Partie 2: L'État se mêle de la monnaie

"Etat qu'as tu fait de notre monnaie" est un ouvrage majeur de Murray Newton Rothbard. Il se compose de trois parties; la première examine la monnaie dans ce que serait une société libre, la monnaie étant alors un produit de marché comme les autres. La deuxième partie examine la monnaie dans une société où l'État intervient pour manipuler la monnaie à son avantage, notamment par la fiscalité pour financer ses dépenses, ou amoindrir sa dette par l'inflation en émettant de la monnaie artificielle ne correspondant pas à de la production réelle. Ou quand l'État intervient en faveur d'une classe sociale. La troisième partie examine la succession de crises financières affectant la monnaie et s'intitule "la désintégration monétaire de l'occident". Interrmpue par la mort de Rothbard, la suite de la réflexion est reprise par Guido Hülsmann; Professeur des Universités à la Faculté de Droit, d'Économie et de Gestion de l'Université d'Angers et Senior Fellow du Mises Institute.
Ce texte est la deuxième partie; après l'introduction de l'ouvrage.

L'oeuvre de Rothbard "Government what have you done with our money?" est diffusée sous licence Creative Commons par l'Institut Coppet www.institutcoppet.org; traduction par Stéphane Couvreur.

Table des matières
Introduction à l'ouvrage
Partie II: La monnaie dans une société libre
1. Le financement de l'État
2. Les conséquences économiques de l'inflation
3. Le monopole légal du monnayage
4. L'altération de la monnaie
5. La loi de Gresham et le monnayage
  - Le bimétallisme
  - Le cours légal
6. Récapitulatif : l'État et la monnaie
7. Autoriser les banques à suspendre le paiement en espèces
8. Banques centrales : l'inflation sans limites
9. Banques centrales : piloter l'inflation
10. Abandonner l'étalon-or
11. La monnaie à cours forcé et la question de l'or
12. La monnaie à cours forcé et la loi de Gresham
13. L'État et la monnaie
Notes

Deuxième partie L'État se mêle de la monnaie

1. Le financement de l'État

L'État, contrairement à n'importe quelle autre organisation, ne tire pas ses revenus de la vente de ses services. Par conséquent, le problème économique tel qu'il se pose à l'État n'a rien à voir avec celui de tout un chacun. Les personnes privées qui veulent obtenir des autres plus de biens et de services doivent produire et vendre plus de ce que les autres veulent. Pour l'État, il suffit de trouver le moyen de prélever plus de biens, même sans le consentement des propriétaires.
Dans une économie de troc, les représentants de l'État disposent d'un seul moyen pour soustraire des ressources : la spoliation de ressources en nature. Dans une économie monétaire, il leur est plus facile de saisir des ressources monétaires, puis d'utiliser la monnaie pour acheter des biens et services pour l'État, ou pour distribuer des subventions à des groupes d'intérêt. Cette spoliation est ce que l'on nomme l'impôt note1.

Mais l'impôt est souvent impopulaire et à des époques plus mouvementées qu'aujourd'hui il n'était pas rare qu'il déclenche des révolutions. L'apparition de la monnaie, bien qu'elle soit un progrès pour l'humanité, a aussi ouvert la voie à une forme plus subtile d'appropriation de ressources par l'État. Sur le marché, la monnaie s'acquiert soit en produisant et en vendant des biens et services que les gens désirent, soit en l'extrayant des mines (activité qui n'est pas plus rentable qu'une autre, à long terme). Mais si l'État trouve le moyen d'être faussaire - en sortant de la monnaie de son chapeau - il peut rapidement produire sa propre monnaie, ce qui lui évite de devoir vendre des services ou extraire de l'or. Il peut alors s'approprier les ressources subrepticement, presque sans se faire remarquer, sans susciter la même hostilité qu'avec l'impôt. Parfois, la fausse monnaie peut même donner à ses victimes une illusion très agréable de vivre une prospérité sans égale.

Ce faux-monnayage est évidemment synonyme d'inflation - puisque la"monnaie"créée n'est ni de l'or ni de l'argent - et a les mêmes effets que l'inflation. Nous voyons mieux à présent pourquoi l'État est fondamentalement inflationniste : c'est parce que l'inflation est un moyen à la fois puissant et subtil de s'approprier les ressources de la population. Elle est d'autant plus dangereuse qu'elle est moins douloureuse que l'impôt.

2. Les conséquences économiques de l'inflation

Pour évaluer les conséquences économiques de l'inflation, demandons-nous ce qui se passe lorsqu'une bande de faussaires se met à l'œuvre. Supposons qu'il y ait

dans l'économie un stock de monnaie de 10000 onces et que les faussaires, suffisamment habiles pour ne pas se faire prendre, injectent 2000"onces"supplémentaires. Que se passe-t-il ? D'abord, les faussaires réalisent un profit important. Ils utilisent la monnaie qu'ils ont créée pour acheter des biens et des services. Comme le dit un célèbre dessin humoristique du New Yorker, qui montre une bande de faussaires contemplant le produit de leur activité :"La consommation va bientôt recevoir le stimulant dont elle avait besoin". Justement. Les dépenses locales sont stimulées, en effet. La nouvelle monnaie progresse, pas à pas, à travers toute l'économie. À mesure qu'elle se répand, elle fait monter les prix - ainsi que nous l'avons vu, la nouvelle monnaie dilue le pouvoir d'achat de chaque dollar. Mais cette dilution prend du temps et est donc inégalement répartie. Dans l'intervalle, certains sont gagnants et certains sont perdants. Pour être précis, les faussaires et les commerçants environnants voient leur revenu croître avant que le prix de leur consommation n'aie le temps d'augmenter. À l'inverse, les gens qui sont plus loin dans l'économie voient les prix monter avant leurs revenus. Les commerçants situés à l'autre bout du pays, par exemple, subissent des pertes. Les principaux bénéficiaires sont ceux qui reçoivent la nouvelle monnaie en premier, tandis que ceux qui la reçoivent en dernier sont perdants.

Par conséquent, l'inflation ne procure aucun bénéfice social. Elle ne fait que redistribuer les richesses en faveur des premiers arrivants, au détriment des retardataires dans la course. Car l'inflation, en effet, est une course à celui qui aura la nouvelle monnaie en premier. Les traînards - ceux qui subissent des pertes - sont souvent désignés sous le nom de"catégories à revenu fixe". Les pasteurs, les professeurs, les salariés, reçoivent la nouvelle monnaie nettement plus tard que les autres groupes. Ceux qui souffrent le plus sont ceux qui dépendent de contrats non indexés - des contrats passés avant l'arrivée de l'inflation. Les bénéficiaires d'assurance-vie et de rentes viagères, les retraités vivant de leur pension, les propriétaires liés par un bail de longue durée, les porteurs d'obligations et autres créances, ceux qui détiennent des espèces, tous subissent les effets de l'inflation. Ce sont eux qui sont"taxés" note 2 .

L'inflation a d'autres effets désastreux. Elle déstabilise la pierre angulaire de notre économie : le calcul économique. Puisque tous les prix ne changent pas uniformément ni à la même vitesse, il devient très difficile pour les entreprises de distinguer les effets transitoires et les effets durables de l'inflation, d'évaluer correctement la demande des consommateurs, ou les coûts de production. Par exemple, la comptabilité enregistre le"coût"d'un actif au prix que l'entreprise l'a payé. Mais, du fait de l'inflation, le coût de remplacement d'un actif amorti sera bien plus élevé que le montant qui figure dans les comptes. Le résultat est que la comptabilité surestime nettement les profits des entreprises en période d'inflation et peut faire passer une diminution du stock de capital pour une augmentation3 . De la même manière, en période d'inflation les actionnaires et les propriétaires immobiliers enregistrent des gains qui n'ont aucune réalité. Mais ils risquent de dépenser une partie de ces gains sans se rendre compte qu'ils sont en train de consommer leur capital initial.

