, vous n'avez rien compris. Des grandes crises comme celle que nous avons
traversée en 2008 sont excellentes, contrairement à ce que vous croyez, et vous avez tort de
vouloir mettre des digues pour empêcher la prochaine crise." Je lui demande naïvement: «Mais
comment pouvez-vous dire que c'est excellent?» Et il répond avec le dernier sérieux: «Vous
voyez bien que ce genre de crise permet d'éliminer les plus faibles et rend plus forts les plus forts ;
c'est ce qui rend une société plus efficace. Il faut donc continuer.» A l'époque, au printemps 2009,
UBS, l'une des deux plus grandes banques suisses d'investissement, qui faisait partie des dix
premières banques mondiales, était à genoux avec 40 milliards de dette. Il me dit tout sourire:
« UBS est à genoux. Tant mieux. C'est excellent pour nous. »
A la fin du repas, au moment du
dessert, il me demande: « Quelle est la procédure pour devenir jésuite? » Comme il avait soixante
ans passés, je me suis bien dit qu'il ne devait pas être candidat mais je lui ai quand même un peu
expliqué; il éclate de rire et me dit: « Mais enfin, par rapport aux 17 entretiens qu'il faut passer
pour obtenir un poste chez Goldman Sachs, la plus grande banque du monde, à New York, c'est
dérisoire! » Voyez... Il faisait donc une espèce de confusion, ce n'était même pas de l'humour:
entrer chez les jésuites, pour lui, était du même ordre que postuler pour un poste chez Goldman
Sachs. Or, chez Goldman Sachs, la sélection est beaucoup plus dure, pensait-il donc c'était
nettement mieux. Cela vous donne l'état d'esprit. Notez que je ne suis pas du tout en train de dire
que tous les banquiers pensent ainsi. J'espère qu'il y a des banquiers dans la salle qui pourront
témoigner que tous les banquiers, même chez Paribas, ne pensent pas de cette manière-là. Mais
c'est une bonne entrée en matière car c'est néanmoins symptomatique d'un état d'esprit d'un
certain nombre de personnes - je ne dis pas de tous - qui sont aujourd'hui en responsabilité dans
les grandes banques d'investissement internationales, BNP Paribas ou ailleurs. Je pourrais vous
raconter d'autres anecdotes tout à l'heure, si vous voulez, qui se sont passées à Londres ou à New
York.
Voilà pour l'état d'esprit. Je reviens maintenant un petit peu en arrière pour faire
rapidement la chronologie de la crise financière.
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La crise du prêt immobilier américain
Vous le savez: l'origine, au moins superficielle, de la crise financière qui éclate en 2007
aux Etats-Unis se trouve dans le marché hypothécaire américain - le marché immobilier - essentiellement destiné à des ménages « pauvres », typiquement des ménages noirs
américains « pauvres ».
Que s'est-il passé? En fait, le marché immobilier augmentait régulièrement chaque année
de 15% depuis environ 2001 et, après l'éclatement de la bulle internet, en 2000-2001, les autorités
monétaires américaines, à savoir la Federal reserve, la Banque Centrale Américaine, ont
énormément poussé au développement du crédit hypothécaire (le crédit immobilier) de manière
massive. Le président de la Federal Reserve, Alan Greenspan s'est engagé en disant: "Aux Etats-
Unis tout le monde doit devenir propriétaire de sa maison, il faut donc que le système bancaire se
mobilise pour faire des prêts immobiliers". De 2001 à 2007 s'est alors formée une énorme
bulle du marché immobilier américain pauvre, qui a gonflé. Que s'est-il passé? On a accordé des
prêts de plus en plus nombreux, à un nombre croissant de ménages, sans véritablement vérifier
leur solvabilité. Pourquoi? Parce que les crédits qui étaient accordés étaient gagés sur les maisons
que possédaient ou qu'achetaient les ménages. Typiquement, on allait voir un ménage en lui
disant:
"Pour l'instant, vous n'êtes pas propriétaire mais vous pouvez acheter votre maison, on
vous prête le capital - quasiment la totalité du capital. Dans trois ans, il faudra que vous
commenciez à rembourser votre prêt, mais ce ne sera pas grave: votre maison vaudra beaucoup
plus, on vous fera un deuxième prêt pour vous permettre de rembourser votre premier prêt, gagé
sur votre maison, qui entre-temps aura pris de la valeur. On vous fera donc un prêt plus important.
Et vous allez pouvoir, grâce à tout cela, payer continuellement vos dettes, grâce à l'augmentation
indéfinie de la valeur de votre maison."
Pour ceux qui connaissent, on a construit ce qu'on appelle
une énorme pyramide de Ponzi, ce qu'avait fait Bernard Madoff: on a empilé des dettes les unes
sur les autres, en promettant aux ménages qu'ils n'auraient jamais de souci pour payer leurs dettes
puisque mécaniquement, chaque année leur maison prendrait de la valeur et qu'on pourrait leur
accorder de nouveaux prêts leur permettant de rembourser les précédents ... De plus, on a imposé des taux d'intérêt exorbitants; 15%, 20%, 30% ! C'est énorme pour un prêt immobilier. Et cela a
été fait été fait auprès de ménages parfois illettrés, pauvres, pris à la gorge, parfois déjà surendettés.
Arrive 2005/2006: la Banque Centrale américaine commence à repérer qu'il y a une
petite poussée inflationniste aux Etats-Unis et elle se met à "resserrer les boulons", c'est-à-dire à
augmenter le taux d'intérêt courts du crédit: le crédit coûte plus cher. A ce moment-là, le marché
immobilier américain se retourne, c'est-à-dire que le prix des maisons, au lieu de continuer à
gagner 15% tous les ans mécaniquement, commence à baisser. Et voilà tout d'un coup, en 2007,
trois millions de ménages américains pauvres, surendettés, qui se retrouvent à devoir payer des
dettes colossales; à l'époque le montant total de la dette accumulée est de 2500 milliards de dollars
- ce qui est à peu près le PIB français. Les ménages se retournent évidemment vers les institutions
de crédit qui leur avaient promis que "l'on pourrait toujours leur accorder de nouveaux prêts
pour rembourser leurs dettes, sans problème", lesquelles institutions de crédit leur disent
maintenant: "Eh bien non, maintenant la valeur de votre maison diminue, on ne peut donc plus
vous accorder de prêts: ce n'est plus possible. Et les premiers ménages font faillite, c'est-à-dire
se retrouvent dans l'incapacité de rembourser leurs dettes. Mais ils sont tellement nombreux à
faire faillite que les institutions de crédits font faillite à leur tour.
Dans cette première étape, le problème est encore local lié au marché immobilier pauvre
américain. Et d'une certaine manière, tout le monde est responsable: les ménages pauvres
américains se sont laissés entraîner dans une spirale de surendettement à laquelle ils n'auraient
jamais dû céder. La question à poser est: avaient-ils vraiment les moyens intellectuels, sociaux,
culturels, de résister? Vous savez qu'aux Etats-Unis, vous pouvez même recevoir une carte de
crédit dans votre boîte aux lettres; ce sont de vraies cartes de crédit - vous pouvez retirer plus de
10.000$ sans rien payer. Vous devrez les rembourser trois ans après, avec des taux d'intérêt
exorbitants. Mais vous ne le savez pas! C'est écrit en note de bas de page, en petits caractères,
dans le contrat qui accompagne la carte de crédit ... Et quand vous êtes un ménage pauvre et que
vous avez du mal à terminer vos mois, que vous recevez de telles cartes dans votre boîte aux
lettres, c'est vraiment très difficile de résister, étant donnée la pression à la consommation existant
aux Etats-Unis. Si vous n'avez pas deux 4x4, une télé dans chaque pièce, un ordinateur dans
chaque chambre, vous êtes vraiment un plouc! Il est donc très difficile de résister. Alors,
beaucoup ont cédé. Il y a une responsabilité très forte également de la part des institutions de
crédit qui ont accordé des prêts sans du tout s'inquiéter de la solvabilité des ménages. Certaines
d'entre elles ont même surévalué volontairement les maisons - les maisons étaient évaluées à
110% de leurs valeurs réelles - de manière à pouvoir accorder des crédits encore plus importants.
Du coup, la montagne de dette accumulée était énorme: $2.500 milliards. Et le retournement a été
d'autant plus rapide qu'on avait fait cela sans aucun discernement sur la qualité des crédits qui
étaient accordés.
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L'extension de la crise, titrisation, et millefeuilles.
Posons-nous la question: pourquoi ces institutions de crédit ont elles été aussi "pousse
au crime"? Et, deuxième question: pourquoi cette crise locale, qui aurait pu rester circonscrite
aux Etats-Unis, s'est-elle répandue sur la totalité de la planète? La réponse se trouve dans un
phénomène qui s'appelle la titrisation.
En quoi consiste la titrisation? Il s'agit d'une opération grâce à laquelle vous transformez
une créance que vous détenez, en un actif financier que vous pouvez échanger sur un marché.
