Le capitalisme ou l'impératif de compétitivité

par Jean Peyrelevade
Économiste, auteur du Capitalisme total; texte extrait de societal.org

Parce qu'il est illusoire de compter sur la capacité de la communauté des États à réguler le capitalisme, le monde de demain sera, sur le plan économique au moins, plus compétitif, plus dangereux, plus instable et probablement moins solidaire. Chaque nation ne devra dès lors compter que sur elle-même pour trouver les chemins de la prospérité et de la stabilité. Il n'y a pas de substitut à la compétitivité.

Nous sommes dans un monde dur, dans un monde de compétition où la prospérité de chaque nation dépend de sa performance. Déjà, les pays industrialisés représentent moins de la moitié de la production mondiale, et leur part va continuer à se réduire. Les disciplines de l'équilibre budgétaire et externe vont désormais lourdement peser sur leurs économies puisque, ayant largement financé leur croissance passée par un excès d'endettement, ils doivent désormais trouver un autre moteur en même temps qu'ils sont tenus de résorber des masses de dettes devenues nuisibles.

contrainte extérieure

Aucun pays ne peut vivre avec un déficit extérieur permanent. Le niveau des exportations donne la mesure de la capacité à importer. Or, ce qui s'échange à travers les frontières, ce sont des produits (à 80 %), le plus souvent d'origine industrielle. L'idée suivant laquelle les économies développées pourraient devenir des économies de services - propres, chic et bien payés - dont les usines - sales et à bas salaires - seraient éparpillées dans le reste du monde est une idée fausse.

Beaucoup de pays développés (États-Unis, Royaume-Uni, Europe du Sud, France) sont aujourd'hui dans une situation structurelle de déficit de leur commerce extérieur. Sauf à se condamner à un irréversible déclin, ils vont être obligés de se réindustrialiser.
S'agit-il de la seule industrie manufacturière ? En théorie, on doit développer tous les secteurs produisant des biens et services exportables (agriculture, tourisme, services financiers et juridiques, brevets, technologies…). En fait, les échanges transfrontaliers de services ne représentent que 20 % du commerce mondial. Cela s'explique largement par le fait que les services sont pour la plupart des biens de proximité, sauf le transport et le tourisme qui forment la moitié des 20 % précités. Mais aussi parce que la question de l'ouverture des autres services à la concurrence internationale est un enjeu majeur, que les barrières d'entrée sont partout diffuses et profondément ancrées dans les cultures
nationales. Faut-il rappeler l'histoire du " plombier polonais " ?

En bref, la bataille industrielle va se durcir et les négociations sur la libéralisation des échanges devenir de plus en plus complexes. Ce défi, nous devons le relever, sauf à disparaître de la scène.

mondialisation continue

Cela d'autant que la mondialisation, c'est-à-dire l'intensification des échanges entre des économies qui restent des économies nationales, donc en concurrence les unes avec les autres, va se poursuivre. Le commerce international représentait 20 % du PIB mondial en 1980 et près de 30 % en 2009 : il est l'une des sources principales de la croissance. S'en abstraire, c'est se condamner à un recul majeur du niveau de vie.


Or les tensions vont augmenter. Non seulement parce que les pays émergents, qui ont compris mieux que nous les conditions du succès, vont devenir des compétiteurs sans cesse plus efficace (le niveau général du championnat va augmenter), mais parce que nous souffrons, avec d'autres, d'un handicap qui risque de s'alourdir. Les besoins du monde en énergies fossiles (gaz et pétrole) et en matières premières vont s'accroître avec l'expansion démographique et la hausse générale des niveaux de vie. Les pays producteurs de ces ressources rares (Moyen-Orient, Russie, Norvège, Brésil) vont donc bénéficier d'une rente accrue. Les autres, moins bien dotés, seront contraints d'en équilibrer les effets soit en accélérant leur transition vers une économie plus écologique (mais cela impliquera un niveau d'investissement sensiblement plus élevé), soit en exportant davantage (donc en devenant plus compétitifs), soit en attirant les investissements financiers ou directs des pays rentiers, ce qui suppose de disposer à leurs yeux de quelques attraits. La rentabilité du capital investi demeurera donc un critère de jugement important, et demain plus encore qu'aujourd'hui.

Changer la logique actionnariale?

L'ensemble de ces évolutions va, à mon sens, nous conduire à repenser très largement les modes de fonctionnement des grandes entreprises cotées, joueurs fondamentaux de la compétition internationale et objets éventuels d'attraction pour les investisseurs étrangers. Cette remarque est particulièrement vraie pour la France.