En créant l'illusion de profits et en déformant le calcul économique, l'inflation arrête le mécanisme par lequel le marché récompense les entreprises efficaces et pénalise celles qui sont inefficaces. Les entreprises ont l'air d'être presque toutes prospères. Dans une atmosphère qui donne aux vendeurs le sentiment qu'ils peuvent fixer les prix, ceci provoque une baisse de la qualité des biens et services de consommation, car les consommateurs résistent moins facilement à une hausse des prix lorsqu'elle est déguisée sous la forme d'une baisse de la qualité. La qualité du travail baisse en période d'inflation pour une raison plus subtile : avec l'envolée des prix, les combines pour gagner de l'argent sans effort deviennent à la mode ; chacun les croit à sa portée et le travail et l'effort sont dévalorisés. L'inflation pénalise aussi l'épargne et encourage l'endettement, puisque toute somme de monnaie prêtée sera remboursée en dollars dévalués par rapport à leur pouvoir d'achat d'origine. Cela incite donc à emprunter pour rembourser plus tard, plutôt que d'épargner et prêter. Bien qu'elle crée une atmosphère de"prospérité"de pacotille, l'inflation a donc pour effet de diminuer le niveau de vie moyen.
Heureusement, l'inflation ne peut pas continuer indéfiniment. Les gens finissent par réaliser qu'il s'agit d'une forme d'impôt. Ils se rebiffent en voyant le pouvoir d'achat de leurs dollars diminuer sans fin.

Au départ, lorsque les prix augmentent, on se dit :"Bon, ceci n'est pas normal, il doit y avoir un problème ponctuel. Je vais retarder mes achats en attendant que les prix redescendent."C'est une attitude fréquente lors de la première phase de l'inflation. Elle contribue même à tempérer la hausse des prix, ce qui rend l'inflation moins visible, puisque la demande de monnaie augmente. Mais, comme l'inflation se prolonge, les gens comprennent alors que les prix continueront de monter tant que l'inflation durera. Ils se disent alors :"Je vais acheter maintenant, même si les prix sont 'élevés', sinon ils monteront encore plus pendant que j'attends."Le résultat est que la demande de monnaie chute et que les prix augmentent plus que proportionnellement à l'offre de monnaie. À ce stade, on en appelle à l'État pour qu'il"soulage le manque de liquidités"causé par la hausse de plus en plus rapide des prix et l'inflation continue de plus belle. Bientôt, le pays atteint le"point de rupture"de la bulle, car l'on se dit :"Je dois acheter tout de suite, n'importe quoi, du moment que je me débarrasse de cette monnaie qui fond comme neige au soleil."L'offre de monnaie atteint des records, la demande s'effondre et les prix se mettent à monter à un rythme effréné. La production chute brutalement, car on passe de plus en plus de temps à essayer de se débarrasser de cette monnaie. La désintégration du système monétaire est alors achevée et lorsque c'est possible d'autres monnaies font leur apparition dans l'économie - des devises étrangères métalliques si l'inflation est limitée à un pays, ou même l'économie revient au troc. L'inflation a détruit le système monétaire.

On reconnaît cette situation d'hyperinflation dans plusieurs épisodes historiques : les assignats de la révolution française, le Continental lors de la guerre d'indépendance aux États-Unis, mais surtout la crise de 1923 en Allemagne, ainsi que la crise de la monnaie chinoise - entre autres - après la deuxième guerre mondiale note5.

Le dernier chef d'accusation est que l'inflation engendre le"cycle économique"tant redouté, lorsque la nouvelle monnaie prend la forme de prêts aux entreprises. Il a fallu plusieurs générations avant de reconnaître ce mécanisme silencieux, mais fatal, qui fonctionne ainsi : la nouvelle monnaie est émise par le système bancaire, sous l'égide de l'État, puis prêtée aux entreprises. Pour les hommes d'affaires, ces fonds supplémentaires ressemblent à de vrais investissements, si ce n'est qu'ils ne proviennent pas d'une épargne volontaire comme tout investissement sur le marché. Les entrepreneurs investissent la nouvelle monnaie dans des projets variés et la passent à leurs employés et fournisseurs sous la forme de prix et de salaires plus élevés. Tandis que la monnaie se répand dans l'économie, les gens tentent de rétablir leurs préférences antérieures en termes d'épargne et de consommation. En résumé, si les gens souhaitent épargner et investir 20 % de leur revenu et consommer le reste, l'épargne paraît plus élevée qu'elle ne l'est réellement à cause des nouveaux prêts accordés aux entreprises. Lorsque la nouvelle monnaie arrive jusqu'au consommateur, il rétablit sa proportion antérieure de 80/20 et de nombreux investissements doivent être passés par pertes et profits. La liquidation des investissements gaspillés lors du boom inflationniste constitue la phase de dépression du cycle économique note6.

3. Le monopole légal du monnayage

Pour que l'État puisse espérer tirer un revenu de ses activités de faussaire, il reste plusieurs longues étapes à franchir avant de quitter complètement le marché. L'État ne pourrait pas se contenter d'arriver sur un marché existant et se mettre à imprimer ses tickets en papier. En procédant ainsi, peu de gens accepteraient sa monnaie. Même à des époques récentes et dans des pays"sousdéveloppés"on a vu des gens refuser le papier-monnaie et exiger d'être payés exclusivement en or. L'intrusion de l'État doit donc être beaucoup plus subtile et graduelle.

Il y a quelques siècles seulement que les banques existent et auparavant l'État ne disposait pas comme aujourd'hui de cette énorme pompe à inflation. Que pouvait-il faire à l'époque où seuls l'or et l'argent circulaient ?

La première étape, allègrement franchie par tous les États d'une certaine dimension, a été de s'emparer du monopole absolu du monnayage. C'était la seule façon d'avoir le contrôle de l'offre de pièces de monnaie. Le portrait du roi ou du seigneur était frappé sur les pièces et l'on propageait le mythe que battre monnaie était un attribut indispensable de la"souveraineté"royale ou baronniale. Le monopole du monnayage permettait à l'État de fournir des pièces dans les dénominations qu'il voulait et non celles choisies par le public. Une des conséquences était de diminuer fortement la diversité des pièces disponibles sur le marché. De plus, la Monnaie pouvait désormais fixer son prix : soit un prix très élevé ; soit un prix supérieur aux coûts (appelé"seigneuriage") ; soit un prix couvrant tout juste les coûts (appelé"brassage") ; soit la frappe gratuite des pièces. Le seigneuriage était un prix de monopole et faisait supporter des frais excessifs pour convertir des lingots en pièces. La frappe gratuite, à l'inverse, stimulait la transformation de lingots en pièces, ce qui obligeait le contribuable à financer ce service pour le compte d'autrui.

S'étant arrogé le monopole du monnayage, l'État a favorisé l'usage du nom du signe monétaire, faisant tout son possible pour supprimer le lien avec la véritable base sous-jacente, le poids de la pièce. Cette étape aussi est très importante, car elle dispensait l'État de respecter la monnaie commune en usage sur le marché mondial. Au lieu d'utiliser des grains, des onces ou des grammes d'or et d'argent, chaque État cultivait une dénomination nationale, soi-disant pour des raisons de patriotisme monétaire : les dollars, les marks, les francs et ainsi de suite. Cette évolution allait paver la voie au principal mécanisme de faux-monnayage : l'altération de la monnaie.

4. L'altération de la monnaie

L'État a pratiqué l'altération pour produire de la fausse monnaie, alors même qu'il avait interdit aux entreprises privées de fabriquer des pièces au nom d'une défense vigoureuse de la monnaie. Parfois, l'État se contentait d'une fraude simple, en fabriquant des pièces plus légères par dilution de l'or avec un alliage. Le plus souvent, la Monnaie fondait les pièces du royaume et frappait de nouvelles pièces. Le roi distribuait aux sujets le même nombre de"livres"ou de"marks", mais d'un poids inférieur. Il empochait le résidu d'onces d'or et d'argent pour financer son train de vie. De cette façon, l'État n'a jamais cessé de bricoler et de redéfinir le standard qu'il était censé protéger. Les souverains ont donné à ces profits, tirés de l'altération de la monnaie, le nom pompeux de"seigneuriage".

