LE PARADOXE FRANÇAIS

le Sursaut: vers une nouvelle croissance pour la France
synthèse du rapport du groupe de travail présidé par Michel Camdessus ex DG du FMI (2004).
Note: Ce rapport publié en 2004 emporte un large consensus mais il s'agit d'une approche macro-économique; le problème principal, le chômage de 10% de la population active devrait être traité au niveau micro-économique: comment remettre au travail, c'est à dire dans le circuit de la production de biens et de services, 2.5millions de chômeurs. Comment faire en sorte que les entreprises existantes reçoivent une demande accrue soit des consommateurs français, soit de l'étranger, en biens de consommation ou d'investissement; ou comment créer les entreprises nouvelles qui répondent à des besoins accrus de produits existant déjà ou de produits nouveaux résultant d'application de technologies nouvelles. A rester dans les généralités consensuelles, on continue malheureusement de faire du surplace, comme le démontrent l'immobilisme depuis la publication de ce rapport, et ce malgré le Contrat Nouvelle Embauche (CNE) du Gouvernement en Juillet 2005 (cf les 1250 licenciements annoncés chez Hewlett Packard à Grenoble en septembre 2005)et c'est pourtant de la recherche et développement (R&D) et des techniques d'information et de communication (TIC).


Nous sommes dans une situation paradoxale. À l'échelle du monde, la France est un pays riche, prospère, son niveau de vie se situe parmi les plus élevés. Nos entreprises enregistrent des performances remarquables. Notre main-d'oeuvre est l'une des plus qualifiées. Le monde entier nous envie la qualité de nos infrastructures et de nos services publics. Pourtant, nous sommes obsédés par la perspective du déclin, le sentiment que l'avenir nous échappe, qu'il sera moins gratifiant que par le passé, que notre cohésion sociale s'effrite, que le monde change à notre détriment. Tout ceci se cristallise en une crise identitaire, dont l'interrogation sur notre modèle de croissance n'est qu'un symptôme.

Au coeur de cette interrogation collective, la question de notre place et de notre rang est évidemment essentielle. Dans le monde du XXIe siècle, le poids démographique de la France apparaît de plus en plus décalé par rapport à son influence et à son rayonnement économique et culturel. Comment s'opérera l'ajustement inévitable et où situer notre ambition? Nous pensons que notre avenir est ouvert. Nos atouts sont réels. Notre position est forte. Nous pouvons maintenir voire améliorer notre rang dans le groupe des toutes premières puissances économiques mondiales, tant par notre richesse que par notre performance de croissance.

Mais le monde change et certains ressorts de notre croissance passée sont aujourd'hui épuisés. Sans changement de trajectoire, le déclin est une menace réelle. L'histoire nous enseigne qu'il existe, dans le processus de croissance économique, des cercles vertueux mais aussi des risques d'enchaînements négatifs. Certains pays décollent, d'autres plongent. L'amorce de ces mouvements est souvent imperceptible, puis ils s'accélèrent et deviennent, à l'horizon d'une génération, très largement irréversibles.

La France est probablement à un point d'inflexion. Le décrochage existe, il reste limité. Nous pouvons encore choisir et tenter d'amorcer, à travers l'adaptation de notre modèle de croissance, un cheminement vers le progrès. Il importe pour cela de porter un diagnostic assuré. Il tient en sept propositions simples:

  1. notre situation est paradoxalement faite d'un mélange de traits enviables et prometteurs d'une part, inacceptables de l'autre ;
  2. nous sommes subrepticement engagés dans un processus de décrochage qui peut nous conduire, si rien n'est fait, à une situation, à terme d'une dizaine d'années, difficilement réversible ;
  3. les raisons mêmes à l'origine de nos maux les plus inacceptables accentuent ce décrochage: elles résultent de nos choix collectifs et de politiques conduites depuis des décennies, beaucoup plus que d'une contrainte extérieure que nous sommes souvent tentés de retenir comme seule explication de nos maux ;
  4. notre pays est simultanément confronté désormais au triple choc des évolutions des technologies, de la démographie et de la mondialisation; il pourrait, suivant la façon dont il y sera fait face, précipiter ce qui deviendrait alors notre déclin, ou renforcer nos chances de mener à bien les grandes ambitions que nous gardons encore
  5. cela ne peut aller sans un sursaut immédiat et un renversement de certains choix
  6. ce renversement peut nous apparaître, compte tenu du poids des habitudes et de la médiocrité de notre dialogue social . hors de portée ; s'y résigner serait consentir au déclin: choix absurde puisque, même sans aller bien loin, nous observons que d'autres, à nos portes, ont su mener à bien des réformes d'une ampleur au moins égale, tout en pré- servant ou améliorant l'efficacité de leur protection sociale
  7. les réformes sont donc possibles et urgentes. Conduites avec détermination, en conformité avec une approche respectueuse du développement durable, elles peuvent nous mettre en mesure de renforcer notre cohésion sociale et de répondre aux ambitions de notre pays

UN MÉLANGE PARADOXAL DE TRAITS ENVIABLES ET PROMETTEURS

La France est aujourd'hui la cinquième puissance économique mondiale, ce qui, compte tenu de sa part de la population mondiale (1%) atteste d'une situation enviable. Les Français jouissent ainsi d'un niveau de produit intérieur brut (PIB) par tête très élevé.

L'histoire et la géographie placent la France au coeur de l'Europe et en font naturellement un de ses moteurs. Son rayonnement culturel demeure indéniable, son pouvoir d'attraction touristique évident. La qualité du travail des Français est reconnue par les investisseurs étrangers, qui la placent aussi aux premiers rangs en termes de qualité de la vie, la France devient une de leurs destinations préférées.

Les réussites technologiques françaises, l'industrie nucléaire, les moyens de transports les plus modernes, l'industrie aérospatiale et quelques autres, constituent des acquis. Le haut niveau de nos services publics, la qualité de notre couverture sanitaire sont autant d'atouts, construits au cours des décennies et des siècles précédents ; ils contribuent aujourd'hui à l'« attractivité » de notre territoire. La réussite des entreprises est remarquable. Cinq ont leur place parmi les cinquante plus grandes entreprises mondiales. Elles font figure de leaders mondiaux dans de nombreux secteurs.

Ce capital accumulé, matériel et humain, nous place dans une position favorable vis-à-vis de pays dont le développement économique est plus récent et qui doivent s'équiper dans tous ces domaines. La France est ainsi bien placée dans la compétition économique mondiale: 3e exportateur de services, 5e pays pour l'accueil des investissements directs à l'étranger (après le Luxembourg, les États-Unis, la Chine et l'Irlande), 2e investisseur à l'étranger (après les États-Unis), etc.

ET D'ÉCHECS INACCEPTABLES:CHÔMAGE, INÉGALITÉ, PAUVRETÉ

Un chômage élevé et persistant

Malgré cette situation enviable à beaucoup d'égards, la France a échoué à mettre fin aux inégalités face à l'emploi, dont demeure exclue une trop large part de notre population. Notre niveau de chômage qui perdure depuis vingt ans entre au mieux 8 et 10%, est une tare inacceptable à laquelle nous donnons parfois l'impression de nous résigner. Les jeunes et les seniors sont largement exclus du marché du travail.

La France souffre d'un fort déficit d'emploi des jeunes entre 16 et 25 ans: leur taux d'emploi est d'environ 24% contre une moyenne de 44% pour l'OCDE. Certes, ce phénomène est lié en partie à la durée des études en France, et au fait que rares sont les étudiants qui simultanément participent à la vie active comme dans d'autres pays. Toutefois, hors population étudiante, le taux d'emploi demeure faible et le taux de chômage élevé.