Supposez par exemple que j'ai fait un prêt à Olivier - pour les bienfaits de l'histoire, je suppose
qu'Olivier n'est pas du tout solvable (ce qui n'est pas le cas). Je ne me soucie pas de savoir s'il est
solvable. Je lui fais un prêt colossal. Et le lendemain même, je transforme la créance que j'ai sur
Olivier en des actifs financiers que je vais vendre par exemple au monsieur qui se trouve assis au premier rang
là-bas. Je vais dire à ce dernier: "Ecoutez, vraiment c'est une affaire en or, cela vous rapportera
30% en taux d'intérêt."Evidemment, j'omets de lui dire qu'Olivier n'est pas solvable. Je me garde
bien de le lui dire. Peut-être qu'il me le demande, mais je lui réponds: "Ecoutez, ne me cassez pas
les pieds, cette affaire vous rapportera 30% par an." Au besoin, je vais voir une agence de notation et je demande à l'agence de notation de mettre une bonne note sur cet actif. L'agence de
notation qui est payée par les banques sait ce qu'il en est. Mais elle ne va pas du tout vérifier la
solvabilité d'Olivier, elle va dire que cela vaut triple A, que c'est du sûr, aussi sûr que le lever du
soleil au matin, et le monsieur qui est là-bas achète. Et lui-même va le vendre au monsieur qui
est au second rang. Lui sait encore moins qu'Olivier n'est pas solvable: l'information se perd et se
dilue complètement dans la chaîne de transmission des titres financiers. C'est un peu le jeu de la
patate chaude: j'ai une énorme patate chaude qui me brûle les doigts - parce que j'ai une énorme
créance sur quelqu'un d'insolvable; je la transmets immédiatement à quelqu'un, qui la transmet à
un autre; à chaque fois on gagne une petite commission bien sûr, tout cela n'est pas du tout
gratuit, et finalement ça finit par atterrir dans le bilan des grandes banques européennes, en
Angleterre, en France, en Allemagne, en Suisse, en Espagne, et même en Chine, au Japon ... Alors,
au moment où le ménage pauvre américain fait faillite, moi qui lui ai prêté beaucoup trop, je fais
faillite à mon tour et la chaîne de dominos des faillites se transmet sur toute la chaîne de
transmission de l'actif titrisé. Petit à petit, on se rend compte en quelques semaines que cette
créance qui a été transmise au monde entier ne vaut plus rien parce qu'elle ne sera jamais
remboursée.
Evidemment, la chose est un peu plus complexe - car vous me diriez que, là c'est encore
très simple: il suffit de remonter la chaîne pour comprendre l'origine et de tester la
solvabilité du ménage initial. Mais les choses ont été rendues extrêmement compliquées car, en
plus du premier procédé, la titrisation (qui rend un peu opaque l'information sur la solvabilité du débiteur donc du risque pour le créancier), il y a un deuxième
procédé qu'on pourrait qualifier de "millefeuille". En quoi consiste-t-il? Je prends la créance que
je détiens sur Olivier et je la mets dans un millefeuille (ça s'appelle un SIV spécial investment vehicle) avec plein d'autres créances. Alors comme dans les millefeuilles, vous avez la surface avec de la crème, avec tout ce qui est bon ... et au fond je mets la créance douteuse que j'ai sur le ménage pauvre américain; je la mets tout au fond du millefeuille. Puis je vais voir mon acheteur préféré à qui je vais dire: "Regarde ce millefeuille, regarde sa surface, c'est crémeux, c'est très bon, très sucré ... Ça rapporte beaucoup et c'est noté triple A par les agences de notation. Ce qui est au fond du millefeuille, parfois c'est vrai, c'est un peu dangereux mais ça rapporte tellement et puis il n'y a aucun risque que la totalité du millefeuille fasse faillite en même temps. Ça n'arrive jamais, tu le sais bien." Et donc, il achète.
Vous voyez qu'en ayant inséré cette créance douteuse dans un gros millefeuille, je rends encore
plus compliquée l'évaluation de la dangerosité des créances du millefeuille. Puisque là, le problème posé n'est plus seulement la faillite éventuelle d'Olivier, donc du fond du millefeuille, mais la question de l'effet domino sur la totalité du millefeuille.
Avant de devenir jésuite, j'ai été moi-même consultant pour des banques: je faisais des
calculs pour les traders qui échangeaient ce type de produits, ce type de millefeuilles. Et je me
souviens bien avoir dit au début des années 2000, je le disais en tant que "matheux". "Ecoutez,
vous voyez bien qu'en réalité on est incapable d'évaluer la dangerosité de l'ensemble du
millefeuille". Pourquoi? Parce qu'on est incapable d'évaluer la corrélation entre le risque de
faillite du bas du millefeuille et du haut du millefeuille. Supposez que vous ayez deux créances: une
sur Monsieur A et une autre sur Monsieur B. Vous avez peut-être un moyen d'évaluer la
probabilité que A puisse faire faillite et peut-être un moyen d'évaluer la probabilité que B fasse
faillite. Mais pour les matheux qui sont dans la salle, la probabilité conditionnelle que B fasse
faillite dans le cas où A fait faillite, est impossible à calculer. Pourquoi? Parce que vous n'avez pas
un historique où Monsieur A aurait fait 50 fois faillite et Monsieur B 15 fois faillite, pour que vous
puissiez calculer la fréquence conditionnelle avec laquelle l'un et l'autre font faillite. C'est
évidemment impossible.
Donc ce qu'on appelle en mathématiques la corrélation de la faillite entre
les différents émetteurs de créances est impossible à calculer, encore aujourd'hui. Mais à l'époque,
au début des années 2000, mes employeurs, dans des banques françaises dont je ne dirai pas le
nom, m'ont répondu: "Ecoute, mon garçon, tu nous casses les pieds. Tu vois bien qu'on gagne
tellement d'argent... pourquoi veux-tu nous empêcher de faire la fête?" Certes, je n'avais pas du
tout anticipé la crise qui est advenue, mais nous étions plusieurs à dire qu'en réalité, toutes les
banques calculaient la corrélation avec l'âge du capitaine, de sorte qu'on était incapable d'évaluer la
dangerosité de ces actifs structurés dans les SIV - pour ceux qui connaissent: les CDO, - et en
particulier l'effet domino. Et voilà ce qui a été terrible en 2007/2008. À partir du moment où le
bas du millefeuille s'est effondré, la panique s'est étendue à la totalité du mille feuille avec une
vitesse fulgurante. Pourquoi? Parce que toutes les banques se sont rendu compte qu'elles avaient
des créances douteuses; un vent de panique a soufflé, elles se sont dit: "Finalement, la plupart de
nos actifs structurés ne valent plus rien". J'exagère un peu, je simplifie beaucoup, mais c'est pour
que vous voyiez le phénomène.
Résumons: il y a eu un manque de discernement manifeste, pour ne pas dire davantage,
de la part des institutions de crédits qui ont prêté à des ménages pauvres américains. Ce manque
de discernement a été rendu possible, voire favorisé, par un phénomène qui s'est développé
énormément, qui s'appelle la "titrisation"- le fait de transformer ces créances en actifs financiers négociables sur les marchés:
Je suis poussé à prêter à Olivier puisqu'en fait je ne porte pas le risque d'insolvabilité d'Olivier;
le lendemain même je vais vendre cette créance à quelqu'un d'autre. Je gagne la commission puis
je peux oublier complètement ce qui s'est passé; du moins c'est ce que pensaient les gens ... Et
puis, troisième phénomène: on a empilé ces dettes en des produits structurés très compliqués -
les millefeuilles - de manière à rendre encore plus difficile à observer, à voir et à juger la qualité
réelle des actifs financiers qu'on a échangés. Voilà la première partie de la crise, disons jusqu'au
printemps 2008.
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La faillite de Lehman Brothers et la pratique des CDS
Cette crise aurait pu rester moins grave que celle que nous avons connue. La deuxième
étape a été la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008. Lehman Brothers, comme vous le
savez, était l'une des cinq plus grandes banques du monde. C'était la banque américaine qui avait
survécu à la crise de 1929. Pour le monde entier, au moins le monde financier, Lehman Brothers
était donc vraiment l'institution éternelle. Elle avait survécu à 1929, comment pouvait-elle
s'effondrer? C'était inimaginable. Il n'empêche que le 15 septembre 2008, Lehman fait faillite.
On peut l'expliquer de multiples manières, j'y reviendrai tout à l'heure. Toujours est-il qu'on se rend alors compte que les autorités américaines ne sont pas prêtes à sauver toutes les banques. Un
deuxième vent de panique terrible souffle dans les grandes salles de marché des banques car elles
se disent toutes: "Si Lehman n'est pas à l'abri, nous ne le sommes pas non plus." On a alors
assisté à un assèchement très brutal du marché financier. Les banques cessent de se prêter
les unes aux autres; les banques centrales aux Etats-Unis, en Europe, en Angleterre, en Suisse, au
japon doivent intervenir de manière massive et injectent une quantité énorme de liquidités pour
permettre au marché de continuer à fonctionner, parce que les banques elles-mêmes ne prêtent
plus, ni entre elles ni aux autres, tellement elles sont tétanisées par la crise.
Pourquoi la faillite de Lehman Brothers a-t-elle eu l'effet cataclysmique que nous avons
connu? Pour répondre, il faut comprendre un quatrième phénomène: ce qu'on
appelle les CDS - dont on a beaucoup parlé à cause de la crise - et que je vais essayer d'expliquer
très simplement. Les CDS (Credit Default Swap) sont des actifs financiers qui servent de contrats d'assurance sur des institutions ou des personnes. On peut les échanger sur des marchés appelés de gré à gré (over the counter), c'est-à-dire des marchés assez opaques sur lesquels aucune autorité, ou presque, n'a la moindre visibilité. Concrètement, imaginons que vous faites partie de l'élite des traders. Vous prenez un avion en business class et vous descendez au meilleur hôtel de Zürich, le Baur au Lac, qui a vue sur le lac de Zurich, une vue magnifique ... Là, vous recevez un autre banquier - du Crédit Suisse par exemple - et vous lui vendez des CDS. Par exemple: vous pensez que Lehman Brothers va faire faillite. Vous dites donc à votre collègue du Crédit Suisse: "Je vous achèterais bien un contrat d'assurance sur Lehman Brothers." Lui qui ne pense que le risque que Lehman fasse faillite est minime, vous vend une assurance et vous payez une prime. Si jamais Lehman fait faillite, vous activez l'assurance et vous gagnez beaucoup d'argent. Lehman, l'institution sur laquelle vous avez parié, n'en sait évidemment rien.