Le Moyen-âge fut caractérisé par une altération rapide et importante dans presque tous les pays d'Europe. Ainsi, en l'an 1200, la livre tournois française valait 98 grammes d'argent fin. En 1600, elle ne pesait plus que 11 grammes. En Espagne, le dinar des Sarrasins nous offre un exemple parfait. À l'origine, lorsque l'on commença à le frapper à la fin du septième siècle, le dinar contenait 65 grains d'or. Les Sarrasins étaient particulièrement attentifs aux questions monétaires et au milieu du douzième siècle le dinar pesait encore 60 grains. C'est alors que l'Espagne tomba sous la domination des rois chrétiens. Au début du treizième siècle, le dinar - rebaptisé maravédi - était tombé à 14 grains. Comme il était difficile d'utiliser une pièce d'or aussi légère, elle fut convertie en une pièce d'argent pesant 26 grains d'argent. Mais celle-ci fut dépréciée à son tour et au milieu du quinzième siècle le maravédi ne pesait plus que 1,5 grain d'argent et était de nouveau trop léger pour être utilisable note7 .

5. La loi de Gresham et le monnayage

A. Le bimétallisme

Lorsque l'État détourne l'attention du public vers les prétendus ravages du marché et met en place des contrôles des prix, c'est le plus souvent pour dissimuler l'inflation. Comme nous l'avons vu, le fait qu'une monnaie soit artificiellement surévaluée tend à faire sortir la monnaie sous-évaluée de la circulation. La"loi de Gresham"n'est que l'illustration d'un contrôle des prix. Dans les faits, elle revient à fixer pour une monnaie un prix plafond exprimé dans l'autre monnaie. Ce prix plafond provoque la pénurie de la monnaie en question - artificiellement sousévaluée - qui disparaît dans les bas de laine ou bien à l'export. La monnaie surévaluée prend alors sa place dans la circulation.

Nous avons vu comment cela se passe dans le cas des pièces usées et des pièces neuves, l'un des exemples les plus anciens de la loi de Gresham. L'État remplace le poids de la monnaie par une fable et fixe les dénominations à son avantage sans tenir compte des besoins du public. Il appelle les pièces neuves et les pièces usées du même nom, alors qu'elles ont des poids différents. Le résultat est que les gens exportent ou thésaurisent les pièces neuves, plus lourdes et remettent les pièces usées en circulation. Les"spéculateurs", les étrangers et le marché en général deviennent alors la cible des imprécations de l'État, alors qu'il a lui-même causé le problème.

L'éternel problème du"standard"est un cas particulier de la loi de Gresham. Nous avons vu que le marché avait établi des"standards parallèles", l'or et l'argent, flottant librement l'un par rapport à l'autre en fonction de l'offre et la demande. Mais les État ont décidé qu'ils devaient intervenir pour aider le marché en"simplifiant"les choses. Combien ce serait plus simple si l'or et l'argent s'échangeaient à un cours fixe, par exemple 20 onces d'argent pour une once d'or ! Les deux monnaies pourraient alors circuler avec un cours fixe et - plus important pour l'État - l'usage du poids de la monnaie serait définitivement supplanté par une fable. Imaginons une unité, le"rur", définie par les Ruritaniens comme valant 1/20ème d'once d'or. Nous avons vu l'intérêt pour l'État que le"rur"soit perçu dans la population comme une unité abstraite indépendante, vaguement reliée à l'or. Fixer le taux de change entre l'or et l'argent est un excellent moyen d'y parvenir. Le"rur"devient alors, au choix, une once d'argent ou 1/20ème d'once d'or. Le mot"rur"perd alors sa signification et n'est plus le nom d'une certaine quantité d'or. Les gens commencent à penser au"rur"lui-même comme une chose tangible dont l'État, par souci d'efficacité, a déclaré qu'il valait un certain poids d'or ou d'argent.

Nous voyons à présent pourquoi il vaut mieux éviter d'utiliser des noms patriotiques ou nationalistes pour désigner l'once ou le grain d'or. Si l'on remplace les unités de poids internationales par ces dénominations, il devient beaucoup plus facile pour l'État de manipuler l'unité monétaire en faisant croire qu'elle évolue toute seule. Le système de taux de change fixe entre l'or et l'argent, plus connu sous le nom de bimétallisme, servait parfaitement cet objectif. En revanche, il n'avançait pas l'autre objectif, la simplification du système monétaire national. Car, une fois de plus la loi de Gresham entrait en scène. L'État fixait généralement le taux de change initial aux conditions du marché (mettons 20 pour 1). Mais le cours du marché, comme tout prix de marché, a tendance à évoluer au cours du temps, car l'offre et la demande changent. Inévitablement, le cours fixe du bimétallisme finit par devenir obsolète. Soit c'est l'or qui devient surévalué, soit c'est l'argent. Si c'est l'or, il disparaît alors dans les encaisses monétaires, sur le marché noir, ou à l'export, tandis que l'argent afflue de l'étranger, sort des encaisses monétaires et finit par devenir la seule monnaie qui circule en Ruritanie. Pendant des siècles, tous les pays ont souffert des effets calamiteux de ces alternances soudaines de monnaies métalliques. D'abord, c'était l'argent qui affluait et l'or qui disparaissait. Puis, c'était l'inverse, parce que leurs prix relatifs sur le marché avaient changé note8.

Finalement, après des siècles de bouleversements bimétalliques, les États ont opté pour un métal, généralement l'or. L'argent fut relégué au statut de"petite monnaie"pour les faibles dénominations, mais pas au poids réel. (La frappe de ces jetons était également sous monopole de l'État et, puisqu'ils n'étaient pas assis sur des réserves d'or à 100 %, cela permettait de gonfler l'offre de monnaie.) La suppression de l'argent causait certainement du tort à de nombreuses personnes qui préféraient ce métal pour diverses transactions. Les partisans du bimétallisme n'avaient pas tout à fait tort, eux qui clamaient que l'on avait commis un"crime contre l'argent". Mais le vrai crime est d'imposer le bimétallisme au lieu des standards parallèles. Le bimétallisme crée une situation impossible, dont les États ne peuvent sortir qu'en rétablissant la liberté monétaire (des standards parallèles) ou bien en choisissant l'un des deux métaux (étalon-or ou étalon-argent). Après tout ce temps, la liberté monétaire n'était plus vue que comme une utopie absurde. C'est donc l'étalon-or qui fut adopté.

B. Le cours légal

Comment l'État fait-il pour imposer un contrôle des prix sur le taux de change ? Par un mécanisme connu sous le nom de cours légal. La monnaie est utilisée pour le règlement des dettes passées, mais aussi pour des transactions immédiates en espèces. Lorsque la comptabilité adopte l'usage du nom au lieu du poids de la monnaie nationale, on prend l'habitude de prévoir les paiements contractuels sous la forme d'une certaine quantité de"monnaie". Le cours légal consiste à imposer ce qui peut tenir lieu de"monnaie". Tant que seuls l'or et l'argent sont désignés comme ayant"cours légal", cela ne dérange personne. Mais on crée un précédent dangereux en permettant à l'État de contrôler la monnaie. Tant que

l'État s'en tient à la monnaie d'origine, le cours légal est inutile et superflu9 . Mais il peut aussi décréter qu'une autre monnaie, de moins bonne qualité, a cours légal à côté de la première. Par exemple, l'État peut décréter que, pour le paiement des dettes, les pièces usées ont cours légal au même titre que les neuves et sont équivalentes à la même quantité d'or ou d'argent. À cause du cours légal, la loi de Gresham se met alors à l'œuvre.