Le constat est encore plus frappant pour les « seniors ». Le taux de chômage des 55-64 ans n'est pas particulièrement élevé, juste supérieur à celui des hommes âgés de 25 à 54 ans. Mais, compte tenu des divers dispositifs développés dans les années 1980 et 1990 pour écarter les travailleurs âgés de la population active, ce taux de chômage n'est absolument pas représentatif de difficultés d'insertion professionnelle. Ainsi, en 2002, seuls 34% des 55-64 ans avaient un emploi en France contre près de 50% pour la moyenne de l'OCDE.

Cette situation aux deux extrêmes de la vie active constitue un handicap majeur de notre pays. Autrement grave est la persistance du chômage. Pour beaucoup d'hommes et de femmes nous en sommes aujourd'hui à la deuxième voire la troisième génération de chômeurs. Il n'est pas de mots pour dire les ravages humains et sociaux qui en résultent.

Des résultats médiocres dans la lutte contre la pauvreté

Il était normal, dans ces conditions de scandale social dans un pays aussi riche, que la France réagisse en portant ses dépenses sociales à 30% du PIB, le niveau le plus élevé des pays d'Europe avec les pays scandinaves: Danemark, Suède, Finlande et la Belgique.

Mais les pays nordiques affichent des résultats bien meilleurs quant à l'efficacité de leur système social pour réduire la pauvreté. Ainsi, selon les chiffres d'Eurostat, le taux de pauvreté français (Calculé comme la proportion de ménages ayant un revenu inférieur à 60% du revenu moyen) après transferts sociaux, se rapproche davantage de celui du Royaume-Uni que de celui des pays nordiques, alors que ces derniers pays ont un niveau de transferts sociaux inférieur de cinq points au nôtre.

De plus,une étude récente du Conseil Emploi Revenus Cohésion sociale (CERC) montrait que plus d'un million d'enfants vivait en France sous le seuil de pauvreté monétaire, la plaçant à peine dans une situation moyenne en Europe, loin des scores réalisés par les pays scandinaves.

Le sentiment d'une impuissance de notre pays devant la précarité dans laquelle vivent tant de nos compatriotes, chômeurs et travailleurs pauvres en particulier, mine notre cohésion sociale et pas seulement dans des banlieues déshéritées. Le sentiment prévaut que l'ascenseur social joue de moins en moins son rôle.Beaucoup de Français vivent dans l'insécurité, l'angoisse et parfois la peur; ils se sentent sans avenir.De là, bien des crispations, voire des pathologies. Il nous faut trouver les moyens d'en venir à bout.

Un décrochage de la croissance

Sans même nous comparer aux États-Unis dont le taux et le dynamisme de croissance demeurent exceptionnels, bien que le nôtre lui ait été supérieur pendant environ trois décennies de la seconde moitié du XXe siècle, force est de reconnaître que, sur les dix dernières années, la performance de croissance française en Europe n'est supérieure qu'à celle de l'Allemagne, et est proche de celle de l'Italie. Tous les autres pays ont connu une croissance par tête plus importante, y compris des pays qui n'étaient pas en situation de rattrapage par rapport à la France (Finlande, Royaume-Uni, Suède, Belgique, Pays-Bas).

Ceci met en lumière deux évolutions:

  1. une performance en matière de croissance médiocre. Se situer dans la moyenne d'une zone euro tirée vers le bas par ses trois pays principaux, l'Allemagne, l'Italie et la France, ne peut nous satisfaire. Le contraste est saisissant avec la période des Trente glorieuses où notre taux de croissance se situait continûment à environ un point au-dessus de celui de nos partenaires;
  2. C'est un problème qui vient de loin. Hors les effets cycliques et les soubresauts conjoncturels, derrière les embellies qui pour quelque temps nous euphorisent, dans les dernières années du XXe siècle par exemple, tout comme au cours des mois que nous traversons, la France connaît un rythme de croissance durablement ralenti.

Parmi les traits qui l'accompagnent, trois apparaissent lourds de conséquences.

Un ralentissement de la croissance de la productivité:

La productivité par heure travaillée est élevée en France. Les chiffres sont même flatteurs, puisqu'elle est plus élevée qu'aux États-Unis. Mais ils ne nous permettent pas de pavoiser: une fois corrigée du fait que le taux d'emploi est plus faible en France qu'aux États-Unis, et que la durée du travail y est également plus faible, notre performance apparaît alors légèrement inférieure à celle des États-Unis. On pourrait s'y résigner. En revanche, si en niveau, la productivité horaire semble satisfaisante, ses évolutions apparaissent préoccupantes. En effet, jusqu'à la fin de la décennie 80, la productivité française et européenne a cru plus rapidement que celle des États-Unis: l'Europe connaissait un processus de rattrapage du pays "leader". Toutefois, alors que la productivité du travail a accéléré aux États-Unis pendant la décennie 90, elle s'est ralentie en Europe. Elle croît désormais plus vite aux États-Unis, de l'ordre de ¾ à 1 point. Ainsi, le rattrapage de l'Europe ne semble pas seulement avoir été stoppé, mais l'écart se creuse à nouveau en faveur des États-Unis. Quelques années ne suffisent certes pas à asseoir une tendance lourde. Néanmoins, le doute pèse sur les performances européennes de productivité.

Un déficit d'investissement, en particulier dans les nouvelles technologies

Les années 2002 et 2003 ont été marquées par la faiblesse de l'investissement des entreprises, celui-ci s'étant contracté de près de 4% en 2002 et de près de 2% en 2003. Naturellement, le ralentissement de la demande qui était adressée aux entreprises a pesé, mais le repli de l'investissement est allé au-delà des effets habituels d'un tel ralentissement.

Sectoriellement, la France apparaît sensiblement en retrait vis-à-vis des États-Unis, mais aussi de nombreux partenaires européens (Finlande, Irlande, Suède, Royaume-Uni) en matière de technologies de l'information et de communication (TIC), que ce soit dans le domaine de la production ou en matière de diffusion. Ainsi, sur la période 1996-2001, les investissements en biens TIC ont représenté en France 2,5% du PIB et 17% de l'investissement total, contre respectivement 4,5% et 28% aux États-Unis et 3% et 22% au Royaume-Uni.

Aussi significatif est le recul continu de la part des investissements publics dans le PIB. Entre 1959 et 1991, la croissance annuelle moyenne du volume de l'investissement public a été de plus de 3½%, ce résultat diffère profondément de celui constaté entre 1991 et 2000, où l'investissement public s'est contracté de 1,2% par an. La part de l'investissement public dans le PIB a évolué des années 1960 jusque dans les années 1990 dans un "couloir" de 1 point autour d'une valeur moyenne de 5%. Tout au long des années 1990, cette part a régulièrement chuté, perdant au total un point sur la période, alors même que la part des dépenses publiques totales dans le PIB a augmenté.

Rétrécissement, enfin, des moyens d'action des pouvoirs publics

Ceci pour faire face tant à des préoccupations majeures en matière sociale et environnementale, qu'à la préparation de l'avenir. Nous y reviendrons ci-dessous.

LE DÉCROCHAGE S'OPÈRE SOUS ANESTHÉSIE

Différents facteurs occultent cependant aux yeux des Français la gravité de nos problèmes:

Tout ceci concourt à détourner l'attention des Français du sérieux de nos problèmes et des glissements progressifs et pernicieux qui s'amorcent. Face à ceux-ci un grave syndrome de déni s'installe et enraye les tentations de réforme autres que de surface. Le décrochage n'en est pas moins réel.

Il nous conduirait dans une dizaine d'années, si rien n'était fait pour inverser les phénomènes pervers que nous observons, à une situation difficilement réversible. En effet, si nous ne changeons rien, ni taux d'emploi, ni rythme du progrès technique, ni volume d'investissement, notre croissance "potentielle", le rythme de croisière possible de notre économie, est vouée à ralentir de 2¼% aujourd'hui à 1¾% à l'horizon 2015 par le simple effet de vieillissement de la population.