Lehman n'a aucun moyen de contrôler que vous avez pris l'avion, que vous êtes descendu au
"Baur au Lac" et que vous avez fait un échange sur la terrasse du Baur au Lac. Cette opération
n'est pas centralisée par une administration, par une organisation centrale, qu'on appelle une
chambre de compensation, qui centralise les offres et les demandes et qui vérifie que tout se passe
honnêtement. Non, il n'y a aucune visibilité sur le marché de gré à gré et donc sur ces CDS.
Prenons un premier exemple: celui de la banque CIT - qui était une grande banque
américaine de prêt auprès des PME (lien). Pour la vie du tissu économique américain, c'est donc une
banque cruciale. CIT s'est retrouvée prise dans la tourmente des subprimes en 2008. Elle a été
obligée d'emprunter beaucoup. Pour emprunter, CIT s'est retournée vers la banque Goldman
Sachs, alors la plus prospère - qui est devenue la plus grosse banque du monde, à New York. Donc,
ClT emprunte beaucoup d'argent à Goldman Sachs. A tel point qu'à l'été 2009, ClT se retrouve à
devoir un milliard de dollars à Goldman Sachs, ce qui est évidemment une somme colossale, même
pour une banque comme CIT. Or CIT ne les a pas. ClT envoie finalement ses meilleurs avocats
pour négocier avec les juristes de Goldman Sachs, en se disant: "Ce n'est certainement pas dans
l'intérêt de Goldman que nous fassions faillite, ils feraient une perte sèche d'un milliard" Mais - ô
surprise !- les juristes de Goldman Sachs sont intraitables et CIT fait faillite. Alors, les limiers de CIT essayent de comprendre: pourquoi Goldman a-t-elle été si dure à la négociation? Ils se rendent
compte à ce moment là qu'une année plutôt, en 2008, au moment où Goldman avait prêté de
l'argent à ClT, Goldman avait parié contre CIT en achetant ces fameux contrats CDS, sur le marché
de gré à gré. Conclusion: Goldman gagnait plus d'argent si CIT faisait faillite que si ClT
remboursait sa dette. En effet, vous pouvez acheter de ces contrats d'assurance autant que vous
voulez. Vous pouvez vous sur-assurer, vous pouvez par exemple vous assurer quinze fois sur la
même institution de sorte que si elle fait faillite, vous touchez quinze fois la prime d'assurance.
Mutatis mutandis, imaginons que j'aille voir un chirurgien pour me faire opérer, d'une opération
chirurgicale délicate, avec une chance sur deux de ne pas me réveiller. C'est comme si le chirurgien
avait la possibilité, à mon insu, de devenir le récipiendaire de mon assurance-vie. De sorte que si
l'opération réussit, je dois le payer, et si l'opération échoue, je ne peux plus le payer mais il touche
mon assurance-vie. Vous voyez, c'est exactement la même chose. Si c'est "pile" je gagne, si c'est "face" tu perds. CIT a donc fait faillite, Goldman Sachs a activé ses contrats CDS et Goldman Sachs a gagné
plus d'un milliard grâce à la faillite de CIT. Vous allez certes me dire: c'est un cas, un cas rarissime,
qui heureusement n'arrive presque jamais... Détrompez-vous! C'est monnaie courante
aujourd'hui. Lorsque Lehman Brothers, cette fameuse banque, a fait faillite en septembre 2008,
on s'est rendu compte avec grand étonnement que la dette de Lehman avait été assurée par ces
produits-là cinquante fois. C'est la raison pour laquelle la faillite de Lehman a eu des effets
cataclysmiques. En effet, c'était comme s'il y avait eu cinquante Lehman à faire faillite! La planète
a dû rembourser cinquante fois ceux qui avaient souscrit des assurances sur Lehman.
Disons aussi qu'il y a un petit débat sur cette affaire: on se demande si les personnes qui
étaient à ce moment-là au gouvernement de Bush, et qui étaient des anciens de Goldman Sachs,
n'avaient pas intérêt à ce que Lehman fasse faillite parce que Goldman avait acheté des CDSsur
Lehman. C'est une hypothèse, je ne rentre pas dans ce débat parce que je n'ai pas l'information et
qu'à la limite, c'est anecdotique. Le problème est plus global: c'est celui de l'utilisation des CDSà
l'insu des institutions sur lesquelles ils portent. Les CDS permettent de prendre n'importe quel
risque, vous êtes toujours couvert, et en un certain sens, vous gagnez à tous les coups. Vous voyez
bien que la conséquence est extrêmement pernicieuse: cela détruit la relation de confiance. Si je
suis une entreprise, que je vais voir une banque pour lui demander de me prêter de l'argent, j'ai
quelque raison de me dire:"Elle me prête de l'argent et au même moment, elle est en train de
parier contre moi. je ferais donc peut-être mieux de ne pas accepter l'argent qu'elle veut me
prêter."Précisons immédiatement que tout cela est absolument légal: il n'y a rien d'illégal là dedans.
Lorsque j'en parle avec des banquiers - il y en a peut-être ici dans la salle- ils me répondent immanquablement que c'est tout à fait légitime. Vous voyez bien que prêter de l'argent revient à
courir un risque et c'est normal qu'on se protège. Or on se couvre en achetant de l'assurance
sur ce risque. Il n'empêche que cela produit le résultat que je viens de décrire.
Autre exemple d'utilisation assez pernicieuse des CDS: la Grèce. La Grèce est entrée dans la
zone euro en 2001 et vous savez qu'elle devait satisfaire à un certain nombre de critères, les
critères de Maastricht. En réalité elle n'y satisfaisait pas en 2001. Simplement, la Grèce a maquillé
ses comptes publics pour donner le change à Bruxelles. Certes, le fonctionnaire de Bruxelles a très
certainement pigé en 2001 que les comptes n'étaient pas tout à fait exacts, mais il a fermé les
yeux, en se disant que l'essentiel était que la Grèce entre dans la zone Euro. Elle allait entrer dans
un cercle vertueux, s'est-on dit à Bruxelles, elle allait bénéficier d'un plan européen, qui allait lui
permettre d'avoir une croissance forte, un peu sur le modèle espagnol ou irlandais ... Et très vite on
oublierait le "péché originel"de 2001, à savoir qu'elle ne satisfaisait pas aux critères de Maastricht.
Grâce à qui la Grèce a-t-elle maquillé ses comptes? Grâce à des experts financiers de Goldman
Sachs. Ils sont venus de New York et ont aidé à maquiller les comptes. On découvre maintenant
qu'un grand nombre d'institutions financières ont acheté des CDSsur la Grèce. Conséquence? A
chaque fois qu'une mauvaise nouvelle sur la Grèce tombe, vous avez maintenant des gens qui
gagnent de l'argent. Je ne peux certes pas vous assurer que Goldman Sachs en gagne beaucoup. Je
n'en sais rien et personne n'en sait grand-chose en réalité car ces marchés sont toujours aussi
opaques. La certitude est que beaucoup de CDSsont activés sur la Grèce aujourd'hui, et il y a des
gens qui gagnent de l'argent au fur et à mesure que la Grèce s'effondre.
Je vais vous dire un autre détail étrange dont des traders m'ont informé. J'ai en effet gardé
contact avec d'anciens collègues, que j'avais dans mon autre vie avant de devenir jésuite. Vous
avez vu les séries d'ordinateurs des traders en salle de marché. Une salle de marché est une sorte
de vaste plateau à l'américaine, avec une grande rangée d'ordinateurs, 200 à 300 téléphones ... Et
devant un ordinateur sur quatre, il y a un trader avec son téléphone, qui vend et achète. Il y a en
permanence activé un service (fourni par la société Bloomberg) qui, sur la partie supérieure de
l'écran d'ordinateur, lui transmet des informations en continu sur ce qui se passe dans le monde.
Par exemple, ceux qui étaient au travail hier ont appris immédiatement que Moubarak était parti, que Souleiman avait pris le pouvoir en Egypte. Mais depuis un an maintenant, les informations
qui concernent la Grèce sont transmises sur un bandeau rouge clignotant - et uniquement pour la
Grèce. Vous imaginez combien c'est anxiogène. Vous voyez ce bandeau rouge clignoter de temps
en temps, chaque fois qu'il y a du nouveau sur la Grèce. C'est comme lorsque vous prenez le métro
dans Paris, vous entendez sans arrêt "Attention aux pickpockets! Conservez bien vos affaires
près de vous, ne les laissez pas traîner ... etc."Vous entendez ce type de message à longueur de
journée. Quand vous rentrez chez vous en fin de journée, vous êtes convaincus qu'il y a un
nombre incroyable de pickpockets dans le métro. Pourtant, vous n'en avez jamais vu un seul. C'est
un message subliminal: vous êtes intimement convaincu qu'il y a des pickpockets partout parce
qu'on vous le répète en permanence. Mutatis mutandis, vous avez en salle de marché un
phénomène analogue: ce bandeau rouge clignotant très anxiogène délivre le message "Attention,
attention, la Grèce va mal". Le trader avec qui j'ai parlé me disait: évidemment, au bout de six
mois de ce traitement, on se demande vraiment ce qui se passe sur la Grèce. Ça ne doit pas aller du
tout. Certes, si on fait une analyse fondamentale sur l'économie grecque, c'est sûr que la Grèce va
très mal. Mais bien d'autres pays vont beaucoup plus mal que la Grèce, et pèsent beaucoup plus
lourd qu'elle. La Grèce vaut moins de 3% du PlB européen, ce n'est pas vraiment le sujet
primordial aujourd'hui dans le monde. La Californie va au moins aussi mal que la Grèce et pèse dix
fois la Grèce. On devrait peut-être s'intéresser à la Californie, par exemple ...