Lorsqu'une monnaie est maintenue à un niveau surévalué par une loi de cours légal, il y a un autre effet : les débiteurs sont avantagés au détriment des créanciers. En effet, les débiteurs sont autorisés à rembourser leurs dettes avec une monnaie qui vaut bien moins que celle qu'ils ont empruntée et les prêteurs sont spoliés par rapport à la monnaie qui leur revient de droit. Toutefois, cette spoliation ne profite qu'aux débiteurs existants. Quant aux débiteurs futurs, ils sont pénalisés parce que le souvenir de cette spoliation des prêteurs provoque une pénurie de crédit.

6. Récapitulatif : l'État et la monnaie

La législation du cours légal et le monopole de la frappe des monnaies sont des leviers qui ont permis aux États de manœuvrer pour s'emparer de la monnaie nationale. Pour consolider ces mesures, chaque État s'est empressé d'interdire la circulation des pièces frappées par des États rivaux 10. Dans chaque pays, à compter de ce moment, seules les pièces du souverain pouvaient être utilisées. Pour les échanges entre pays, on utilisait des lingots d'or ou d'argent non estampillés. Ceci coupa les relations entre les différentes zones du marché mondial, avec comme résultat l'isolation croissante des pays et la dislocation de la division internationale du travail. Cependant, une monnaie sonnante et trébuchante ne laissait beaucoup de marge de manœuvre à l'État en termes d'inflation. Il y avait une limite à l'altération des monnaies et le contrôle de chaque État sur son territoire restait limité, puisque tous les pays utilisaient l'or et l'argent. Les dirigeants étaient tenus de respecter une certaine discipline, imposée par l'existence d'une monnaie métallique internationale.

Ce n'est qu'à une époque récente que l'État est parvenu à avoir le contrôle absolu de la monnaie et à émettre de la fausse monnaie sans limite, après que l'usage des substituts monétaires se soit répandu. Économiquement, l'apparition du papier-monnaie et des comptes courants a été un immense progrès aussi

longtemps qu'ils reposaient sur de l'or ou de l'argent. Mais ils sont le sésame qui a donné à l'État une emprise totale sur la monnaie et par conséquent sur l'ensemble de l'économie.

7. Autoriser les banques à suspendre le paiement en espèces

L'économie moderne, avec ses nombreuses banques et tous ses substituts monétaires, offre à l'État une occasion d'affirmer son contrôle discrétionnaire sur l'offre de monnaie et sur l'inflation. Nous avons vu au paragraphe 12, page 47, qu'il y a trois grandes limites à l'inflation qu'une banque peut provoquer dans un système de"banque libre": 1) la part de marché de chaque banque ; 2) l'étendue du système bancaire dans son ensemble, c'està-dire la proportion de gens qui utilisent des substituts monétaires ; et 3) la confiance des clients dans leur banque. Plus la part de marché d'une banque est réduite et moins le système bancaire est développé, plus la confiance est fragile et plus l'inflation est limitée dans l'économie. En contrôlant et en octroyant des privilèges au système bancaire, l'État a fini par supprimer ces limites.

Toutes ces limites reposent naturellement sur un principe fondamental : l'obligation pour les banques d'honorer leurs engagements à première demande. Nous avons vu qu'aucune banque à réserves fractionnaires n'a les moyens de convertir toute sa monnaie de banque. Et, comme nous l'avons vu également, c'est là le pari que fait chaque banque. Pour encourager l'inflation, la méthode la plus directe consiste donc à accorder aux banques un privilège extraordinaire, les dispensant de payer leurs dettes sans pour autant interrompre leurs opérations. Alors que chacun doit payer ses dettes ou bien être condamné à faire faillite, les banques peuvent refuser de convertir leurs billets, tout en exigeant de leurs débiteurs qu'ils paient à date spécifiée. Ceci est généralement appelé"suspension du paiement en espèces"."Permis de voler"serait plus exact, car comment appeler autrement une autorisation gouvernementale de continuer ses affaires sans respecter ses contrats ?

Aux États-Unis, la suspension complète du paiement en espèces en période de tensions bancaires est presque devenue une tradition. Tout a commencé pendant la guerre de 1812. La plupart des banques du pays étaient situées en Nouvelle-Angleterre, une région opposée à l'entrée en guerre des États-Unis. Ces banques ont refusé d'accorder des prêts pour financer la guerre et le gouvernement fédéral s'est donc financé auprès de nouvelles banques dans les autres États. Pour accorder ces prêts, les banques ont émis du papier-monnaie. L'inflation a été si forte que les demandes de conversion affluaient dans les nouvelles banques, notamment en provenance des banques non inflationnistes de la Nouvelle-Angleterre, où le gouvernement avait dépensé une grande partie de son argent en approvisionnements. Le résultat fut une"suspension"complète en 1814, qui dura plus de deux ans (bien après la fin de la guerre). Durant cette période, les banques poussaient comme des champignons, imprimant des billets sans aucune obligation de les convertir en or ni en argent.

Cette suspension a créé un précédent pour les crises économiques ultérieures : 1819, 1837, 1857, etc. Du fait de cette tradition, les banques ont retenu qu'elles n'avaient pas à craindre la faillite en cas d'inflation et ceci a naturellement eu pour effet de stimuler l'inflation et les"banques sauvages". Les auteurs qui citent les États-Unis du dix-neuvième siècle comme étant un épisode épouvantable de"banque libre"ne réalisent pas qu'à chaque crise financière, les États ont manqué gravement à leur devoir.

Les États et les banques sont parvenus à convaincre le public que leurs pratiques étaient légitimes. Quiconque tentait de retirer sa monnaie pendant une crise était même considéré comme"antipatriotique", pillant ses concitoyens, tandis que les banques étaient souvent louées pour leur soutien à la communauté dans une période difficile. Mais ces événements laissaient du ressentiment chez beaucoup de gens et c'est de ce ressentiment qu'est né le fameux mouvement jacksonien en faveur de la"monnaie forte", qui prit de l'ampleur peu avant la guerre de sécession11 .

Malgré l'exemple des États-Unis, l'octroi répété de privilèges aux banques n'est pas devenu une pratique courante dans le monde moderne. C'est un outil rudimentaire, trop sporadique (il ne peut pas être utilisé en permanence, puisque personne n'irait fréquenter des banques si elles ne payaient jamais leurs obligations). De plus, cela ne donne pas le contrôle du système bancaire à l'État. Ce que les États veulent, en effet, ce n'est pas juste l'inflation ; c'est une inflation qu'ils peuvent pleinement diriger et contrôler. On ne peut pas encourir le risque que ce soit les banques qui mènent la danse. On a donc cherché une solution beaucoup plus subtile, plus discrète et plus pérenne, qui fut présentée au public comme l'un des joyaux de la civilisation : la banque centrale.

8. Banques centrales : l'inflation sans limites

De nos jours, la banque centrale se range aux côtés de la plomberie moderne et des bonnes routes : une économie qui n'en a pas est une économie"primitive","arriérée", complètement en-dehors du coup. L'adoption par les États-Unis de la Réserve Fédérale - notre banque centrale - en 1913 fut acclamée comme un progrès qui nous mettait enfin au rang des nations"avancées".

Au départ, les banques centrales appartiennent souvent à des personnes privés, ou bien, comme aux États-Unis, à un groupe de banques privées. Mais leurs dirigeants sont toujours nommés par l'État et elles agissent comme son bras armé. Lorsqu'elles ont des actionnaires privés, comme la Banque d'Angleterre à l'origine, ou la Seconde Banque des États-Unis, l'attrait du profit vient s'ajouter à la tentation inflationniste habituelle de l'État.

Une banque centrale accède à sa position dominante grâce à un mono pole du monnayage octroyé par l'État. Ce secret de leur pouvoir est rarement crié sur les toits. Invariablement, on interdit aux banques privées d'émettre des billets et ce privilège est réservé à la banque centrale. Les banques privées ne peuvent offrir que des comptes courants. Si leurs clients souhaitent effectuer des retraits en espèces, par conséquent, les banques doivent s'adresser à la banque centrale ; d'où son titre imposant de"banque des banques". Elle est une banque des banques parce que les autres banques sont forcées de traiter avec elle. Ainsi, les comptes courants deviennent des dépôts contenant des billets émis par la banque centrale et plus seulement de l'or. Et ces billets ne sont pas des billets ordinaires. Ce sont des créances sur la banque centrale, une institution auréolée de toute l'autorité de l'État lui-même. Après tout, c'est l'État qui nomme les dirigeants de la banque centrale et il coordonne avec eux ses autres politiques publiques. Il perçoit ces billets en paiement de l'impôt et décrète qu'ils ont cours légal.