De plus, il convient d'ajouter à notre endettement déjà élevé une dette implicite, qui est aujourd'hui estimée à environ 200 points de PIB (Selon les modes de calculs adoptés par la direction de la prévision et de l'analyse économique.). Cette dette implicite correspond à l'augmentation spontanée des dépenses publiques liées aux dépenses de santé et de retraite à systèmes publics inchangés. Elle deviendra, progressivement, explicite au fur et à mesure de l'arrivée à échéance des engagements futurs.

Une stabilisation en volumes des dépenses de l'État pendant 15 ans ne serait pas même suffisante pour éviter à notre dette une dérive insoutenable. Croissance plus faible, dépenses publiques plus lourdes, on voit bien où nous conduit le fil de l'eau: à alimenter des tensions toujours plus fortes sur le système de protection sociale, faute d'un accroissement des ressources suffisant pour faire face aux besoins. Comment, alors, espérer financer, entre temps, un effort supplémentaire nécessaire en matière d'enseignement supérieur et de recherche ? Et comment pourrions-nous aussi engendrer le progrès technique qui permettrait d'inverser ces tendances? Si nous laissions cette évolution spontanée se poursuivre au cours des dix ans qui viennent, la pente serait alors très rude à remonter pour rejoindre tous ceux, nombreux parmi nos pairs, qui sont actuellement sur un sentier de croissance supérieur au nôtre.

LES RAISONS MÊMES À L'ORIGINE DE NOS MAUX LES PLUS INACCEPTABLES ACCENTUENT CE DÉCROCHAGE

Nous ne nous attarderons pas sur l'analyse complexe et, pour l'instant aux résultats ambigus, des causes du ralentissement de nos progrès de productivité. Cet élément n'est pas étranger, certainement, à l'atonie de notre croissance. Deux facteurs cependant plus directement liés à nos choix collectifs et politiques pèsent plus lourd: la moindre mobilisation du facteur travail, le poids excessif et la faible efficacité sociale et économique de la dépense publique.

Un déficit de travail

L'essentiel des différences avec les performances de nos partenaires s'explique par la moindre quantité du travail que nous mobilisons et qui reflète certains choix volontaires tels que l'évolution des taux d'activité et de la durée hebdomadaire du travail et, hélas, la médiocre efficacité de nos efforts de réduction du chômage structurel. En bref, si nous croissons moins vite, et toutes évolutions confondues, c'est parce que nous mobilisons insuffisamment nos ressources en travail. Ainsi depuis vingt ans, la totalité de notre écart de croissance par rapport aux États-Unis et au Royaume-Uni correspond à la différence d'évolution du total d'heures travaillées. De fait, la France est avant-dernière au sein de l'OCDE pour le nombre d'heures travaillées par an et par personne en âge de travailler.

Comme ce phénomène provient de la durée hebdomadaire du travail, mais aussi et surtout des faibles taux d'emplois aux deux extrémités de la pyramide des âges et du niveau du chômage, il en résulte que si un salarié français produit 5% de plus par heure travaillée qu'un américain, il produira 13% de moins par an et 36% de moins sur l'ensemble de sa vie active.

Il s'agit, bien sûr, d'un constat global et collectif. Pour beaucoup de Français dans l'immédiat, le moindre travail ou le non-travail n'est pas voulu, il est subi, c'est le chômage. Mais pour la société dans son ensemble à long terme, il résulte de choix collectifs foncièrement malthusiens, plus ou moins conscients, sur lesquels il est aujourd'hui essentiel de porter un jugement. Si rien n'est fait, les évolutions démographiques amplifieront de façon beaucoup plus difficilement réversible ce handicap de notre croissance, le ramenant à un étiage incompatible avec notre modèle de société.

Le poids et l'inefficacité financière de la sphère publique

Au terme d'une tradition millénaire, les Français accordent à l'État une confiance souvent méritée, souvent excessive. Fiers d'une fonction publique où ne manquent ni le dévouement, ni les talents, ils ont le constant réflexe de demander à l'État la solution immédiate de toute difficulté ; loin de tenter d'épuiser d'abord, comme d'autres le feraient en esprit de subsidiarité, tous les moyens disponibles à portée de leurs mains. Comme cette réaction s'étend aux autres domaines de la sphère publique . collectivités territoriales et institutions sanitaires et sociales, il en est résulté un double phénomène d'hypertrophie de la sphère publique et un déclin de sa capacité à répondre dans l'excellence aux attentes de la société.

Nos indicateurs de performances dans les différents domaines où nous nous comparons à nos partenaires, au sein d'une compétition de plus en plus vive dans ce domaine de l'efficacité de la sphère publique, sont parmi les moins enviables. Notre niveau de dépense publique par rapport au PIB n'a qu'épisodiquement cessé de croître pour atteindre aujourd'hui 54,7%, nos budgets n'ont cessé depuis vingt ans d'être exécutés en déséquilibre, nous sommes le seul pays qui continuellement ajoute à la taille, en général jugée pléthorique, de sa fonction publique; nous sommes parmi les pays dont le taux de prélèvements obligatoires demeure parmi les plus élevés des pays industrialisés après vingt ans d'efforts pour les réduire. Enfin, c'est à crédit, et sur le dos de la génération de nos enfants que nous entretenons ce modèle. Cette situation pourrait être temporairement acceptée en période de graves difficultés si le niveau de la croissance permettait de stabiliser le taux d'endettement, mais en un peu plus de 20 ans, notre dette a été multipliée par 11 en euros courants (90,8 Mds d'€  en 1980, 992,1 Mds d'€  en 2003) et sa part dans le PIB a triplé (de 20% à plus de 60%).

Ainsi s'est trouvée dilapidée la situation financière saine qui était encore la nôtre au début des années 1980 sans pour autant que l'utilisation de notre réserve d'endettement corresponde à des investissements préparant efficacement l'avenir. Rien d'étonnant, dans ces conditions, qu'à l'image des grands clippers de la fin du siècle dernier, l'État, encombré d'une voilure trop lourde et complexe devienne de moins en moins manoeuvrant et de moins en moins efficace pour répondre à nos problèmes les plus urgents tels que la dégradation de notre cohésion sociale. Ce phénomène concourt au décrochage que nous observons ; il trouve un de ses symptômes dans la réduction inexorable de ses marges d'action budgétaires au moment où la dépense publique culmine. On peut mesurer ainsi que par rapport à 1984, en vingt ans, les marges de manoeuvre de l'État (C'est-à-dire les dépenses autres que la charge de la dette et les dépenses de personnel) pour faire face aux problèmes qui surgissent et pour préparer l'avenir se restreignent en peau de chagrin ; elles ont ainsi diminué de 25%. Si aucun changement majeur n'intervient dans la gestion publique, ce phénomène d'impuissance croissante continuera son cours.

Cette constatation suffirait évidemment à justifier l'effort de changement que nous venons d'évoquer ; elle est rendue plus préoccupante encore par les deux traits suivants:

LE TRIPLE CHOC DE CE DÉBUT DE SIÈCLE APPELLE UN RENVERSEMENT DE NOS CHOIX

La France est confrontée, en effet, à trois évolutions majeures qui, ensemble, bousculent un modèle à bout de souffle: la rapidité des évolutions technologiques, le vieillissement démographique des économies européennes et la poussée de la mondialisation.

Une nouvelle vague d'innovations

Le monde traverse une ère d'innovations technologiques d'une grande ampleur et d'une rapidité sans précédent. Elle est dominée par l'expansion des technologies de l'information et de la communication mais elle est loin de s'y limiter. Il s'agit d'une vague technologique au sens où tous les secteurs de l'économie sont touchés par la diffusion de ces techniques. Cette évolution extrêmement positive offre de nouvelles fonctionnalités et améliore la qualité de très nombreux produits, tout en contribuant à en diminuer le prix. La diffusion de cette vague de technologies soumet, néanmoins, les structures existantes de l'économie à l'obligation de s'adapter. En effet:

L'allongement de la durée de la vie

Grâce à de prodigieux progrès scientifiques dont les bienfaits sont accessibles à tous, la population française, comme celle des autres pays développés, voit son espérance de vie progresser chaque année à un rythme rapide: en moyenne, l'espérance de vie à la naissance augmente d'un an toutes les quatre années. C'est là le fruit du travail des chercheurs et de notre système de solidarité. Économiquement, ce phénomène est porteur aussi de croissance dans la mesure où il permet un accroissement de la population à taux de fécondité inchangé.