Notez bien que je ne cherche pas du tout à étayer la thèse d'un grand complot organisé
par des gens qui auraient eu intérêt à faire couler la Grèce ou à faire couler Lehman Brothers. Il y
a simplement un concours de conditions très favorable à ce que les phénomènes qu'on observe aujourd'hui aient lieu. Toute une série de jeux institutionnels interviennent pour provoquer de
gros problèmes, je les reprends :
- Il y a la titrisation qui déresponsabilise les gens qui accordent des prêts; à partir du
moment où vous pouvez accorder un prêt sans porter le risque du prêt, vous êtes encouragé à
accorder des prêts sur tout et n'importe quoi, à tous et n'importe qui.
-Vous avez ensuite la technique du millefeuille, qui permet de maquiller ces créances
douteuses en rendant très, très difficile d'en discuter.
-Vous avez le conflit d'intérêt des agences de notation, chargées d'évaluer la qualité de ces
produits. En réalité les agences de notation sont payées par les banques. ln fine, elles finissent
quand même toujours par déclarer à peu près ce que veulent les banques ... Je caricature mais c'est
quand même vrai globalement.
-Puis, vous avez cette pratique des CDS très, très répandue aujourd'hui qui permet à une
institution financière de prendre des positions extrêmement risquées, sans courir en réalité aucun
risque. Alors vous allez me dire: oui mais au moment, par exemple, où Goldman Sachs prête de
l'argent à ClT et achète des CDS pour se prémunir contre CIT, elle paye de l'argent quand elle
achète les CDS. Donc, ça lui coûte de l'argent, ce n'est pas une opération neutre. Réponse: à ce
moment-là, en 2008, Goldman Sachs est la seule à savoir que CIT va très mal puisque c'est la seule
à lui prêter de l'argent. Quand Goldman achète ces CDS sur le marché, elle se garde bien de dire à la
personne à qui elle achète: "Vous savez, je viens de faire un prêt d'un milliard à CIT; CIT va
mal". Elle dit au contraire: "Vous connaissez ClT, cette solide grosse banque américaine, vous
pouvez me vendre des CDS sur elle pour pas grand chose". Goldrnan Sachs achète donc ces
protections bon marché, et gagne beaucoup d'argent au moment où CIT fait faillite. Même chose
dans le cas de la Grèce: en 2001, quand Goldman Sachs vient aider le gouvernement grec à
maquiller les comptes, Goldman est la seule à savoir que les comptes sont maquillés, à se douter
qu'un jour ou l'autre, le pot aux roses sera découvert et que cela ira très mal pour la Grèce. Que fait
donc Goldman? Sur le marché de gré à gré, elle achète ces contrats d'assurance sur la Grèce. A cette
époque-là, les interlocuteurs qui les lui vendent ne se doutent pas une seconde de la réalité de la
situation de la Grèce, ils n'envisagent pas du tout que moins de dix ans plus tard, la Grèce puisse
faire faillite. C'est inimaginable! Donc ces contrats ne coûtent pas cher à Goldman.
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Le phénomène des taches solaires
Maintenant une question: pourquoi n'est-il absolument pas nécessaire qu'il y ait eu
complot? Je ne crois personnellement pas du tout à la thèse du complot pour la raison suivante: il
y a un phénomène à la fois plus simple et plus subtil qu'on appelle les taches solaires, que je vais
essayer de vous résumer en une minute. Supposez qu'un soir, un animateur de journal télévisé de
20 heures, disons Pujadas, dise avec un très grand sérieux: "Mesdames et messieurs, l'heure est
grave. Demain matin, l'euro va s'effondrer car des physiciens de Saclay ont vu des taches à la
surface du soleil cet après-midi."Il y a effectivement des taches - des mers noires - sur la
surface du soleil qui sont liées à la différence de température de la lave en fusion. Vude la Terre cela
ressemble à de grands océans noirs qui bougent, qui apparaissent et disparaissent de la surface.
Mais vous savez aussi que ces phénomènes-là n'ont aucune relation de causalité avec le cours de
l'Euro. Vous allez vous coucher en vous disant: "Ce brave Pujadas a encore raté l'occasion de se
taire. Vraiment, une fois de plus il dit n'importe quoi. Si on ne peut plus se fier au journal télévisé
en France ..."Mais ce journal de 20 heures est regardé par des millions de gens, y compris un
grand nombre de traders, qui ont des euros dans leur portefeuille et qui vont être assez stupides
pour croire Pujadas. Dès le lendemain matin, ils vont être très nombreux à vendre de l'euro parce
qu'ils croient ce qu'a dit Pujadas. Et même si je suis un trader qui sait que c'est complètement
stupide, que vais-je faire dès le matin? Je vais vendre les euros de mon portefeuille en me disant
que les gens seront assez idiots pour croire ce que dit Pujadas. Mon intérêt est de toute façon de
vendre. Je vends donc l'euro et je contribue moi-même à la panique sur l'euro. Du coup, tout le
monde se met à vendre l'euro et le cours de l'euro s'effondre. Et le lendemain soir, au journal de 20
heures, Pujadas, tout sourire, annoncera: "Mesdames et messieurs, je vous l'avais bien dit: on a
vu hier les taches sur la surface du soleil et ce matin le cours de l'euro s'est effondré."
Ce phénomène-là est bien connu et bien compris par les théoriciens depuis les années 80.
Vous avez, si cela vous intéresse, de très belles démonstrations mathématiques du fait qu'aucun
marché financier n'est immunisé contre les tâches solaires. Plus précisément, les marchés
financiers sont toujours ballotés entre une tache solaire et la suivante. Le marché financier que
l'on imagine stable, tranquille, appuyé sur des valeurs fondamentales, des analyses réelles de
l'économie, n'existe pas. En réalité, les marchés financiers sont constamment traversés par des
phénomènes de taches solaires.
Les plus sceptiques d'entre vous vont se dire:"Heureusement que Pujadas ne parle pas
des taches solaires pour le cours de l'euro au journal de 20 heures! C'est une fable racontée par les
théoriciens, cela ne se passe pas ainsi dans la vraie vie". je leur réponds: dans la vraie vie, nous ne
cessons pas en réalité de créer des taches solaires, tous les jours. Une grande tache solaire que le
monde entier a construite pendant plus de vingt ans, par exemple, s'appelle Alan Greenspan, le
patron de la Banque centrale américaine. S'il y en a qui ont travaillé sur le marché financier parmi
vous dans les dix dernières années ils pourront confirmer: du temps où Alan Greenspan était le
patron de la Banque Centrale Américaine, dès qu'i] donnait une conférence, dans toutes les salles
de marché du monde entier, on allumait la télévision et on écoutait Greenspan. Tout le monde
s'arrêtait et regardait. Dès que Greenspan souriait, on se disait:"Les gens qui regardent
Greenspan sourire vont croire que les cours vont monter, donc j'achète". Et les cours montaient.
Et dès que Alan Greenspan, en raison peut-être de brûlures d'estomac ou d'un mal de dents, faisait
une grimace, on se disait:"Greenspan fait une grimace, les gens vont croire que les cours vont
baisser, donc je vends". Et cela faisait baisser les cours. Alors on se disait:"Ce Greenspan est un
magicien! Il anticipe le marché à trois minutes près. C'est extraordinaire!"En réalité, notre brave
Greenspan était un bonhomme comme vous et moi, pas beaucoup plus compétent que vous et
moi... simplement il a été pris dans le rôle de tache solaire ...
Autre exemple très connu: vous savez que la déflation de l'économie japonaise est terrible ;
le Japon est en situation de déflation depuis les années 1990. Le Japon a en effet connu à petite
échelle ce que nous connaissons depuis 2008, c'est-à-dire une grosse bulle immobilière qui a
éclaté au début des années 90. A l'époque, cela ne s'est pas étendu à la totalité de la planète car les
Japonais n'avaient pas titrisé, et c'est donc resté circonscrit au Japon. Et cela fait vingt ans que le
Japon se débat avec la déflation; et à mon avis c'est ce vers quoi court l'Europe. Toujours est-il
qu'en 2002, Bush rendant une visite protocolaire au Japon, il donne une conférence de presse et
fait un lapsus entre déflation et dévaluation. Il dit au monde entier: "le Japon va connaître une
dévaluation". Sur les marchés financiers, tout le monde se met à vendre du yen avant que ça ne
baisse ... et cela fait baisser le yen. En quelques heures, il perd 2 à 3% par rapport au dollar. Il a
fallu que le Premier Ministre Japonais fasse immédiatement une "contre conférence"de presse
pour dire: le Président des Etats-Unis s'est trompé, il voulait parler de déflation et non pas de
dévaluation. Les marchés financiers sont soulagés et le yen remonte. Bush a donc joué exactement
le rôle de Pujadas, pendant quelques heures. C'était un simple lapsus mais l'épisode montre que
cela fonctionne.