À la suite de ces mesures, toutes les banques du pays deviennent clientes de la banque centrale12 . L'or des banques privées s'accumule dans les coffres de la banque centrale. En échange, le public reçoit des billets de la banque centrale et il perd l'usage des pièces d'or. Les"experts"raillaient unanimement les pièces d'or si encombrantes, démodées, inefficaces - d'anciennes"reliques"qui servent à la limite à être glissées dans les chaussettes des enfants à Noël, mais guère plus. L'or est tellement plus en sûreté, plus pratique, plus efficace lorsqu'il dort en lingots dans les puissants coffres-forts de la banque centrale ! Le public, baignant dans cette propagande et sensible à la caution gouvernementale et à la facilité d'utilisation des billets, cesse peu à peu d'utiliser les pièces d'or dans la vie courante. Inexorablement, l'or coule à flots vers la banque centrale, où sa centralisation permet d'accélérer l'inflation des substituts monétaires.

Aux États-Unis, la loi instaurant la Réserve Fédérale oblige les banques à détenir un minimum de réserves par rapport à leurs comptes courants et, depuis 1917, ces réserves doivent être détenues auprès de la Réserve Fédérale. L'or ne peut plus faire partie des réserves légales d'une banque ; il doit être déposé auprès de la Réserve Fédérale.

Au terme de ce processus, le public a perdu l'habitude de se servir de l'or et l'a laissé entre les mains - pas toujours protectrices - de l'État, où il peut être confisqué pratiquement sans douleur. Le commerce international a continué d'utiliser des lingots d'or pour les transactions importantes, mais cela ne touche qu'une part minuscule de la population.

Un des éléments qui a permis de leurrer le public, afin qu'il passe de l'or aux billets de banque, est que tout le monde avait une grande confiance dans la banque centrale. Après tout, comment pouvait-elle faire faillite avec presque tout l'or du royaume et le soutien et le prestige de l'État pour elle ? Et il faut reconnaître que jamais, dans l'histoire, une banque centrale n'a fait faillite. Mais pourquoi ? À cause de la règle, généralement non écrite, mais néanmoins très claire, qu'elle ne doit pas faire faillite ! Puisque l'État autorise de temps en temps des banques privées à suspendre leurs paiements, son empressement est encore plus grand lorsque c'est la banque centrale - sa propre émanation - qui est en crise ! Le premier exemple historique s'est produit à la fin du dix-huitième siècle, lorsque la Banque d'Angleterre fut autorisée à suspendre ses paiements durant plus de vingt ans.

La banque centrale a ainsi obtenu la confiance quasiillimitée du public. À ce stade, le public ne pouvait pas se douter que la banque centrale serait autorisée à émettre de la fausse monnaie à volonté et qu'elle pourrait être libérée de tous ses engagements si jamais sa crédibilité était remise en question. On a fini par voir la banque centrale simplement comme une grande banque nationale, fournissant un service public, faisant virtuellement partie de l'État et de ce fait immunisée contre le risque de faillite.

La banque centrale a commencé par restaurer la confiance du public dans les banques privées. C'était une tâche plus délicate. La banque centrale a déclaré qu'elle serait toujours le"prêteur en dernier ressort"pour les banques - c'est-à-dire qu'elle était prête à fournir de la monnaie à toute banque en difficulté - en particulier dans le cas où plusieurs banques seraient appelées à honorer leurs engagements.

Les États ont aussi continué à consolider les banques en décourageant les"paniques bancaires"(c'est-à-dire les situations où les clients, flairant une arnaque, demandent à récupérer leur bien). Parfois, ils autorisaient les banques à suspendre leurs paiements, comme lors des"congés"bancaires de 1933. Des lois furent votées pour interdire toute incitation publique visant à provoquer une panique bancaire. Pendant la Grande Dépression de 1929, par exemple l'État a fait campagne pour dénoncer"l'égoïsme"et"l'antipatriotisme"des"thésauriseurs"d'or. Le problème agaçant des faillites bancaires fut enfin"résolu"en 1933 par la création de l'Assurance Fédérale des Dépôts. Les fonds propres de l'Assurance Fédérale des Dépôts ne représentent qu'une proportion négligeable des dépôts qu'elle"assure". Mais le public a l'impression (peut-être bien justifiée) que le gouvernement fédéral serait prêt à imprimer autant de monnaie que nécessaire pour rembourser tous les dépôts qui sont assurés. Le résultat est que le système bancaire tout entier, ainsi que la banque centrale, bénéficient du même niveau de confiance que celle que le public accorde à l'État.

Nous avons vu qu'en créant une banque centrale, les États peuvent considérablement repousser, voire même éliminer, deux des trois limites à l'inflation du crédit par les banques. Qu'en est-il de la troisième - le problème de la part de marché de chaque banque ? La suppression de cette limite est l'une des explications principales de l'existence des banques centrales. Dans un système de banques libres, l'inflation par une banque conduit rapidement à des demandes de conversion de la part des autres banques, puisque chaque banque ne dispose que d'une clientèle très limitée. Mais la banque centrale, en injectant des réserves dans toutes les banques, peut s'assurer qu'elles grossissent toutes simultanément, au même rythme. Si toutes les banques grossissent, les demandes de conversion auprès d'une autre ne posent plus de problèmes. Chaque banque voit les autres suivre sa propre expansion et tout se passe comme si son marché était le pays tout entier. En clair, le potentiel d'expansion bancaire est considérablement renforcé, qu'il s'agisse de la taille de chaque banque ou bien du système bancaire dans son ensemble. Bien entendu, aucune banque ne peut grossir plus vite que ne le veut la banque centrale. Ainsi, l'État a finalement obtenu le pouvoir de contrôler et de diriger l'inflation du système bancaire.

En plus de supprimer les limites, l'acte de créer une banque centrale a un effet direct sur l'inflation. Avant l'apparition des banques centrales, les banques gardaient des réserves d'or. À présent, l'or afflue vers la banque centrale en échange de dépôts, qui sont désormais des réserves pour les banques commerciales. Mais l'or de la banque centrale elle-même ne représente qu'une fraction de ses propres engagements ! Ainsi, la création d'une banque centrale démultiplie le potentiel inflationniste du pays note13.

9. Banques centrales : piloter l'inflation

Comment la banque centrale s'y prend-elle exactement pour réguler les banques privées ? En contrôlant les"réserves"des banques - leur compte courant auprès de la banque centrale. En général, les banques détiennent des réserves qui représentent un certain pourcentage de tous leurs engagements. Aux États-Unis le contrôle de l'État est assuré par une loi qui fixe un ratio minimum. La banque centrale peut donc stimuler l'inflation, soit en injectant des réserves dans le système bancaire, soit en abaissant le ratio de réserves, ce qui permet ainsi une expansion du crédit à l'échelle du pays. Si le ratio de réserves est de 1 pour 10, alors tout"excès"de réserves (au-delà du minimum requis) de 10 millions de dollars permet et encourage une inflation à hauteur de 100 millions de dollars. Puisque l'inflation du crédit profite aux banques et comme le gouvernement a rendu quasi-impossible leur faillite, elles essaient généralement d'avoir le plus possible de crédits.

La banque centrale augmente les réserves des banques en achetant des actifs sur le marché. Que se passe-t-il, par exemple, si la banque centrale achète un actif (quelconque) à Martin, d'une valeur de 1000 dollars ? La banque centrale émet un chèque de 1000 dollars à l'ordre de Martin pour payer l'actif. Puisque la banque centrale ne détient pas de comptes individuels, Martin doit remettre le chèque à sa banque. La banque de Martin crédite alors son compte courant de 1000 dollars et présente le chèque à la banque centrale, qui doit ajouter 1000 dollars de réserves au crédit de la banque de Martin.