Néanmoins, cette évolution très positive met en cause nos systèmes de protection sociale. En effet, l'allongement de la durée de la vie signifie vieillissement de la population. La proportion de personnes âgées par rapport aux personnes jeunes va donc croître progressivement. Cette situation a plusieurs conséquences :

Le vieillissement démographique lié à l'allongement de la durée de la vie (si le renouvellement des générations est assuré) peut donc avoir un impact positif ou négatif sur la croissance économique selon la manière dont le marché de l'emploi et les systèmes publics s'adaptent à ce phénomène.

En l'absence d'adaptations, néanmoins, l'effet sera bien évidemment négatif : sous la pression de la hausse des pensions principalement, et de la baisse de la population active. Tous les pays développés, y compris la France, ont donc été conduits à revoir leurs systèmes publics de retraite. En l'état actuel des choses et sans mesures d'adaptations, néanmoins, le vieillissement de la population va continuer à peser sur la croissance française.

La mondialisation

Il nous faut nous arrêter un peu plus sur ce troisième choc qui, plus que les deux autres, interroge les Français. Nous en sommes à ce jour, bénéficiaires. L'inquiétude collective avec laquelle nous considérons notre avenir demeure néanmoins fortement alimentée par les anxiétés qu'elle suscite au travers de ses conséquences réelles ou supposées : désindustrialisation, délocalisations, disparitions d'emplois. S'y ajoute le sentiment que nous aurions perdu les leviers de notre destin, le libre choix de notre modèle, les moyens de nos ambitions.

Une réflexion sur la croissance française se doit de répondre à ces interrogations. Le seul langage acceptable est celui de la vérité, qui ne minimise pas l'ampleur des changements et des défis qui nous attendent sans conduire pour autant à la résignation et au repli. Nous avons la capacité et les moyens de sortir renforcés de cette phase de transition importante de notre histoire.

Les faits

Il s'agit tout simplement de l'entrée rapide dans l'économie mondiale de milliards de personnes, qui restaient jusqu'ici sur ses franges. C'est à l'échelle de l'histoire de l'humanité un développement prodigieux et fondamentalement positif. Ces nouveaux arrivants sont principalement les travailleurs pauvres des grands pays émergeants. Ils aspirent à plus de prospérité et de richesse, aspiration légitime et irrésistible. Sachons d'abord y voir ce qu'il est : un moment formidable de progrès humain qui voit un tel nombre d'êtres humains s'arracher à leur condition de misère extrême. Nous n'y avons contribué que fort peu à travers l'aide au développement, mais ne regrettons de cet effort que sa modestie. C'est le monde tout entier qui bénéficie déjà de cette amélioration, trop lente encore, de la condition humaine dans les pays pauvres.

Ces nouveaux acteurs de l'économie mondiale sont en effet à la fois des producteurs et des consommateurs. En tant que producteurs, ils sont nos concurrents. En tant que consommateurs, ils nous offrent des débouchés et des opportunités. Nous pouvons faire face au défi de cette concurrence si nous savons tirer parti des opportunités qu'elle nous offre. Mais, comme tout grand bouleversement historique, cela exige que nous trouvions dans le fonctionnement de notre économie et la dynamique de notre société un nouvel équilibre. Cela ne va pas de soi. Il y a là un mouvement durable et multiforme. Durable car il reste encore, dans les grands pays émergent, notamment en Chine et en Inde, mais aussi au Brésil, en Indonésie, sans même évoquer l'Afrique, des centaines de millions de personnes vivant dans une pauvreté extrême, et dont l'intégration dans l'économie mondiale s'étalera très au-delà de la décennie actuelle.

Multiforme car, simultanément, dans les mêmes pays, on assiste au développement d'une classe moyenne et supérieure, dont l'accès à l'éducation et les qualifications avoisinent la nôtre. Avec l'amélioration des conditions économiques vient l'aspiration au savoir et à la maîtrise des technologies, clés du progrès. Pour nous, cela signifie qu'il n'y a plus de « rente » technologique. La mondialisation des biens est aussi celle des compétences. Il n'y a plus ni métiers réservés, ni chasses gardées. La qualification reste nécessaire, mais elle ne protège plus. Elle n'est plus statique. Elle se conquiert et se défend chaque jour.

Au sein de la collectivité française, les opportunités et les risques sont inégalement distribués. Ce ne sont pas les mêmes activités, les mêmes métiers, les mêmes régions ou localités qui gagnent ou perdent à cette évolution. Selon leur âge, leur qualification, le secteur ou la région où ils se situent, les Français sont donc différemment exposés aux chocs ou aux bienfaits de la mondialisation. Ces nouvelles inégalités nous sont infligées par l'évolution du monde. Il n'est pas dit que nous sommes impuissants à y faire face et à y remédier. Pour cela, il est important d'en mesurer l'impact sur la structure de notre économie et d'en tirer les conséquences sur notre stratégie économique et sociale.

Vers quelle structure économique nous oriente- t-elle ?

En ce qui concerne la structure de l'économie, la principale question est celle de la désindustrialisation. La crainte existe qu'une grande part des activités industrielles se transporte au-delà de nos frontières, dans les pays à bas coûts salariaux. Est-ce vérifié ? Où cela nous mène-t-il ?

La baisse du poids relatif de l'industrie dans l'activité et la gamme des emplois correspond, pour les économies développées, à une tendance lourde. Quand les nations deviennent plus prospères, elles consomment relativement plus de services ; cela réduit la part de l'industrie dans le PIB. De plus la productivité dans l'industrie augmente globalement plus vite que dans les services. Ce phénomène, conjugué au précédent, produit une baisse relative et absolue de l'emploi industriel. L'agriculture a suivi, il y a quelques décennies, et pour les mêmes raisons, une évolution analogue.

La désindustrialisation résulte donc, au moins pour une part, du processus normal de développement et de croissance économique, elle n'implique cependant pas que toute activité primaire ou secondaire soit éliminée de notre espace national.

Deux questions demeurent posées : ce mouvement est-il accéléré et amplifié par la mondialisation et les délocalisations d'activités qu'elle entraîne ? Une économie peut-elle vivre et prospérer avec peu ou pas d'industrie ?

On connaît mal, quantitativement, la réponse à la première question. Mais on doit constater l'augmentation forte et permanente de l'offre mondiale de travail non qualifié. Cette offre maintient les salaires industriels dans les pays émergeants à un niveau bas, quels que soient les gains de productivité qu'ils enregistrent par ailleurs. Il doit en résulter une baisse mondiale des prix industriels que l'on observe effectivement depuis quelques années. C'est cette baisse qui crée des difficultés à certaines de nos propres industries et à leurs salariés. Tandis que d'autres, au contraire, en bénéficient, en raison d'avantages spécifiques liés à la localisation, la technologie, la qualité des infrastructures, et, surtout, à leur capacité à exporter. Nous assistons donc, au total, à de profondes mutations industrielles, dans un contexte de réduction tendencielle de la part globale de l'industrie dans le PIB.