Pour dire les choses un peu autrement: ce phénomène de tache solaire peut être qualifié
de prophétie auto-réalisatrice. Il suffit qu'une personne ayant suffisamment d'autorité sur les
marchés financiers dise quelque chose, même si c'est complètement idiot, pour que les marchés
financiers se disent: tout le monde va le croire, donc j'ai intérêt à faire comme si je croyais que
c'était vrai. Même si en mon for intérieur, je sais pertinemment que c'est faux. Parce que sur les
marchés financiers, il est impossible d'avoir raison tout seul contre tout le monde. Il vaut mieux
avoir tort avec tout le monde que raison tout seul Si vous avez raison tout seul vous perdez de
l'argent. Vous êtes convaincu que l'euro va monter et tout le monde est convaincu que l'euro va
baisser ? Tout le monde vend l'euro, et tout seul avec vos petits bras, vous ne pouvez pas tenir
l'euro, l'euro s'effondre et vous perdez de j'argent. Conclusion: si tout le monde se convainc que
l'euro va baisser, vous avez intérêt à vendre et vous contribuez à la baisse de l'euro. Même
phénomène pour la qualité de la dette grecque, portugaise ou française ... Nous ne sommes
absolument pas à l'abri d'une tache solaire sur la dette française. En tout cas nous n'avons absolument pas pris les moyens pour nous prémunir contre.
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La crise n'est pas terminée
Je voudrais dire aussi ceci: à mon sens, la crise financière n'est pas du tout terminée. On
entend beaucoup dire que la situation est particulière en France, que le gouvernement a fait un
excellent travail que nous, au moins, nous sommes à l'abri de la crise financière. Je ne le crois pas.
Je ne suis pas en train de recréer une tache solaire en désignant les banques françaises comme des
boucs émissaires. Les banques françaises ont certes beaucoup moins joué que d'autres, en
particulier anglaises, allemandes, suisses, espagnoles. Ce qu'elles ont fait est beaucoup moins
grave. Mais selon moi, nous ne sommes pas complètement tirés d'affaires.
D'abord parce que s'il y a un grand crack financier en Europe, nous coulerons avec les
autres parce que nous n'avons pas les moyens de surnager tout seuls. Ensuite, à cause d'un autre
phénomène plus subtil que j'essaye de vous expliquer rapidement: fin 2008, la plupart des
grandes banques européennes d'affaires sont en quasi faillite. Je précise qu'il s'agit de banques
d'investissement, qui interviennent sur les marchés financiers. Je ne parle pas du tout ici des
banques de dépôt, celle au coin de la rue et dans laquelle vous avez votre compte. Il se trouve que,
depuis quelques années, en particulier en Europe et aussi aux Etats-Unis, il y a confusion entre les
deux. Il y a des établissements bancaires qui cumulent les deux activités mais de mon côté je ne
parle que des activités des banques d'investissement. Ce n'est pas du tout une critique à l'égard
des banques de dépôt qui font très bien leur travail.
Donc fin 2008, la plupart des banques
d'investissement en Europe vont mendier auprès des Etats de l'argent pour pouvoir survivre au
31 décembre. Vous savez qu'en France, l'Etat a prêté de l'argent à six à sept banques, en
particulier les trois plus grosses. Elles ont remboursé, aucun doute là-dessus. Mais au 31 décembre
2008, elles sont toutes en quasi faillite. Au 1"semestre 2009 elles recommencent presque toutes
à engranger des profits sur les marchés, et à se redistribuer des bonus exorbitants. Alors c'est
quand même un peu étonnant... Comment en six mois, une banque, une institution, quelle qu'elle
soit, peut-elle passer de la quasi faillite à des profits faramineux? Un petit miracle s'est opéré le 1er
janvier 2009 et il a une explication assez simple: il est lié à ce qu'on appelle les normes
comptables internationales. Entre 1995 et 2005, vous avez eu de manière souterraine (le grand
public n'en a rien su) une énorme bagarre en Europe autour de la réforme des normes comptables
internationales, c'est-à-dire des normes qui régissent la manière dont les entreprises cotées en
bourse doivent présenter leurs documents comptables. Vous avez eu, pour simplifier, une grosse
bagarre entre les banques françaises et les banques allemandes - malheureusement remportée
par les allemandes. Au terme de quoi, en 2005, la Commission européenne a édicté de nouvelles
normes comptables qu'on appelle les normes IFRS (international Financial Reporting Standards). Je simplifie à outrance: le principe directeur de ces normes comptables est qu'un actif, dans une entreprise cotée, doit être évalué dans le bilan d'entreprise à sa valeur de marché.
Autrefois, au XIXème siècle, comment faisait-on de la comptabilité? Imaginons que je fasse
un investissement, je suppose qu'il va rapporter tant dans les années à venir, je calcule ce qu'il va
rapporter par la suite et j'actualise cela avec un taux d'intérêt. Je fais ce calcul et je l'inscris dans le bilan d'entreprise. Depuis 2005, ce n'est plus du tout ce que l'on fait: on regarde l'actif, on se
demande combien il vaut sur le marché et on inscrit cette valeur dans le bilan d'entreprise. La
valeur du bilan fluctue donc suivant les prix de marché. Et si vous avez bien compris ma petite
histoire de taches solaires, vous vous dites: on prend des risques extraordinaires, car la valeur des
bilans des entreprises cotées dépend désormais des taches solaires qui ravagent les marchés
financiers. C'est la raison pour laquelle les banques françaises étaient contre. Les banques
allemandes étaient pour, parce que les banques allemandes ont une espèce de foi inébranlable dans
le marché qu'heureusement nous n'avons pas ... Mais ce sont les allemandes qui ont gagné. Depuis
2005, nous sommes astreints à enregistrer les valeurs de ce que possèdent les entreprises cotées
en bourse à leur valeur de marché.
Or en 2008 les banques d'Europe et du monde entier se rendent compte qu'elles se sont prises les pieds dans le tapis avec cette histoire parce que leurs fameuses créances pourries gagées
sur les dettes des ménages pauvres américains ne valent plus rien sur le marché. Et comme elles sont
tenues d'intégrer ces créances dans leur bilan à leur valeur de marché, ces créances passent d'une
somme fantastique (qui devait leur rapporter des milliards) à quasiment"zéro". Evidemment, ça
creuse des trous noirs dans les bilans des banques et c'est la raison pour laquelle elles sont
quasiment toutes en faillite en décembre 2008. Elles sont donc allées voir un institut extrêmement
discret, l'IASB, (International Accounting Standards Board), le Bureau des standards comptables intemationaux qui est le comité chargé de l'édiction des normes comptables internationales et qui
se trouve à Londres. C'est une institution privée, à qui la Commission européenne a délégué la
tâche - oh combien difficile! - d'édicter les normes comptables internationales.
Petit aparté de
ma part en tant que citoyen français: mais comment se fait-i1 que la Commission Européenne
délègue à une institution privée la charge éminemment publique de devoir édicter les normes
comptables? C'est étonnant quand même! Comme si des hauts fonctionnaires, ayant l'intérêt
commun en vue, n'étaient pas capables d'édicter les normes comptables. On délègue cette tâche à
une institution privée, payée de surcroît par les banques !)
Alors, l'IASB, qui avait déjà édicté ces
normes en 2005 sous la pression et le lobbying très efficace des banques allemandes, voit en 2008
un cortège de banques faire leur pèlerinage à Londres pour le supplier de les délivrer de la
contrainte des normes comptables qu'elles ont elles-mêmes réclamées. Elles supplient l'IASB de ne
plus les obliger à enregistrer ces actifs pourris, gagés sur la dette insolvable d'Olivier, à leur valeur
de marché. Et l'IASB, probablement avec raison, pour sauver les banques, leur accorde un régime
d'exception comptable, qui les autorise à titre dérogatoire à ne plus enregistrer ces actifs pourris à
leur valeur de marché. Et miraculeusement, de fin 2008 au 1er semestre 2009, ces actifs passent de
"zéro" à une valeur positive calculée d'après les bonnes vieilles formules du XIXème siècle,
d'après les intérêts composés, dont j'ai parlé tout à l'heure.
A une différence près: aujourd'hui, ces
calculs d'intérêts composés qu'on faisait en Seconde sont faits par des Polytechniciens qui
s'embauchent à Londres dans les salles de marché, et qui font du calcul stochastique extrêmement
sophistiqué. (Je l'ai fait moi-même lorsque j'étais consultant avant d'entrer chez les jésuites. Moi
j'étais normalien, j'étais un peu tout seul parmi les X, mais on m'a toléré ...).
Si vous me donnez un actif structuré, donc un millefeuille suffisamment compliqué, et vous
me dites: "Mon garçon, je veux que cela vaille tant." Vous me laissez quelques jours, et je vous
fais un modèle mathématique suffisamment compliqué pour que cela vaille ce que vous voulez. Je
caricature un petit peu, évidemment, mais à peine. Et vous imaginez bien qu'il n'y a aucun expert comptable, aucun auditeur comptable, capable d'aller lire les 250 pages d'annexe de maths qu'on a
mises à la fin du bilan pour justifier le modèle qui donne le prix de l'actif. Evidemment non: il n'a
pas le temps et il n'a pas les compétences pour cela, il n'a pas fait l'X !