Ceci permet à la banque d'émettre des crédits pour un multiple des 1000 dollars, surtout si des réserves sont ainsi injectées simultanément dans plusieurs banques à travers le pays.

Si la banque centrale achète un actif directement auprès d'une banque, le résultat est encore plus net. La banque voit ses réserves augmenter et ceci lui donne le levier nécessaire pour gonfler son crédit.
Notons que la banque centrale a un faible pour les bons du Trésor. Par ce moyen, l'État bénéficie d'un marché assuré pour placer ses propres titres. L'État peut aisément gonfler l'offre de monnaie en émettant des bons du Trésor et en demandant ensuite à la banque centrale de les acheter. Le plus souvent, la banque centrale s'efforce de maintenir le marché des bons du Trésor à un certain niveau, ce qui provoque un flux de bons vers la banque centrale et entretient perpétuellement l'inflation.

À part acheter des actifs, la banque centrale a un autre moyen de créer des réserves bancaires supplémentaires : en les prêtant. Le taux auquel la banque centrale facture ce service aux banques s'appelle le"taux d'escompte". Clairement, les réserves prêtées sont moins intéressantes pour les banques que des réserves propres, puisqu'on leur demande maintenant de rembourser. Les modifications du taux d'escompte sont très médiatisées, mais elles ont en réalité beaucoup moins d'importance que les modifications des réserves propres des banques et du ratio de réserves.

Chaque fois que la banque centrale vend des actifs aux banques ou au public, elle diminue les réserves bancaires et crée une pression à la baisse sur le crédit et sur l'offre de monnaie - appelée déflation. Toutefois, nous avons vu que les États sont par nature inflationnistes. Historiquement, les exemples de déflation par l'État ont été courts et de faible ampleur. On oublie souvent une chose : la déflation ne peut avoir lieu qu'après une inflation. Les pseudo certificats peuvent être retirés de la circulation et liquidés ; pas les pièces d'or.

10. Abandonner l'étalon-or

La création d'une banque centrale lève les freins à l'expansion du crédit bancaire et démarre la pompe à inflation. Mais toute contrainte ne disparaît pas pour autant. Reste le problème de la banque centrale ellemême. Théoriquement, il est possible que les citoyens cèdent à une panique sur la banque centrale, mais cela paraît peu probable. La perte d'or au profit des nations étrangères présente un risque bien plus important. Car, de même que l'expansion d'une banque lui fait perdre son or au profit des autres banques qui ne grossissent pas, l'expansion monétaire dans un pays provoque un transfert d'or vers les citoyens des autres pays. Les pays qui ont une expansion rapide risquent de perdre de l'or lorsque leurs banques seront sollicitées pour convertir leur monnaie. C'est l'exemple classique des cycles du dix-neuvième siècle : la banque centrale d'un pays provoque une expansion du crédit ; les prix montent ; la nouvelle monnaie se diffuse des clients domestiques vers les clients étrangers ; et ceux-ci commencent à demander sa conversion en or. Finalement, la banque centrale est contrainte d'arrêter le processus et de contracter le crédit afin de sauvegarder le système monétaire.

Il existe un moyen d'éviter les demandes de conversion étrangères : la coopération entre les banques centrales. Si toutes les banques centrales conviennent d'avoir le même rythme d'expansion, aucun pays ne voit son or sortir vers un autre pays et le monde entier peut continuer son inflation presque sans limite. Cependant, une telle coopération au pas de l'oie s'est avérée presque infaisable jusqu'à maintenant, parce que chaque État subit des pressions différentes et garde jalousement le pouvoir qui est le sien. Une des tentatives les plus abouties fut la décision de la Réserve Fédérale de relancer l'inflation domestique, afin de stopper l'hémorragie d'or de la Grande-Bretagne vers les États-Unis dans les années 1920.

Au vingtième siècle, chaque fois que des États ont été confrontés à une forte demande d'or, ils ont préféré"abandonner l'étalon-or"plutôt que ralentir l'inflation ou provoquer une déflation. Ceci permet bien sûr à la banque centrale d'éviter la faillite, puisque ses billets deviennent alors la monnaie officielle. En fin de compte, l'État refuse de payer ses dettes et peut virtuellement exonérer le système bancaire de cette désagréable obligation. Des faux certificats-or sont d'abord émis sans aucunes réserves puis, lorsque le jour de la liquidation approche, la faillite est évitée en abandonnant purement et simplement la convertibilité en or. Ainsi, plusieurs noms de devises nationales (dollar, livre, mark) sont à présent totalement coupés de l'or et de l'argent.

Au début, les États refusent d'admettre qu'il s'agit d'une mesure permanente. Ils parlent de"suspension du paiement en espèces"et il est généralement sous-entendu que, plus tard, après que la guerre ou une autre"urgence"sera passée, l'État remplira de nouveau ses obligations. Lorsque la Banque d'Angleterre a abandonné l'étalon-or à la fin du dix-huitième siècle, la situation a perduré vingt ans, mais en laissant toujours entendre que les paiements en or reprendraient une fois la guerre contre la France terminée.

Cependant, les suspensions"temporaires"sont une première étape avant une suspension définitive. Après tout, l'étalon-or n'est pas un robinet que l'on peut ouvrir ou fermer selon les caprices de l'État. Soit un certificat-or est convertible, soit il ne l'est pas. Lorsque la convertibilité a été suspendue, l'étalon-or n'est plus qu'une farce.

L'étape suivante dans la lente marche vers la disparition de l'or fut l'avènement de"l'étalon-or lingot". Dans ce système, la monnaie n'est plus convertible en pièces ; elle ne peut être convertie qu'en gros lingots d'or très onéreux. En pratique, la convertibilité en or est réservée à une poignée de spécialistes dans le commerce international. Il n'y a plus de véritable étalon-or, mais l'État peut claironner qu'il conserve la référence à l'or. Les"étalonsor"en Europe dans les années 1920 étaient des pseudo standards de ce type note14.

Les États finissent par"abandonner l'or"complètement et officiellement, non sans un torrent d'injures contre les étrangers et les"renégats thésauriseurs d'or". Puis, le papier de l'État devient la monnaie officielle à cours forcé. Parfois, c'est le papier du Trésor et non de la banque centrale, notamment lorsque cette dernière n'existait pas encore. Les Continentaux américains, les Greenbacks, les billets Confédérés de la guerre de sécession, ou encore les assignats français, étaient tous des monnaies à cours forcé émises par le Trésor. Mais qu'elles soient émises par le Trésor ou par la banque centrale, le résultat est le même : ensuite, le système monétaire est à la merci de l'État et les comptes bancaires ne peuvent plus être convertis, sauf en papier.

11. La monnaie à cours forcé et la question de l'or

Lorsqu'un pays abandonne l'étalon-or pour une monnaie à cours forcé, il ajoute une nouvelle"monnaie"à celles qui existent déjà. En plus des monnaies marchandises - l'or et l'argent - on voit alors fleurir des monnaies indépendantes dirigées chacune par un État qui dicte sa loi. Et tout comme l'or et l'argent ont un taux de change sur le marché, toutes ces différentes monnaies ont également des taux de change. Dans un monde de monnaies à cours forcé, chaque monnaie flotte librement par rapport aux autres, si on la laisse faire. Nous avons vu que le taux de change entre deux monnaies est toujours fixé en proportion de leur parité de pouvoir d'achat et que cette dernière dépend à son tour de l'offre et de la demande des diverses monnaies. Lorsqu'une monnaie qui était basée sur l'or devient à cours forcé, sa qualité et sa stabilité n'inspirent plus confiance et sa demande baisse. De plus, une fois que la monnaie est séparée de l'or, l'excès considérable de monnaie par rapport aux réserves d'or devient flagrant. Avec une offre accrue par rapport à l'or et une demande en baisse, le pouvoir d'achat de la monnaie - et donc son taux de change - se déprécie rapidement. Et puisque l'État est intrinsèquement inflationniste, la dépréciation tend à s'aggraver au fil du temps.