Ceci nous conduit à la seconde question : y-a-t-il une limite à cette désindustrialisation et sommes-nous menacés de devoir vivre sans industrie ? Disons-le tout de suite, la réponse est assurément non. Une première source de préoccupation est la contribution future de l'industrie à notre équilibre externe. La France est importatrice nette d'énergie et de matières premières. La croissance suppose de pouvoir payer ces importations, et, traditionnellement, ce sont les exportations industrielles qui y pourvoient. La désindustrialisation menacerait alors la balance des paiements. Ce raisonnement doit être fortement nuancé. Le secteur des services est aujourd'hui massivement exportateur. Par ailleurs, la nature de la contrainte externe a changé avec la création de l'euro. Du point de vue des équilibres macroéconomiques, le solde français des paiements courants, qui résiste bien à ces évolutions, n'est plus qu'une contribution, importante certes, à la balance des paiements de la zone euro. Il n'influence plus que marginalement les taux de change et d'intérêt.

Quant à la zone euro dans son ensemble, elle représente un ensemble beaucoup moins ouvert que chacun des pays qui la composent. Les importations ne représentent que 12% du PIB. La contrainte externe en est réduite d'autant. Une raison plus importante pour vouloir préserver une industrie forte est, évidemment, sa contribution à la croissance globale de l'économie et à l'emploi. À long terme, et toutes choses égales par ailleurs, la croissance française est d'autant plus forte que notre production est capable de répondre à la demande mondiale. Si celle-ci est de plus en plus «chargée » en produits industriels, alors une spécialisation industrielle forte est favorable à la croissance. Le problème est plutôt de trouver cependant de bonnes spécialisations.

Le succès de bon nombre d'industries démontre que nous n'en manquons pas. De nouvelles entreprises innovantes et conquérantes peuvent naître sur le site France. C'est une raison, cependant, de se garder de l'illusion de pouvoir résister de façon statique aux évolutions qui s'annoncent. Il faut, au contraire, s'y adapter et les anticiper. Il faut d'abord livrer et gagner la bataille des qualifications. Plus que jamais, la performance de notre système d'éducation, de formation et de recherche détermine notre compétitivité et, à terme, notre croissance.

La principale concurrence de demain sera entre les systèmes d'éducation et de recherche. Les gagnants seront ceux qui sauront créer, mais aussi retenir sur leur territoire, les compétences et les talents. Tel est évidemment l'enjeu central. Remarquons ensuite qu'il existe un grand nombre d'emplois qui, par nature, échappent à la concurrence internationale et ne sont pas «délocalisables ». Dans un grand nombre d'activités de services (et, à moindre degré, industrielles), la proximité physique et géographique est indispensable. Ce sont aussi les secteurs tels la grande distribution, l'hôtellerie/restauration ou les services à la personne où la France a les taux d'emplois les plus faibles en comparaison des pays étrangers. Il y a donc là un gisement énorme, de plusieurs millions d'emplois potentiels, qu'il est prioritaire de mieux exploiter. Ce doit être un élément central de notre stratégie d'adaptation.

Les secteurs exposés doivent pouvoir compter sur les autres pour asseoir et consolider leur progression. Dans la compétition internationale, comme dans le combat militaire, cette bonne articulation du front et de l'arrière est la clé du succès. Nous le reconnaissons collectivement quand nous proclamons, avec justesse, que des services publics de qualité sont un déterminant essentiel de la compétitivité. Mais c'est également vrai des services privés que nous venons d'évoquer. Ceci, curieusement, n'est pas toujours aussi bien reconnu.

La mondialisation, pas plus que les deux autres chocs technologique et démographique n'a donc pas à être perçue comme un défi insurmontable qui achèverait de précipiter notre déclin. Elle nous incite en revanche à un sursaut immédiat si nous voulons qu'elle contribue à nos grandes ambitions.

DE HAUTES AMBITIONS

Alors que l'économie française décroche en termes de croissance, alors qu'elle ne parvient pas à mettre un terme au chômage, ce cancer qui la ronge, alors enfin qu'elle subit avec de plus en plus de force les trois chocs de ce début de siècle, la France répugne à se contenter de gérer au mieux l'existant ; elle garde de hautes et légitimes ambitions. Toutes ont un coût, souvent élevé. Au niveau actuel de la dépense publique, de l'endettement et des prélèvements obligatoires, il faudra donc, pour y faire face, tout à la fois, engendrer plus de croissance et réduire au mieux toutes dépenses improductives.

Il est important, pourtant, de garder ces ambitions à l'esprit. Les sacrifices et les efforts qui s'imposent aujourd'hui seront d'autant mieux acceptés par les Français qu'ils seront convaincus de leur nécessité pour satisfaire ces ambitions dans la perspective à moyen terme que nous proposons de nous assigner. C'est la mission des gouvernements que d'établir des priorités parmi elles et de déterminer jusqu'à quel point elles sont compatibles avec nos moyens. On peut néanmoins imaginer qu'au cours des dix prochaines années, les gouvernements tiendront pour essentiel le retour au plein emploi. Ils considéreront aussi que pour consolider les positions françaises dans la compétition internationale et garantir un avenir à notre jeunesse, des réformes et un effort majeur auront à être accomplis dans tous les domaines, école, université, recherche, innovation, qui nous permettront de remplir efficacement l'agenda de Lisbonne (1) et ainsi de rentrer avec toutes nos chances dans l'économie mondiale de la connaissance.

Simultanément et pour permettre aux générations qui nous suivent d'être en mesure de faire face, avec des marges d'action convenables, aux défis qu'elles ne manqueront pas de rencontrer à leur tour, il est essentiel que les pouvoirs publics s'engagent sans délai dans une politique continue de désendettement qui nous ramène confortablement sous le seuil de 60 % défini par nos engagements européens.

Bien d'autres actions revêtent une haute priorité, telles celles qui pourront concourir à une amélioration du cadre de vie, à soutenir les plus faibles et les handicapés dans notre société et à réduire les phénomènes croissants de ségrégation sociale qui voient le jour. Des initiatives courageuses sont prises actuellement dans cet esprit. Elles sont reprises dans l'avant-projet de la loi de programmation pour la cohésion sociale qui sera prochainement discutée par le Parlement. Tant en ce qui concerne la lutte contre le chômage, notamment des jeunes, le logement social, que l'égalité des chances, elle ouvre des pistes importantes. Il est essentiel cependant que, pendant la période de cinq ans qu'elle couvre, les moyens financiers correspondants puissent être dégagés.

Le soutien à la famille fait partie aussi des priorités. Il faut mettre fin à la situation actuelle qui voit les familles nombreuses lourdement pénalisées par rapport aux couples sans enfants, alors que c'est sur le maintien d'un dynamisme démographique minimum que repose à terme l'équilibre du financement de notre système de retraites. Il faut tenir compte également des évolutions du modèle familial et de l'impact des familles monoparentales ou recomposées sur le logement comme sur l'organisation du travail.

Le choix du développement durable nous fait obligation de dégager aussi les ressources nécessaires à une préservation soigneuse de l'environnement. Il reste à cet égard de grands progrès à faire. Comment ne pas mentionner enfin, l'obligation dans laquelle nous sommes, et que les Français très majoritairement souhaitent généreusement honorer, de tenir nos engagements internationaux en matière d'aide au développement et de défense de l'environnement. Ainsi notre pays reste lui-même : généreux mais avide de sécurité, méfiant devant les contraintes extérieures, mais soucieux d'améliorer la condition humaine à travers le monde. En aucune manière, en tout cas, il n'est prêt à accepter que la France devienne, selon le mot du général de Gaulle « une grande lumière qui s'éteint. »

Toutes ces ambitions expriment, en ce qu'elles ont de plus profond, notre identité. Tout gouvernement de la France doit évidemment les faire siennes et tenter de les réaliser. Aucun cependant ne pourrait y parvenir sans reconnaître et résorber l'écart, si fréquent dans notre histoire, entre l'ampleur et la générosité de nos ambitions et les limites de nos moyens. C'est ici que la nécessaire correction de notre modèle de croissance s'impose.