Il y a un an et demi, à
Dauphine, lors d'une table ronde avec des experts-comptables de France, de Suisse, d'Allemagne, un
expert-comptable prend la parole et réplique à ce que je vous disais: "Gaël Giraud sous-estime
gravement la compétence et l'expertise de nos auditeurs comptables." Je lui dis: "Bien sûr, vous
êtes très compétent en comptabilité mais comment voulez-vous challenger quinze
polytechniciens qui font ce travail à longueur de journée, et qui sont payés des ponts d'or pour
faire cela! Vous êtes absolument incapable de dire: l'espace probabilisé dans lequel on s'est placé
est un espace de Fréchet et c'est normal, ce n'est pas votre boulot." N'empêche que la valeur de
mon millefeuille dépend de cette hypothèse-là. Et les espaces de Fréchet sont encore simples!
Maintenant on fait des équations différentielles stochastiques pour justifier les prix calculés, c'est
très beau, ce sont de belles mathématiques! Mais finalement on peut faire dire à peu près ce que
l'on veut à ces modèles, malheureusement.
Conclusion, en caricaturant: depuis 2009 ces produits
toxiques sont évalués grosso modo à des valeurs en partie fictives, à des valeurs théoriques
calculées par des matheux, comme je l'ai fait et comme le font beaucoup de polytechniciens
Un certain nombre de ces matheux disent certainement, comme je l'ai dit moi-même au
début des années 2000 : "Vous voyez bien qu'on fait n'importe quoi". Et certainement, on leur répond: "Pourguoi voudrais-tu nous empêcher de faire la fête?" - comme on me l'avait
répondu à l'époque. C'est la raison pour laquelle quand on nous dit aujourd'hui que les banques
font de nouveau du profit, qu'elles vont bien et qu'il n'y a pas de problème ... je n'y crois pas. Je
crois qu'en réalité on a cassé le thermomètre qui permet de prendre la température du malade.
Mais ce n'est pas parce que le thermomètre est cassé que le malade n'a pas de fièvre ...
Un exemple parlant: les banques irlandaises. Comme vous le savez, les banques irlandaises
sont toutes en faillite aujourd'hui. Le système a été entièrement nationalisé par l'Irlande parce
qu'il était en faillite. Or, en été 2010, c'est-à-dire il y a six mois, toutes les banques irlandaises ont passé avec succès le stress test, le test de fiabilité des banques. D'abord, elles ont toutes maquillé leurs actifs toxiques et leurs créances douteuses grâce à ce type de calculs dont je vous ai parlé. Ensuite, elles ont fait une autre manipulation dans le détail de laquelle je ne vais pas entrer: elles ont mis tous les actifs dangereux dans ce qu'on appelle le banking book, c'est-à-dire le bas du
bilan ... Et lors des tests, on ne s'est pas soucié du fond du bilan on s'est occupé du haut du bilan Résultat: en juillet 2010, toutes les banques irlandaises sont réputées en bonne
santé, et trois mois après, elles sont toutes en faillite. C'est la raison pour laquelle je me permets
d'avoir des doutes sur la santé des banques françaises. Et d'ailleurs quand je parle seul à seul avec
certains banquiers, je vois qu'en réalité ils savent très bien que cela va mal mais on n'a pas droit
de le dire au public car cela pourrait provoquer la panique qui mènerait à une fin certaine.
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L'aspect plus profond de la crise: l'économie
Une situation de croissance molle
J'arrive à la deuxième partie qui est l'aspect plus profond de la crise, au niveau
économique. A mon sens, la partie financière est la surface du problème: il y a un problème plus
profond qui est d'ordre économique. Je reviens sur ce qui s'est passé en Allemagne, dans les pays
industrialisés occidentaux dans les années 1980. Nous nous sommes alors tous ensemble engagés
dans un sentier de croissance économique très particulier, que nous pouvons qualifier de
croissance molle: c'est une croissance où vous avez une faible augmentation du PIB chaque
année, 2 à 4 % par an, ce qui est peu en comparaison des trente glorieuses. Mais, en contrepartie,
peu d'inflation, 2 à 3% par an, si j'excepte quelques poussées fiévreuses au moment du choc
pétrolier ou au moment du passage à l'euro.
Globalement, sur les trente dernières années, nous
avons eu une grande modération de l'inflation. Donc la taille du gâteau augmente lentement,
l'inflation augmente lentement, les salaires augmentent lentement. En France, le pouvoir d'achat
des classes moyennes a un tout petit peu augmenté, très régulièrement, très timidement dans les
trente dernières années. En Allemagne, sur les quinze dernières années, le pouvoir d'achat des
classes moyennes a baissé. On a réussi à faire avaler la pilule aux Allemands par deux moyens. Le
premier fut la réunification allemande: il faut se serrer la ceinture, faire des sacrifices pour la
grande Allemagne réunie. Deuxième argument: il faut qu'on exporte à l'étranger, il faut donc être
compétitif... Les ménages allemands sont donc plus pauvres (en moyenne) qu'il y a quinze ans et
c'est la raison fondamentale pour laquelle ils ne veulent absolument pas payer, ni pour la Grèce ni
pour l'Espagne ni pour le Portugal ni pour l'Irlande. Cela fait quinze ans qu'ils souffrent, ils ne
comprennent pas pourquoi maintenant il faudrait en plus payer pour les autres. Je comprends
bien la réaction de ces classes moyennes même si je pense que c'est une erreur politique mais
Angela Merkel s'appuie sur cette opinion publique allemande.
Ce sentier de croissance dans lequel nous sommes engagés depuis vingt
ans ne peut fonctionner qu'à condition que vous ayez tous ces éléments: une croissance faible,
une inflation faible, une augmentation salariale faible, un chômage de masse qui en réalité n'a
jamais vraiment disparu. Vous voyez qu'en France en 2007, le chômage était tombé à 7%, voire
7,5%, ce qui est encore beaucoup; aujourd'hui il est remonté allègrement à 10%. En Espagne il
est à 20% maintenant. En réalité, on n'a jamais réussi dans les 25 dernières années à revenir au
taux de chômage structurellement nul que nous avions dans les trente glorieuses. Donc cela fait
partie de cette combinaison: un chômage important qui légitime la pression salariale. On
n'augmente pas les salaires et on dit aux salariés: "Ecoutez, ne demandez pas une augmentation de salaire, il y en a d'autres qui sont actuellement au chômage et qui travailleront sinon à votre
place" Il y a de plus évidemment le chantage à la délocalisation et la pression très forte du
dumping salarial des pays émergents, des pays du sud: comment voulez-vous que nous nous
soyons compétitifs quand en Europe de l'Est des gens gagnent 300 € par mois - sans parler de ce
qui se passe en Chine, au Bangladesh, etc.
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Des revenus financiers qui explosent
Dans cette situation, il y a eu une explosion des revenus financiers très impressionnante
sur les trente dernières années. Une explosion de la taille des marchés financiers grâce à la
dérégulation, grâce à des politiques extrêmement volontaristes de dérèglementation des marchés
financiers, qui leur permettent d'accumuler des revenus fantastiques pendant que la
taille du gâteau de l'économie augmente très lentement. Ce n'est pas très douloureux pour les
classes moyennes, qui ne s'en rendent pas vraiment compte parce que leur pouvoir d'achat
augmente doucement: cela fait trois fois qu'on leur dit qu'on est dans une crise mais ce
n'est pas la crise pour tout le monde. Du coup, il y a eu un creusement des inégalités dans nos
sociétés en France, en Angleterre, aux Etals-Unis, en Allemagne ... ce qu'on n'avait pas
connu en France depuis la seconde guerre mondiale. Il faut remonter aux années 1920-1930 pour
retrouver les niveaux d'inégalités que nous connaissons aujourd'hui. Globalement, la société française est beaucoup plus prospère aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les
années 1930, mais le niveau des inégalités s'est de nouveau creusé. Au
début du 20ème siècle en France, l'écart des revenus dans une entreprise entre les salaires les plus
élevés et les salaires les plus faibles était de 1 à 20. Après la seconde guerre mondiale, au début des
trente glorieuses, le rapport était de 1 à 50. Aujourd'hui. vous avez des entreprises en France où le
rapport est de 1 à 2000!
Le creusement des inégalités n'est pas dû à mon avis à une permissivité de la société française, qui tolérerait aujourd'hui des écarts qu'on ne tolérait pas
avant... Je ne crois pas que la moralité sociale soit devenue plus faible mais on ne s'en rend tout
simplement pas compte: on n'a pas les moyens de le mesurer. Les classes moyennes voient leurs
revenus augmenter très lentement; il y a une toute petite minorité qui bénéficie de
l'augmentation extraordinaire des revenus financiers les fameux 1%. Cela explique pourquoi il y a tant de
polytechniciens qui sont engagés dans la finance: à compétence égale, diplôme égal, expérience
professionnelle égale, vous gagnez en moyenne 30% de plus dans la finance que partout ailleurs. Il
ne faut pas s'étonner si vous avez un tiers de la promotion chaque année qui part à Londres
travailler dans la finance: ils gagnent un tiers de plus que leurs camarades.