Une telle dépréciation est très gênante pour l'État et pénalise les gens qui achètent des biens importés. Tant que l'or est là, il nous signale constamment la piètre qualité du papier-monnaie. A tout moment, il menace de remplacer la monnaie du pays. En dépit des lois de cours légal et malgré tout le prestige que l'État tente de conférer à sa monnaie à cours forcé, aussi longtemps que les gens ont des pièces d'or entre les mains, elles sont un avertissement et un défi au pouvoir de l'État sur la monnaie nationale.

Lors de la première dépression américaine de 1819 à 1821, quatre États de l'Ouest (le Tennessee, le Kentucky, l'Illinois et le Missouri) ont ouvert leurs banques publiques et émis du papier-monnaie. Il avait cours légal dans ces États et parfois il était protégé par des lois protégeant les billets contre toute dévaluation. Et pourtant, toutes ces expériences, qui avaient suscité beaucoup d'enthousiasme, ont tourné au drame, car le papier a rapidement perdu presque toute valeur. Ces projets ont dû être brusquement interrompus. Plus tard, on a émis les Greenbacks dans le Nord pendant et après la guerre de sécession. Mais en Californie, les gens refusaient d'être payés en Greenbacks et ils ont continué d'utiliser l'or comme monnaie. Comme le rappelle un économiste réputé :

"En Californie, comme dans les autres États, le papier avait cours légal et pouvait servir au paiement des impôts et taxes. Il n'y avait pas la moindre méfiance ou hostilité à l'encontre de l'État. Mais l'or y était préféré au papier […] et ce sentiment était très puissant […] Légalement, un débiteur pouvait rembourser ses dettes en papier dévalué. Mais s'il le faisait, il était stigmatisé (son créancier pouvait lui faire mauvaise presse) et il subissait pratiquement un boycott. Durant cette période, le papier ne fut pas utilisé en Californie. Les gens de cet État réalisaient leurs transactions en or, tandis que le reste des États-Unis se servait du papier convertible ."

Les États ont compris clairement qu'ils ne pouvaient pas se permettre de laisser les gens détenir et garder de l'or. Un État ne pourra jamais consolider son pouvoir sur la monnaie nationale tant que le peuple peut, en cas de besoin, rejeter le papier-monnaie et revenir à l'or. C'est pourquoi les États ont fini par interdire la détention d'or par leurs citoyens. Pratiquement tout l'or a été nationalisé, hormis la part négligeable qui est utilisée dans l'industrie et pour l'ornementation. De nos jours, quiconque demande que cette propriété confisquée soit restituée au public passe pour complètement ringard et arriéré note16.

12. La monnaie à cours forcé et la loi de Gresham

Une fois la monnaie à cours forcé établie et l'or éliminé, la voie est libre pour lancer une politique d'inflation à grande échelle. Cependant, il reste encore une limite, quoique éloignée : le risque d'hyperinflation, l'effondrement de la monnaie. L'hyperinflation se produit lorsque le public comprend que l'État s'est lancé dans une politique de création monétaire. Pour échapper à l'impôt d'inflation, chacun dépense sa monnaie le plus vite possible, avant qu'elle ait perdu toute sa valeur. Tant qu'il n'y a pas d'hyperinflation, l'État peut gérer la monnaie et l'inflation comme il le souhaite. De nouvelles difficultés apparaissent, cependant. Comme d'habitude, chaque fois que l'État tente de résoudre un problème, il crée une multitude d'effets secondaires imprévus. Dans un monde de monnaies à cours forcé, chaque pays a sa monnaie. La division internationale du travail, qui était rendue possible par une monnaie commune, est désormais brisée. Les pays s'organisent en unités autarciques. L'absence de système monétaire fiable perturbe les échanges. Par conséquent le niveau de vie de chaque pays diminue. Chacun a un taux de change flottant par rapport à toutes les autres monnaies. Un pays où l'inflation est plus forte qu'ailleurs n'a plus à redouter de perdre son or, mais il y a d'autres désagréments : le taux de change de sa monnaie avec les autres pays s'effondre. C'est plutôt gênant, d'autant que les gens finissent par craindre que la dépréciation ne se prolonge. Cela augmente le coût des produits importés, ce qui peut être très pénalisant pour des pays qui ont une part importante de commerce international.

C'est pourquoi, ces dernières années, les États ont tenté d'abolir les taux de change flottants. À la place, ils ont fixé un taux de change arbitraire avec les autres monnaies. La loi de Gresham permet de deviner exactement quelles sont les conséquences d'un tel contrôle des prix. Quel que soit le taux de change retenu, il ne correspond jamais au prix de marché, lequel ne peut être connu que grâce aux fluctuations quotidiennes du marché. Il y a donc touj ours une monnaie surévaluée et l'autre sous-évaluée. Le plus souvent, les États surévaluent sciemment leur monnaie pour des raisons de prestige et aussi à cause des conséquences suivantes. Lorsqu'une monnaie est surévaluée par décret, les gens se précipitent pour l'échanger à un cours préférentiel contre la monnaie sous-évaluée. Ceci génère un excédent de monnaie surévaluée et une pénurie de monnaie sous-évaluée. En clair, le blocage du taux de change empêche l'offre et la demande de s'équilibrer. Dans le monde contemporain, les monnaies étrangères sont le plus souvent surévaluées par rapport au dollar. Ceci entraîne le phénomène bien connu de la"pénurie de dollars", preuve supplémentaire de la loi de Gresham.

Les pays étrangers qui se plaignent de cette"pénurie de dollars"l'ont en réalité eux-mêmes causée par leur politique. Il est même possible que ces États profitent de la situation, puisque (a) cela leur permet de demander une aide en dollars américains afin de"soulager la pénurie mondiale de dollars"et (b) cela leur donne ainsi un prétexte pour limiter les importations en provenance des États-Unis. La sous-évaluation du dollar fait que les importations venant des États-Unis sont anormalement bon marché et les exportations vers les États-Unis anormalement chères [Note : cette phrase a été supprimée de la 4ème édition]. Résultat : un déficit commercial et des soucis liés à l'hémorragie de dollars note17. Le gouvernement du pays étranger est alors contraint d'annoncer à ses citoyens que, malheureusement, il est dans l'obligation de réduire les importations en accordant des licences aux importateurs et en établissant la liste des importations"indispensables". Afin de limiter les importations, certains États confisquent les devises étrangères détenues par leurs citoyens et les paient en monnaie nationale bien moins que ce qu'ils auraient eu sur le marché, forçant ainsi une valorisation artificiellement haute de leur monnaie. Après l'or, ce sont donc les échanges internationaux qui sont nationalisés et les exportateurs sont pénalisés. Dans les pays où le commerce international est vital, ce"contrôle des changes"par l'État aboutit virtuellement à la socialisation de l'économie. C'est ainsi qu'un taux de change artificiel peut donner à un pays une excuse pour solliciter l'aide internationale et imposer une gestion socialiste du commerce note18.

À présent, le monde est prisonnier d'une nasse inextricable de contrôles des changes, d'accords monétaires, de convertibilité restreinte et de multiples systèmes de changes. Dans certains pays, le"marché au noir"d'une devise étrangère est encouragé légalement afin de pouvoir découvrir le véritable taux de change et des cours discriminatoires divers sont fixés pour chaque sorte de transaction. Presque tous les pays ont une monnaie à cours forcé, mais ils n'ont pas le courage de le reconnaître et prétendent donc être sur un"étalon-or lingot restreint". En fait, l'or n'est pas utilisé dans la définition de la monnaie, mais comme un moyen pratique pour l'État car : (a) fixer le taux de change d'une monnaie avec l'or permet de faire ses comptes facilement dans une autre devise pour les échanges ; et (b) certains États continuent d'utiliser l'or. Puisque les taux de change sont fixe, quelque chose doit bouger afin d'équilibrer les paiements de chaque pays et l'or est le candidat idéal. En clair, l'or n'est plus la monnaie mondiale ; c'est devenu la monnaie des États, qu'ils utilisent pour se payer l'un l'autre.