VERS UNE NOUVELLE CROISSANCE

Aux meilleurs moments de notre histoire, performance de croissance et cohésion sociale sont allés de pair. Notre modèle social est encore largement le produit des « trente glorieuses » au succès économique desquelles il a, par ailleurs, largement contribué. À l'inverse, l'affaiblissement de notre cohésion sociale a coïncidé, depuis, trente ans, avec la dégradation de notre croissance. Pour « sortir par le haut » aujourd'hui de cet enchaînement pervers, il nous faut recréer les conditions d'une circularité systémique positive entre renforcement de la cohésion sociale et efficacité économique. Nous avons trop souvent perdu de vue cette relation que la science économique contemporaine a de mieux en mieux reconnue : il faut constamment davantage d'efficacité économique pour faire face à des défis sociaux de plus en plus redoutables, mais le renforcement de la cohésion sociale doit être reconnu comme un facteur essentiel de la croissance économique, tant pour son volume que pour sa qualité. C'est à la lumière de ce principe directeur de notre travail qu'il nous faut, donc, nous interroger sur les sources et le taux envisageable de ce développement durable.

Les sources de la croissance

L'investissement, le progrès technique et l'emploi sont les déterminants de la croissance soutenable en rythme de croisière pour l'économie française. L'amélioration du rythme de l'activité dépend donc de notre capacité à accroître ces facteurs : l'amélioration du progrès technique et l'effort d'investissement sont bien évidemment contingents aux politiques qui seront mises en oeuvre concernant le marché du travail, le marché des biens et les marchés financiers. La suite du rapport s'attachera à identifier les politiques pertinentes pour ce faire. On le verra cependant, quantitativement et qualitativement, l'essentiel se jouera sur notre capacité à faire face au défi central, l'emploi, pour que le plus grand nombre possible de Français participe à cette croissance.

L'investissement

Il est clair qu'un investissement plus allant peut contribuer à améliorer notre croissance. La contrainte majeure à laquelle il s'est longtemps heurté jusqu'ici, son financement, a été pour partie levée pour ce qui est, en tout cas, des investissements des grandes entreprises. La qualité de leur signature, la modernisation opérée de nos institutions financières, leur libre accès aux marchés internationaux de capitaux, les quelques mesures supplémentaires que nous suggérerons plus loin devraient y pourvoir pour l'essentiel. Nous ne recommandons pas, cependant, si ce n'est au plan européen, un effort immédiat de relance par un programme supplémentaire d'investissements de l'État. Il n'en a pas aujourd'hui les moyens budgétaires alors que notre pays est très convenablement équipé. En revanche, les actions que nous recommandons en matière de finances publiques auront toutes pour objet de réduire le phénomène désastreux selon lequel un gouvernement sans marge d'action finit toujours par sacrifier les dépenses, dont l'investissement matériel et immatériel (recherche, éducation), qui préparent l'avenir.

Au surplus, si nous arrivons, par le relèvement du taux d'emploi et l'élimination des obstacles à l'investissement et à l'innovation entrepreneuriale, à provoquer une accélération vertueuse de la demande, on peut estimer que l'investissement pourra, sans difficulté majeure, jouer un rôle accru dans le relèvement du taux de croissance.

Le progrès technique : vers une économie de la connaissance

À régime démographique donné, la seule « source » de croissance qui peut indéfiniment augmenter le PIB est le progrès technique. En effet, une amélioration de l'emploi est une source majeure pour augmenter transitoirement la croissance, afin de mener à un niveau de PIB supérieur, mais l'emploi ne peut augmenter indéfiniment plus vite que la population. La croissance du capital ne peut non plus être durablement plus élevée que celle du PIB, car cela entraînerait un partage insoutenable du revenu national.

C'est donc à juste titre que la stratégie de Lisbonne nous invite à faire fond sur le progrès technique pour renforcer la croissance. Quelle croissance du progrès technique peut être espérée est cependant une question délicate car il serait erroné de considérer que le progrès technique est donné et qu'il produira ses effets bénéfiques aussi rapidement que dans les pays moins avancés et indépendamment, en particulier, de la manière dont nous gérerons la variable emploi.

Cette vision a pu avoir cours jusqu'à la fin de la décennie 1970. Depuis, deux changements sont intervenus. D'abord, nous nous sommes rapprochés de la frontière technologique et nous sommes devenus un des pays les plus avancés au monde. À ce stade, il ne suffit plus d'adapter et perfectionner les innovations des autres. Dans certains secteurs, nous sommes aujourd'hui des leaders mondiaux après avoir développé, dans un premier temps, des technologies d'origine étrangère. Mais, précisément parce que nous sommes leaders, ce sont les autres qui, maintenant, nous rattrapent. Il faut désormais trouver en nous-mêmes les ressources nécessaires à un progrès technique que nous devons créer, et plus seulement savoir utiliser et adapter. Cela signifie un effort plus important de recherche et de qualification, simplement pour pouvoir conserver le même rythme de progrès technique.

Nous savions déjà que, sans progrès technique, il n'y a pas de croissance. Mais nous devons êtres conscients que, désormais, sans croissance, il n'y a pas (ou moins) de progrès technique. Le progrès technique nous est apporté de moins en moins de l'extérieur ; il dépend de plus en plus de notre travail. Ensuite, la diffusion des innovations dans l'économie est de plus en plus importante pour créer de la croissance. Et ce n'est pas un de nos points forts. Nous le savons bien, la France est plus lente que d'autres pays pour s'approprier les nouvelles technologies de l'information. Cela implique de pouvoir investir, mais aussi de pouvoir changer. Le progrès technique se diffuse à travers les bouleversements de l'appareil productif. Des entreprises naissent ; d'autres disparaissent. Et il en va de même des emplois. Trop freiner ce processus, comme nous sommes souvent tentés de le faire, c'est se priver d'un ressort essentiel de la croissance. Nous recommanderions plutôt, non de freiner ce processus, mais d'accroître fortement le soutien aux personnes qui en seraient les victimes, et, bien évidemment d'accorder une priorité essentielle à la formation qui est la clé des emplois de demain.

L'emploi, facteur central

L'emploi est le facteur essentiel pour améliorer notre croissance. D'abord, évidemment, en raison de l'obligation incontournable de réduire le chômage. Indispensable pour mettre fin à un drame humain aux incalculables conséquences à long terme, la baisse du chômage est précieuse aussi pour renforcer la croissance de moyen terme, parce qu'elle augmente la part des actifs occupés, mais aussi parce qu'elle incite notamment les jeunes à entrer plus tôt sur le marché du travail, ou les seniors à en partir plus tard. Ainsi, une baisse du chômage, de l'ordre de 4 points à l'horizon 2015, et nous n'excluons aucunement qu'il est possible de faire mieux, permettrait de contrer les effets du vieillissement de la population, maintenant notre croissance autour de 2¼ %. Des améliorations plus amples encore de notre quantité de travail permettraient une croissance bien plus élevée.

À titre illustratif, si nous possédions un taux d'emploi et une durée du travail équivalente à celle du Royaume-Uni, notre PIB serait à terme de 10ans de l'ordre de 20% supérieur, et donc de 1¾% plus élevé en moyenne par an, mettant à notre portée l'objectif de 3%.

Le problème semble alors résolu ; sur le papier seulement. Pour l'obtenir en réalité, un infléchissement de notre attitude collective vis-à- vis de la croissance et du travail est nécessaire. À travers la réduction de la durée du travail et la baisse organisée, au moins pour partie, des taux d'activité, nous avons accepté et internalisé l'idée d'une moindre croissance. Tout se passe comme si, depuis longtemps, nous considérions que la quantité de travail disponible dans l'économie est fixe et que la seule question est celle de son partage. Il faut maintenant nous demander si tel est vraiment notre choix, quelles en sont les conséquences, et si, en raisonnant en dynamique la vraie solution n'est pas plus que le partage du travail, sa multiplication.