Moi-même, avant de devenir jésuite, quand j'étais chercheur au CNRS, mon père est
décédé, ma famille avait besoin de sous, une banque m'a proposé de travailler pour elle: j'ai
accepté et, avec mon petit salaire de chercheur au CNRS,j'ai gagné plus en donnant une journée
par semaine de conseil pour les banques. C'est tout à fait normal. On comprend alors comment
des jeunes gens brillanls arrivent dans le monde de la finance, se mettent à gagner des sommes
absolument phénoménales et perdent tout contact avec la réalité. Je peux vous raconter beaucoup
d'histoires, d'anecdotes malheureusement un peu tristes de camarades, soit d'Ulm soit de l'X, qui
sont entrés dans les milieux de la finance et qui pour certains, à trente ans, au début des années
2000, gagnaient 100.000 € par mois!
Il y en a un que je croise dans le couloir avec qui j'avais fait
mes études, je le reconnais évidemment: moi je suis simple consultant externe et lui il est haut
placé à 30 ans, responsable de la Recherche & Développement d'une banque. Alors, je lui dis:
"Salut!", je lui tends la main: "Nicolas, comment vas-tu?" Et là, il me regarde, ne me tend même
pas la main et passe devant moi comme si j'étais transparent - alors que c'est un camarade de
promo! Cela vous dit l'état d'esprit dans lequel cela plonge un certain nombre de jeunes gens tout
à fait brillants et compétents. Ils sont dans une situation qui n'a plus rien à voir avec la réalité
quotidienne des gens, ils se prennent d'une certaine manière pour les rois de la terre! Et comment
voulez-vous qu'il en soit autrement? Il est très difficile de résister à cette espèce de
déshumanisation, quand, à 30 ans, vous gagnez 100.000 € par mois et qu'on vous dit que vous
êtes le roi de la terre. Comment voulez-vous que ces jeunes gens s'engagent par exemple dans une
alliance avec une femme, qu'ils se marient? Rassurez-vous, il y a très peu de femmes dans les
salles de marché. C'est surtout un monde très, très masculin, et les rares femmes sont surtout des
minettes qui sont là pour entretenir la 1ibido des traders - c'est à peine caricatural!
Alors comment
voulez-vous que ces jeunes acceptent d'entrer dans une alliance profonde, que nous chrétiens
nous caractérisons par le sacrement de mariage? C'est impossible: tout se vend et tout s'achète,
la vie privée en souffre, se dissout. Moi-même, on m'a proposé au bout d'un certain temps un
poste de trader à New York, et donc je me suis retrouvé avant de devenir jésuite en costard-cravate
dans un haut building de Manhattan - juste avant l'effondrement des tours en septembre 2001. Il
m'a fallu honnêtement un quart d'heure pour dire non. La pression est telle qu'il est difficile de
résister. A 30 ans, vous allez gagner beaucoup d'argent, dans un gratte-ciel au-dessus de
Manhattan, et vous serez le roi de la terre ... C'est la tentation du Christ! Le monde vous appartient
et il faut juste signer le contrat en bas à gauche. Certains se disent: si la société est prête à me
payer autant pour que je fasse ce travail c'est que je cbis le mériter d'une manière ou d'une autre.
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Le développement du crédit à la consommation
Comment s'articule cette croissance molle dans laquelle nous sommes engagés avec la
crise financière? Au milieu des années 1990, on se rend compte que l'augmentation trop faible des
salaires - en Europe et surtout aux Etats-Unis - ne permet plus aux ménages riches de consommer
suffisamment pour tirer l'économie mondiale vers le haut. Le taux d'épargne des ménages riches
américains - de la classe moyenne américaine - est nul; ils n'épargnent plus: ils dépensent la
totalité de leurs revenus. Or, cela ne suffit plus, ils ne consomment plus assez. Il faut donc trouver
un moyen pour qu'ils consomment davantage pour que les entreprises continuent d'investir et de
produire. Comment combler le manque de revenu salarial? On développe de manière
systématique le crédit à la consommation. Au lieu de revaloriser les salaires, on va faire du crédit à
la consommation, prêter de l'argent qui n'existe pas encore. Les banques centrales vont jouer, là,
un rôle crucial. Ce crédit va permettre aux ménages de consommer davantage, on va remplir les
carnets d'e commandes des entreprises. Et à ce moment-là on fait le pari que l'augmentation du PIB
permettra de rembourser l'argent prêté aux ménages (riches). On développe donc de manière
massive le crédit à la consommation.
Et puis dans les années 2000, la bulle internet a éclaté, on se dit que cela ne va pas suffire,
il faut faire du crédit à la consommation auprès des pauvres également. Et là se développe le crédit
hypothécaire, le crédit immobilier, à destination des ménages pauvres américains. Là-dessus on
empile des techniques financières que je vous ai très rapidement décrites: la titrisation, les
millefeuilles, les agences de notation un peu corrompues ... Et vous avez la crise de 2008.
Aujourd'hui a-t-on résolu le problème? Si vous êtes d'accord avec la relecture que j'ai faite
(bien sûr il y a d'autres options, d'autres relectures possibles) vous comprenez qu'on n'a pas du
tout résolu le problème. Si le problème est l'insuffisance des revenus des ménages pour
consommer, ce n'est pas en diminuant les revenus des fonctionnaires qu'on va résoudre le
problème. Au contraire, à mon avis, on fait exactement l'inverse de ce qu'on devrait - c'est-à-dire
qu'on est en train de s'engager dans une déflation à la Japonaise. Pourquoi? Vous diminuez les
salaires, vous diminuez encore plus le pouvoir d'achat des classes moyennes alors que celui-ci
augmentait déjà très lentement. Donc elles vont acheter moins. Les carnets de commandes des entreprises
seront encore moins remplis, elles vont encore moins investir. Cela va entraîner une spirale vers le
bas, et donc la déflation.
Il se trouve que, de manière paradoxale, on voit pointer des prévisions d'inflation, ce qui
est vrai. La banque centrale européenne dit: les feux commencent à passer à l'orange, on va avoir
de l'inflation et c'est vrai. Comment puis-je dire qu'on s'engage dans une déflation alors que
l'inflation menace? Malheureusement les deux vont être possibles pour la raison suivante:
l'inflation que l'on voit apparaître aujourd'hui n'est pas du tout une inflation tirée par la
croissance. Pendant les trente glorieuses, on a eu une très forte inflation à deux chiffres mais aussi
une très forte croissance, une très forte augmentation des salaires et donc ça passait très bien.
Mais là, l'inflation que nous voyons poindre est due à une tache solaire sur les marchés financiers
sur les matières premières. Aujourd'hui dans les marchés financiers on se dit: les banques ne sont
pas en bonne santé, les Etats eux-mêmes ne sont pas en bonne santé, dans quoi va-t-on investir?
Car on aura besoin de pétrole - le riz le soja le blé... bref, les matières premières. Voilà ce qui provoque une hausse oe prix des matières
premières, et la hausse du prix du pétrole va provoquer une inflation générale. Si le pétrole coûte
cher, tout coûte plus cher. C'est une inflation qui n'est pas tirée par l'économie réelle mais qui est
provoquée par une tache solaire sur les marchés financiers. Tout le monde croit que le prix du
pétrole va grimper donc j'achète du pétrole et je fais augmenter le prix du pétrole. C'est ce qui s'est
passé en 2008: le prix du baril de pétrole est passé de 60$ à 140, puis est reoescendu à 40 et
remonté à 80, tout cela en l'espace de six mois. Or l'offre et la demande réelles de pétrole sont très
stables; ce sont les mouvements oe capitaux sur les marchés financiers dérivés sur le pétrole qui
jouent au yoyo. Pourquoi? Parce que les marchés dérivés sur le pétrole - donc les actifs, les
contrats sur le pétrole - pèsent financièrement trente fois plus lourd que le marché réel du pétrole.
Quand vous avez des capitaux qui bougent sur les marchés financiers aux étages supérieurs, cela
fait bouger le rez-de-chaussée où vous avez du vrai pétrole. Et donc le prix du vrai pétrole
aujourd'hui est déterminé par les marchés financiers.
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L'avenir
Petite anecdote sur le cynisme ambiant:
je voudrais commencer par raconter une autre anecdote, un autre dîner dans un autre
restaurant, "Chez Françoise", qui est en quelque sorte la deuxième cantine de l'Assemblée
Nationale. J'ai été invité là par des députés parce qu'on me sollicite de temps en temps à
l'Assemblée Nationale pour être auditionné; il y avait là des hauts fonctionnaires du Trésor et
des économistes. C'était début décembre 2010, donc il y a un peu moins de deux mois - j'ai
assisté à une conversation absolument surréaliste que j'essaie de vous retranscrire.
Question: que va+il advenir des pays périphériques: l'Irlande, le Portugal l'Espagne, la
Grèce?