La panacée, en termes d'inflation, serait clairement une forme quelconque de papier-monnaie mondial, manipulé par un État mondial et une banque centrale mondiale, avec un taux d'inflation uniforme. Mais les perspectives de voir se réaliser ce rêve sont encore lointaines. Nous ne sommes pas près d'avoir un État mondial et jusqu'ici les monnaies nationales ont rencontré des difficultés diverses et contradictoires qui ne permettent pas de les fondre en une unité commune. Le Fonds Monétaire International, par exemple, est essentiellement destiné à soutenir le contrôle des changes en général et la sous-évaluation du dollar en particulier. Le Fonds exige que chaque pays membre fixe son taux de change, puis apporte au fonds de l'or et des dollars afin de les prêter aux États qui se trouveraient à cours de monnaie forte.

13. L'État et la monnaie

Beaucoup de gens s'imaginent que le marché, malgré ses avantages certains, offre un tableau chaotique et désordonné. Rien n'est"planifié", tout est laissé au hasard. Le diktat de l'État, au contraire, paraît simple et ordonné : les ordres sont transmis et obéis. Il n'y a aucun domaine où ce mythe n'est plus fort que pour la monnaie. Apparemment, la monnaie - au minimum - doit rester sous le strict contrôle de l'État. Mais la monnaie est l'âme de l'économie ; c'est l'intermédiaire dans toutes les transactions. À partir du moment où l'État dirige la monnaie, il est aux commandes d'un poste stratégique pour contrôler l'économie, d'où il dispose d'un tremplin vers le socialisme complet. Nous avons vu qu'un marché libre de la monnaie ne serait pas chaotique, contrairement à une croyance répandue ; qu'en fait il serait un modèle d'ordre et d'efficacité.

Qu'avons-nous donc appris au sujet de l'État et de la monnaie ? Nous avons vu que, au fil des siècles, l'État a envahi pas à pas le marché et pris complètement le contrôle du système monétaire. Nous avons vu que chaque nouveau contrôle, parfois d'apparence anodine, appelle toujours des mesures nouvelles. Nous avons vu que les États sont par nature inflationnistes, car l'inflation est pour l'État et les groupes d'intérêt un moyen tentant d'obtenir des revenus. L'État s'est donc progressivement saisi des rênes du système monétaire, afin (a) de gonfler l'économie au rythme qu'il décide ; et (b) d'amener une gestion socialiste de l'économie toute entière.

L'intervention de l'État dans la monnaie a donné au monde des tyrannies sans précédent ; mais elle a surtout amené le chaos au lieu de l'ordre. Le commerce international paisible et productif a été fragmenté en mille morceaux. Les échanges et les investissements ont été entravés par des myriades de restrictions, de contrôles, de cours artificiels, d'effondrements monétaires, etc. Cela a contribué à provoquer des guerres en transformant un monde d'échanges paisibles en une jungle où des blocs monétaires se livrent bataille. En résumé, nous voyons que la coercition, dans la monnaie comme dans les autres domaines, n'engendre pas l'ordre, mais le chaos et le conflit.

Notes

1 C'est pourquoi la spoliation de biens est beaucoup moins répandue de nos jours que la spoliation monétaire. La première existe encore sous la forme d'expropriations foncières dans le cadre d'un projet d'utilité publique, de stationnement de troupes dans un pays occupé et tout particulièrement de travail forcé (comme le service militaire, les jurés d'assises et l'obligation faite aux entreprises de tenir une comptabilité fiscale et de collecter les taxes correspondantes)

2 Il est de bon ton de se gausser des"conservateurs"qui se soucient"de la veuve et de l'orphelin"frappés par l'inflation. Et pourtant c'est bien là le principal problème. Est-il réellement"progressiste"de spolier la veuve et l'orphelin afin de subventionner les fermiers et l'industrie de l'armement ?

3 Ce sont les entreprises ayant les équipements les plus anciens qui se trompent le plus, ainsi que les indutries lourdes. De ce fait, un nombre inhabituel d'entreprises entrent sur ces marchés en période d'inflation. Pour une discussion approfondie de cette erreur de comptabilité des coûts, voir W.T. Baxter,"The Accountant's Contribution to the Trade Cycle,"Economica (May, 1955), pp. 99-112.

4 A notre époque où les"indices des prix à la consommation"retiennent tellement l'attention (cf. l'indexation des salaires sur les prix) il y a une forte incitation à augmenter les prix d'une façon qui ne soit pas visible dans l'indice.

5 Concernant l'exemple allemand, voir Costantino Bresciani-Turroni, The Economics of Inflation (London: George Allen and Unwin, Ltd., 1937).

6 Pour une discussion plus approfondie, voir Murray N. Rothbard, America's Great Depression (Princeton: D. Van Nostrand Co., 1963), Part I.

7 Sur l'altération, voir Elgin Groseclose, Money and Man (Frederick Ungar, New York 1961), pp.57-76.

8 En pratique, de nombreuses altérations de monnaies ont eu lieu à la dérobée, l'État déclarant qu'il allait simplement ajuster le taux de change officiel de l'or et de l'argent pour l'aligner sur le marché.

9"Le droit des contrats ordinaire comprend tout ce qui est nécessaire, sans qu'il faille donner un rôle spécifique à une monnaie particulière. Nous avons adopté comme unité le souverain d'or… Si je promets de payer 100 souverains, le cours légal ne sert à rien puisqu'il est prévu que je dois payer 100 souverains et qu'à défaut je ne peux me libérer de cette obligation en payant sous une autre forme."Lord Farrer, Studies in currency (Macmillan & Co., London 1898), p. 43. Sur le cours légal, voir aussi Mises, Human action (Yale University Press, New Haven 1949), pp. 32n. 444.

10 L'usage des pièces étrangères était répandu au Moyen-Age, ainsi qu'aux États-Unis jusqu'au milieu du XIXème siècle.

11 Voir Horace White, Money and Banking (4th Ed., Ginn & Co., Boston 1911), pp. 322-327.

12 Aux États-Unis, les banques étaient contraintes par la loi d'adhérer à la Réserve Fédérale et de détenir un compte auprès des banques de la Réserve Fédérale. (Les"banques régionales"qui n'étaient pas membre de la Réserve Fédérale déposaient leurs réserves auprès d'une banque membre).

13 La création de la Réserve Fédérale a multiplié par trois le potentiel d'expansion du système bancaire américain. La Réserve Fédérale a également réduit le niveau moyen de réserves légales exigées, le faisant passer d'environ 21% en 1913 à 10% en 1917, doublant ainsi à nouveau le potentiel inflationniste - un facteur multiplicateur total de six. Voir Chester A.Phillips, T.F.McManus et R.W.Nelson, Banking and the Business Cycle (The MacMillan Co., New York 1937) pp. 23 ff.

14 Voir Melchior Palyi,"The meaning of the sold standard", The Journal of Business (July 1941) pp.299-304.

15 Frank W. Taussig, Principles of economics, 2nd Ed. (The MacMillan Co., New York 1916), I, 312. Voir aussi J.K.Upton, Money in politics, 2nd Ed. (Lothrop Publishing Co., Boston 1895), pp. 69 ff.

16 Pour une description incisive des étapes successives qui ont permis au gouvernement américain de confisquer l'or des gens et d'abandonner l'étalon-or en 1993, voir Garet Garrett, The people's pottage, (The Caxton Printers, Caldwell Idaho 1953), pp. 15-41.

17 Ces dernières années, le dollar a été surévalué par rapport aux autres devises, d'où une fuite de dollars des États-Unis vers les autres pays.

18 On trouvera une excellente présentation du change et du contrôle des changes dans le livre de George Winder, The free convertibility of Sterling (The Batchworth Press, London 1955).

Suite: Troisième partie La désintégration monétaire de l'occident..


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Mis en ligne le 21/05/2013