Les limites du partage du travail

Pour beaucoup de Français, les appels à travailler plus sont accueillis avec une ironie amère. Comment peut-on y songer, alors que le chômage est élevé,que de nombreux emplois paraissent menacés par la concurrence étrangère et les délocalisations d'activités et que, parmi ceux qui détiennent un emploi à temps partiel, une grande majorité déclare subir cette situation plutôt que l'avoir choisie ? Pour une grande partie de l'opinion, la priorité est de préserver les emplois existants, et s'accommoder de la réduction de leur nombre à travers une réduction progressive de la durée du travail sur l'ensemble de la vie. De fait,au cours du dernier quart de siècle, les diverses mesures de réduction du temps de travail ont été présentées comme un moyen d'atténuer le choc d'un chômage qui s'installait.

Cette logique de «partage »permet,dans notre vision collective, de transformer une fatalité économique en pseudo-progrès social. Pour ceux qui restent,ou se trouvent, exclus du travail, ce partage se réalise de façon de moins en moins satisfaisante par les mécanismes de soutien au revenu et les minima sociaux. Cette approche, qui domine aujourd'hui nos perceptions et inspire largement nos politiques publiques, soulève trois grandes difficultés. Les résultats tout d'abord, sont peu probants. Le chômage reste élevé et résiste aux cycles économiques. La France est le seul grand pays développé incapable de donner du travail à plus du quart de sa population jeune. Elle est aussi la seule à placer plus des deux-tiers de ses «seniors » en situation d'inactivité alors que la durée de vie augmente rapidement. Elle laisse, enfin, se développer, parmi ceux qui travaillent, des inégalités graves entre ceux dont l'emploi (public ou privé) est protégé et ceux qui enchaînent les CDD dans l'incertitude du lendemain.

En second lieu, face aux changements et aux bouleversements de la mondialisation, ceci équivaut, pour notre politique de l'emploi, à «jouer en défense ». C'est, pour la cinquième puissance économique mondiale, quelque peu débilitant. C'est aussi profondément déstabilisant pour le lien social et source de pessimisme profond sur l'avenir. Si la précarité augmente alors que la protection de l'emploi se renforce, il est inévitable que les citoyens éprouvent un sentiment d'impuissance face à des évolutions qui paraissent les dépasser.

Enfin, et surtout, cette stratégie est perdante. À l'horizon de dix ans, elle conduit à la régression économique et sociale. Par définition, moins nous travaillons, moins nous produisons. Et, de fait, la quasi-totalité de l'écart de croissance qui nous sépare, depuis dix ans, de nos principaux partenaires, s'explique par la moindre quantité de travail que nous sommes capables de mobiliser collectivement chaque année. Moins nous produisons, moins nous disposons de ressources pour financer nos besoins individuels et collectifs. Et ceci nous contraint à des choix de plus en plus tendus entre nos aspirations à la solidarité collective et les dépenses nécessaires à la préservation de l'avenir.

Pouvons-nous changer et multiplier le travail au lieu de le diviser ?

La logique de partage repose sur l'hypothèse qu'il existe, dans l'économie, une quantité d'emplois déterminée et fixe. Cette logique se vérifie, à un instant donné du temps, pour une activité, un secteur, une région particulière. Mais elle est fausse pour l'économie dans son ensemble, surtout quand on considère les évolutions dans le temps. À cette échelle, au contraire, le travail des uns crée du travail pour les autres. Et, symétriquement, le moindre travail des uns détruit des emplois pour l'ensemble de la collectivité. On peut constater que les pays dans lesquels la durée du travail et les taux d'activité sont élevés sont aussi ceux dans lesquels le chômage est le plus faible. On sait aussi qu'aucune hausse du chômage n'a été constatée lors des épisodes historiques dans lesquels la population a augmenté brusquement (comme en France avec le retour des rapatriés d'Algérie). On considère que la croissance élevée de l'époque a permis d'absorber cet afflux de main d'oeuvre. Mais cette croissance n'est pas née spontanément. Il serait plus juste de dire que cet afflux a créé une croissance supérieure, parce que l'environnement et les politiques publiques s'y sont prêtés.

Ce constat est particulièrement important compte tenu de nos perspectives démographiques. La population française en âge de travailler est appelée à diminuer à partir de 2006-2008. Et, contrairement à la perception courante, il n'en résultera pas nécessairement moins de chômage, mais, toutes choses égales par ailleurs, moins de croissance, moins de richesses à partager et moins d'emplois.

Travailler moins n'est donc ni une nécessité ni un remède pour résorber le chômage. C'est, sur la durée, et au niveau de la collectivité nationale, un choix. Ce choix s'inscrit dans les politiques publiques. Il peut être explicite, quand il porte sur la durée légale du travail et l'âge de la retraite. Il peut aussi résulter, plus indirectement et moins consciemment, des systèmes et régimes d'aide, de protection et d'incitation qui déterminent la demande et l'offre de travail.

Ce choix est-il justifié ? Depuis près de 70 ans, la réduction de la durée du travail est synonyme de progrès social. Elle est un moyen d'utiliser les gains de productivité pour améliorer la qualité de la vie. Peut-on toujours la considérer comme telle aujourd'hui ? Ce n'est pas évident. Le rythme de la réduction est de plus en plus déconnecté de la hausse de la productivité et de la croissance : on anticipe l'évolution future de la productivité plus qu'on utilise la croissance déjà acquise. La meilleure preuve en est qu'il est nécessaire de compenser par des aides, pour les entreprises, le coût économique de cette réduction. Mais, ce faisant, on compromet sans doute la croissance future : d'ores et déjà nous allons consacrer, dans le budget, près de 1,5 point de PIB à financer les allégements de charges liés à la réduction de la durée hebdomadaire du travail, soit deux fois plus que pour l'enseignement supérieur. Il est difficile de penser que c'est la meilleure option pour assurer les emplois de demain et, plus généralement, la prospérité de la France.

Il vaut donc la peine d'explorer davantage le choix inverse : celui de travailler plus. Il soulève deux grandes questions :

  1. la première est celle du modèle social sous-jacent. Travailler plus implique un renversement de nos perspectives et de nos visions, sur trois points au moins : rechercher systématiquement une hausse du taux d'activité, notamment pour les jeunes et les seniors ; considérer qu'un emploi, même faiblement rémunéré (avec, le cas échéant, des aides complémentaires au revenu), est socialement préférable à une situation de non-emploi et admettre que l'emploi de qualité doit toujours être un objectif et non un prérequis. Nous avons, jusqu'ici, fait l'inverse et les conséquences de tels changements peuvent être lourdes sur la gestion à long terme du salaire minimum et la politique de retraites ;
  2. la seconde question est celle de la stratégie économique. Où sont les emplois qu'il est souhaitable et réaliste de vouloir développer ? Nous l'avons déjà indiqué, la mondialisation nous incite à faire porter notre effort sur les deux extrémités de l'échelle de qualification. Elle doit donc accélérer notre pas vers l'intensification de notre effort en matière de recherche, d'innovation, de formation supérieure. En un mot, faire monter en gamme notre économie et nos emplois pour garder une avance sur les pays émergeants.

Mais concentrons-nous un instant sur les emplois les moins qualifiés, ceux qui paraissent à la fois les plus menacés par la concurrence internationale et dont les titulaires sont les plus vulnérables et exposés aux risques de fluctuation du revenu. Il y a deux stratégies perdantes : la protection commerciale par droits de douane (au demeurant de plus en plus impossible) et l'ajustement général par le bas des rémunérations et conditions de travail (mais comme on l'a fait justement remarquer, l'écart de compétitivité est trop important pour pouvoir être comblé de la sorte).

Pour eux, la stratégie gagnante est celle qui consiste à exploiter au maximum les gisements d'emplois disponibles dans des secteurs de services naturellement non exposés à la concurrence internationale et sur lesquels la France accuse un retard particulièrement important : si la France affichait les mêmes taux d'emploi dans les secteurs de l'hôtellerie restauration et du commerce que les États-Unis, nous aurions 3,2 millions d'emploi supplémentaires, même par rapport à l'Allemagne, ce chiffre serait encore de 1,2 million. Un objectif devrait être de parvenir à la même intensité d'emplois, dans ces secteurs, que nos voisins ou partenaires. Un bond en avant significatif serait alors fait dans notre lutte contre le chômage et vers un taux de croissance potentiel plus élevé.