L'un des hauts fonctionnaires du Trésor répond:"Eh bien! Ils vont faire faillite. Et
alors?" Il dit cela avec une espèce de décontraction, que je juge complètement irresponsable.
je rétorque: il faut absolument chercher un plan B pour permettre à ces pays de ne pas
faire faillite. Réponse:"Il n'y a pas de plan B. Et après tout, ils feront faillite, c'est leur problème". Je rétorque que s'ils font faillite, ils vont certainement sortir de la zone euro. Et alors? me répond-il "Ils sortiront, dans la zone euro resteront les meilleurs. Quant aux autres, tant pis pour
eux." Je réponds: "mais un pays qui fait faillite ne rembourse plus ses dettes. Cela va
provoquer un crack financier terrible et il n'y a aucune raison pour que la France s'en tire". Et
le débat se porte sur: Et la France elle-même doit-el1e,ans cette hypothèse, rester dans la zone
euro? Le haut fonctionnaire du Trésor nous répond:"Ah non! Nous, nous n'avons
absolument pas intérêt à sortir de la zone euro." Pourquoi? Non pas du tout parce qu'il
croirait au projet politique de l'Europe - il n'est pas non plus souverainiste - mais pour une
raison relativement cynique qu'il nous expose et qui est la suivante:"Vous voyez, l:Allemagne
n'a jamais envahi l'Espagne, le Portugal la Grèce ou l'Irlande, les Allemands ne se sentent
historiquement aucune culpabilité à l'égard de ces pays et les Allemands les laisseront quitter la
zone euro sans rechigner. Nous, ils nous ont envahis, ainsi que le Benelux, donc ils éprouvent
une culpabilité morale à notre égard, jamais ils ne nous laisseront sortir de la zone euro, les
Allemands paieront pour nous. Donc, nous, nous n'avons rien à faire, il suffit d'attendre, ils
vont payer pour nous."Cela vous dit le niveau de réflexion. Honnêtement, j'ai été abasourdi.
On a continué à discuter. Ala fin du repas, il nous explique quand même que, lui, il va bientôt
vider son compte en banque et s'acheter une belle maison dans la banlieue parisienne. Alors on
lui demande pourquoi là. Il nous dit:"Je connais bien le député; si jamais les banlieusards
veulent nous casser la tête, je sais qu'il appellera les CRSpour nous protéger". C'est Louis XV!,
version haut-fonctionnaire français d'aujourd'hui! (rires) Au moment du café, il me dit tout sourire: "Eh bien vous savez. la semaine prochaine je ne suis plus au Trésor; j'ai démissionné, désormais je travaille pour la banque Lazard."
Heureusement tous les hauts fonctionnaires du Trésor ne pensent pas de cette manière-là. Et je suis intervenu il y a peu dans un petit groupe où il y avait beaucoup de
représentants du Trésor qui étaient là, et qui désapprouvaient complètement les propos de leur
collègue. Mais il est quand même assez grave que certains fonctionnaires aujourd'hui soient
d'une certaine manière contaminés par les positions du banquier dont je vous ai parlé tout à
l'heure. Ils finissent par adopter le point de vue des banques parce qu'ils sont très tentés de
basculer du côté des banques, pour lesquelles ce qui se passe aujourd'hui est une aubaine. Elles
vont gagner de l'argent si la Grèce fait faillite, si l'Espagne fait faillite, etc. Il y aura un certain
nombre d'autres banques qui vont se porter très maL Il y a cette espèce de cynisme que je
trouve extrêmement inquiétant. L'un des députés qui était là n'était pas dupe du tout et j'ai
continué à discuter avec lui après ce déjeuner. Heureusement.
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Le fonds de stabilité européen, rémission mais pas solution
Ce qui va advenir dans les mois ou les années qui viennent est déterminant pour
l'avenir de l'Europe, de la zone euro, de l'euro, de la France. Vous avez sans doute entendu parler
du fonds de stabilité (financière) européen, qui est un fonds européen construit au printemps
dernier pour venir en aide aux pays en difficulté. Jusqu'à la semaine dernière, nous n'avions
aucune garantie que ce fonds a les moyens d'aider les pays à ne pas faire faillite avant 2013. Si
vous faisiez le compte des dettes dues par ces pays - Irlande, Portugal Espagne, Grèce etc. -
jusqu'en 2013, que vous regardiez ce que possédait ce fonds: le compte n'y était pas. Ce fonds
a levé cinq milliards en un quart d'heure, mardi dernier; sur le marché financier, et donc
beaucoup de gens crient:"Hourra! Nous avons trouvé la solution, les marchés financiers ont
enfin compris que l'Europe, c'est du sérieux, et ils ne joueront plus contre l'Europe". Alors je
reste un peu sceptique. En fait, le fonds a émis des obligations, qui sont des obligations
européennes même si elles n'en portent pas le nom, qui sont gagées sur l:Allemagne, donc qui
ont la garantie allemande, et qui rapportent plus que la dette publique allemande. Ces
obligations émises par le fonds rapportent 2,9 %, alors que le taux d'intérêt de la dette publique
allemande est de 2,37. Et sur des marchés financiers, une différence entre 2,37 et 2,9, c'est
énorme. Donc ça rapporte beaucoup, beaucoup d'argent aux financiers. On peut donc relire ce
qui s'est passé la semaine dernière, non pas du tout en criant victoire mais en disant:
l'Allemagne apporte sa garantie à des titres qui rapportent beaucoup plus que ses propres
titres. Donc en réalité, on est implicitement en train de dégrader la note de l'Allemagne et de
payer les marchés financiers grassement sur des titres gagés sur l'Allemagne. Je ne suis donc
pas sûr du tout que ce soit vraiment une bonne nouvelle. Maintenant il est vrai que cela nous
tire provisoirement d'affaire. Mais la question est: pour combien de temps? Et lorsque les
marchés financiers n'accepteront plus de le faire, qu'adviendra-t-i1 ? On n'a pas de solution.
Faut-il réformer la banque centrale européenne?
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Il existerait bien d'autres solutions techniques dont on pourra reparler cet après-midi
si vous le souhaitez, je ne fais que les esquisser pour pouvoir aborder les autres problèmes que
j'ai à aborder.
On pourrait - je crois que c'est là le noeud du débat - revenir sur cette question de
l'indépendance de la banque centrale européenne (BCE) que nous avons codifiée dans les
traités européens et qui interdit à la BCE aujourd'hui de prêter directement de l'argent aux
Etats. Pourquoi a-t-on fait cela? Sous la pression des Allemands: en 1945, à la sortie de la
guerre, lorsque les alliés ont d'une certaine manière dicté la reconstruction de l'Allemagne de
l'Ouest, ils se méfiaient énormément du pouvoir politique allemand Et à juste titre: on sortait
de la guerre. Et donc ils ont inscrit dans la Constitution de l:Allemagne de l'Ouest, de manière très
rigide, l'indépendance de la banque centrale allemande, la Bundesbank, à l'égard du pouvoir
politique allemand, dont ils se défiaient. Finalement, cela a plutôt bien réussi aux Allemands qui
ont vécu avec une banque centrale tout à fait indépendante, uniquement chargée de veiller sur
l'inflation ... Lorsque nous avons défini les statuts de la banque centrale européenne, nous
l'avons fait avec les Allemands évidemment, et ils n'ont consenti à renoncer au Deufschmark
quo ~il'GR a"eptlit leurs CGRditiGR~~ur la mi~o ORplaco de l'eurG et Wt:lCsur les statuls do la
banque centrale européenne. On a alors calqué les statuts de la banque centrale européenne sur
ceux de la Bundesbank, et donc dans une défiance à l'égard du politique. On a retiré le pouvoir de
création monétaire aux politiques et on l'a confié à une institution, la BCE,qui n'a aucune
légitimité démocratique - Jean-Claude Trichet n'a été élu par personne - et qui pourtant détient
le pouvoir de création monétaire. Or, comme vous le savez, le roi est celui qui peut frapper
monnaie. Un roi qui ne peut pas frapper monnaie n'est plus un roi, il n'a plus de pouvoir
politique. (Pour être complet, il faudrait ajouer : le"roi", c'est celui qui peut frapper monnaie
et lever des impôts. C'est pourquoi la question de l'harmonisation fiscale au sein de la zone Euro
est si importante.) En Europe nous avons construit une espèce de monstre bizarre, et nous
sommes les seuls au monde à l'avoir fait! Nous avons des pouvoirs politiques qui se sont
dessaisis du pouvoir de création monétaire confié à une institution indépendante, la BCE,qui
aujourd'hui n'a pas le droit de frapper monnaie pour les Etats. Certes, elle frappe monnaie,
nous avons produit énormément d'euros, la planche à billets de l'euro tourne à plein depuis des
années ... Mais ces euros atterrissent sur les marchés financiers, pour acheter les dettes
publiques des Etats européens. La BCE, quand elle rachète des titres de dettes publiques
grecques, irlandaises, portugaises, espagnoles, elle les rachète sur le marché secondaire
financier, où ces titres s'échangent grâce aux banques. Et moyennant une petite commission
prélevée par les banques. Les banques n'ont donc vraiment aucun intérêt à ce que la BCEsoit
enfin autorisée à financer directement les Etats.
Il y a évidemment un contre-argument, qui consiste à dire: si vous autorisez la BCE à
financer directement les Etats, c'est la porte ouverte au laxisme budgétaire parce que, du coup,
n'importe quel Etat pourra faire n'importe quoi et se refinancer directement auprès de la BCE.
Bien entendu, il faut édicter des règles pour que la BCE ne finance les Etats que sous certaines
conditions. Je reviendrai là-dessus tout à l'heure. Mais interdire rigidement aujourd'hui à la BCE
de financer directement les Etats a pour conséquence que l'on est obligé de passer par les marchés
financiers pour aider les Etats à s'en sortir. Et tant que nous serons en Europe assujettis aux taches
solaires des marchés financiers, je ne crois pas que nous puissions nous en sortir. Donc à titre
personnel aujourd'hui - mais je puis me tromper et j'espère me tromper - je ne vois pas
comment nous échapperons dans les années qui viennent à de nouveaux cracks financiers et à la
faillite d'un certain nombre de pays en Europe. Il se trouve que nous avons une rémission
aujourd'hui depuis la semaine dernière, et c'est très heureux, mais ce n'est pas la solution
définitive au problème.
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