Cela implique un changement profond de certaines de nos réglementations économiques et sociales. Mais aussi une évolution « culturelle » tant ces emplois sont parfois considérés comme peu désirables et peu valorisants. Or ces emplois de service sont de « vrais emplois », correspondant à d'authentiques métiers, dont la contribution à la croissance et la prospérité collective est essentielle. Bien que non directement exposés à la concurrence internationale, ils contribuent à la compétitivité générale de l'économie, et, par la qualité des services rendus, à la qualité de la vie de la collectivité nationale. Pour ces emplois, comme pour ceux qui doivent être créés dans les secteurs de la haute technologie, la qualité de la formation sera essentielle.

Quel taux de croissance pouvons-nous atteindre ?

On l'aura bien vu, au fil du raisonnement que nous venons de tenir, il n'y a pas de fatalité d'une poursuite par notre pays d'un lent cheminement vers des taux de croissance très faibles et l'idée qu'ils suggèrent d'un déclin inexorable. Le jeu systémique des trois sources de la croissance peut être orienté vers un renversement de perspective. Au lieu de se ralentir progressivement de 2¼% à 1¾%, la croissance s'accélérerait, atteignant 3% par an en tendance sur les dix prochaines années. Cela veut dire que, en moyenne, chaque Français aurait un revenu supérieur, en 2015 de l'ordre de 3500 euros d'aujourd'hui. Cela veut dire aussi que, si nous maintenions, au moins, les disciplines budgétaires actuelles, nous aurions des recettes publiques en meilleure cohérence avec nos ambitions. Tel est l'enjeu.

Après 2015, les effets du ralentissement démographique se feront évidemment pleinement sentir. D'autres évolutions seront nécessaires pour maintenir la croissance mais nous serons d'autant mieux armés pour les envisager que nous aborderons cette nouvelle phase sur la lancée d'une croissance forte et dans une situation de prospérité retrouvée. Aurons-nous été contraints pour autant à adopter pendant les dix années qui viennent une conception purement quantitative de la croissance ? Nullement. C'est précisément pour échapper à une telle approche que seule une insouciance durable finirait par faire prévaloir que nous suggérons de mettre en oeuvre sans délai un ensemble de réformes en cohérence avec nos engagements de Johannesburg pour le développement durable.

Ici, un vertige peut nous saisir devant l'ampleur de la tâche. Nous devons nous en garder car autour de nous, bien des pays ont su répondre à de tels défis en maintenant la qualité de leur dispositif de protection sociale.

D'AUTRES L'ONT FAIT AVANT NOUS

Le besoin de changement décrit ci-dessus est lié pour partie à l'évolution du monde et pour partie à l'évolution de nos besoins. Il ne s'agit pas de copier tel ou tel ou encore moins de se soumettre à d'autres modèles d'organisation collective que celui que nous souhaitons. Néanmoins, des expériences étrangères peuvent nous être grandement utiles, en nous éclairant sur les réussites qu'une Nation peut attendre de réformes bien conduites. Les quelques exemples qui suivent ne sont pas des monographies complètes, loin s'en faut. Ils illustrent avec le recul qui permet d'en discerner l'essentiel des choix vigoureux de politique économique. Sans se proposer comme des modèles, ces exemples démontrent que tout pays garde la maîtrise de son destin. Un trait commun caractérise tous les pays ci-dessous : ils ont tous connu ces dix dernières années, une croissance par tête nettement supérieure à la France alors même qu'ils mettaient en oeuvre ces réformes hardies et redressaient leurs finances publiques :

Finlande : le choix de l'économie de la connaissance

La Finlande constitue probablement le pays européen qui est le plus avancé en matière de nouvelles technologies et d'innovation. L'accent mis sur la connaissance et l'innovation constitue une orientation stratégique centrale qui vise à compenser l'effet d'un vieillissement plus précoce que pour d'autres pays européens. La Finlande effectue un effort considérable pour développer l'innovation, et cet effort porte ses fruits. Le succès de Nokia, champion mondial en téléphonie mobile, domaine qui s'est très fortement développé ces dix dernières années, a considérablement stimulé le pays ; celui-ci a su utiliser cet atout pour démultiplier la capacité d'innovation en son sein.

La Finlande a ainsi développé des parcs technologiques dont la réussite est plébiscitée. C'est le cas en particulier pour le parc d'Ontaniemi, dans la banlieue d'Helsinki, qui constitue un modèle de fédération d'énergies publiques et privées pour stimuler la naissance d'un grand nombre de PME innovantes de qualité.

Par ailleurs,le TEKES,équivalent finlandais de l'agence nationale de valorisation de la recherche (ANVAR)en France, a un budget équivalent à cette dernière institution,ce qui traduit un effort rapporté au PIB cinq fois supérieur.

La Finlande s'est ainsi hissée au premier rang des pays développés pour l'effort de R&D (avec la Suède et devant les États-Unis). Cet effort a cru en moyenne de 9% par an ces dix dernières années. Elle fournit un effort de R&D en provenance des PME près de deux fois supérieur à celui des États-Unis en points de PIB, ce qui montre bien qu'au-delà de Nokia, un tissu d'entreprises technologiques a su se développer. Ces performances sectorielles qui s'ajoutent à des résultats excellents en matière de relèvement des taux d'emploi des seniors, sont d'autant plus remarquables qu'elles se sont déployées en même temps que le pays se remettait, au moyen d'une rigoureuse politique macroéconomique, d'une crise financière sans précédent et préparait son entrée dans la zone euro.

Suède : réforme de l'État et maintien de la qualité du service public

La Suède constitue un exemple remarquable de réforme profonde de l'État. Celle-ci a été conduite à travers :

Au total, sur la période 1994-2003, la part des dépenses publiques dans le PIB a diminué de 10 points sans que ne diminue la dépense en faveur de la santé ni de l'éducation. Parallèlement, la Suède a augmenté son effort en matière de R&D, le portant au second rang mondial.

Danemark : un marché du travail associant flexibilité et sécurité collective

Sur la période 1994-2000, le taux de chômage danois est passé de 10 % à moins de 5 %. Dans cette évolution, les réformes du marché du travail ont joué un rôle essentiel. D'une manière générale, le Danemark est aujourd'hui caractérisé par un régime d'assez grande flexibilité des licenciements (très peu de législation sur la protection de l'emploi), d'une part, et de fortes dépenses en politiques actives et passives (1) (taux de remplacement de 90 %) de l'emploi qui rendent acceptable cette flexibilité, d'autre part.

Les dépenses en politiques actives et passives de l'emploi par chômeur sont 2,5 fois plus élevées au Danemark qu'en France. On a pu appeler cette combinaison la « flexi-sécurité ». Ainsi, le Danemark partage avec le Royaume-Uni l'une des durées moyennes d'ancienneté en emploi les plus faibles des pays de l'OCDE. Chaque année, près d'un quart de la force de travail connaît au moins un épisode de chômage.

Cette évolution a notamment pris la forme d'un durcissement des conditions d'accès au système d'assurance chômage (passant de 6 mois à 12 mois de cotisations) et d'une réduction de la durée maximale d'indemnisation (passant de 9 à 4ans). L'activation des dépenses passives a également été renforcée (la durée d'indemnisation sans obligation d'entrer dans des programmes de retour à l'emploi passant de 24 mois à 12 mois, et même à 6 mois pour les moins de 25 ans). Enfin, l'administration des transferts a été largement décentralisée au niveau régional afin d'assurer une meilleure adaptation des moyens aux spécificités locales. Des réformes fiscales ont visé à réduire les trappes à inactivité (1).

Ces réformes ont été conduites au Danemark de la manière suivante :