Quelle est la fonction essentielle de l'entreprise ? Dans le contexte de compétition internationale que nous venons de décrire, innover, chercher, développer, mettre au point de nouveaux produits, investir et vendre dans le monde entier. La prospérité à long terme des différentes catégories de " parties prenantes ", salariés d'un côté, actionnaires de l'autre, dépend de la capacité des dirigeants à atteindre ces objectifs. Or les systèmes de gouvernance actuels ne permettent en rien d'en débattre.
Du côté de l'actionnariat, nous avons une organisation complètement intermédiée où les décisions d'achat ou de vente, d'investissement ou de désinvestissement sont commandées non pas par les actionnaires ultimes, mais par des gestionnaires de fonds spécialisés (banques, compagnies d'assurances, asset managers) en concurrence entre eux et qui ne cessent de communiquer sur les performances comparées des portefeuilles dont ils ont la charge. L'horizon est très court, au mieux le trimestre, et l'appréciation sur telle ou telle société peut changer brutalement, au gré de la dernière note d'analyste publiée ou de tel ou tel événement. Le dividende, dont il faut quand même rappeler qu'il est distribué, qu'il est un prélèvement sur l'excédent brut d'exploitation, sur les ressources que l'entreprise peut investir, sert à envoyer des signaux volontairement optimistes à la communauté financière afin d'essayer de l'amadouer. Il est fixé non pas en fonction des besoins propres de l'entreprise, mais en suivant des usages de place qui s'imposent à tous.

De l'autre côté, le coût salarial, charges patronales comprises, a tous les caractères d'un coût fixe. Le chef d'entreprise ne dispose d'à peu près aucune souplesse, ni en matière de durée du travail ni sur le niveau des salaires. La seule liberté qui lui reste est celle du volume d'embauches et, si les choses vont vraiment mal, la possibilité d'un plan social. En régime de croisière, la masse salariale est une donnée qui évolue comme le taux d'inflation, majorée de l'effet des promotions et de l'ancienneté et d'une quotité " raisonnable ", mais toujours positive, résultant des discussions/négociations entre la direction et les syndicats. La paix sociale est à ce prix.

Sauf événement dramatique, la double distribution, salaires d'un côté, dividendes de l'autre, est déterminée par la prise en compte d'intérêts partiels et séparés. L'entreprise, lieu d'intérêt collectif, n'existe plus en tant que telle.

Sauf événement dramatique, cette double distribution, salaires d'un côté, dividendes de l'autre, est déterminée par la prise en compte d'intérêts partiels et séparés. L'entreprise, lieu d'intérêt collectif, n'existe plus en tant que telle. Ce qui lui reste à investir est un solde. Il faudrait vraiment parvenir à remettre les choses dans le bon ordre : d'abord fixer des objectifs d'investissement matériel et immatériel en fonction du chiffre d'affaires, établir des prévisions à moyen terme d'activité et d'excédent brut d'exploitation et, à partir de ces données, négocier niveau des salaires et durée du travail avec les représentants des salariés d'une part et distribution de dividendes avec ceux des actionnaires de l'autre.

Le capitalisme financier (États-Unis, Royaume-Uni, France) est particulièrement exposé à cet éclatement de l'entreprise entre intérêts divergents à court terme - alors que le souci commun devrait être la croissance à long terme. Si rien n'est fait pour modifier cette situation - mais la réforme est ici particulièrement malaisée -, les formes moins financières du capitalisme actuel, le capitalisme de cogestion (Europe du Nord), le capitalisme familial (Allemagne), voire le capitalisme d'État (Chine) disposeront d'un avantage distinctif. Intensification du dialogue social et révision de la gouvernance actionnariale devraient aller de pair.

Instabilité permanente

La mondialisation de l'économie appelle une régulation également mondiale. On n'en prend guère le chemin. L'instabilité des monnaies, des prix, des marchés risque de s'accroître, de même que les tensions entre ensembles nationaux différents. On en voit déjà, à maints égards, les manifestations. Tel est le cas pour l'écologie de la planète. Le réchauffement dû à l'effet de serre fait peser une menace vitale sur l'espèce humaine. La conception et la répartition des efforts à consentir, les solidarités internationales à mettre en place au profit des pays les plus démunis, la gestion commune de ressources devenues rares, les changements de comportement et la transition vers de nouveaux modèles de développement, tout cela devrait faire l'objet d'accords mondiaux. Jusqu'à présent, rien ou à peu près n'a été fait et le danger s'accroît. Or quel intérêt aurait un pays donné à inclure ce type de préoccupations dans sa politique économique si les autres poursuivent leurs mauvaises habitudes ? Le vertueux solitaire serait le dindon de la farce.

De même dans l'ordre financier. La régulation des banques et des institutions financières devrait reposer, à l'échelle mondiale, sur des principes communs. On ne s'en rapproche guère, chaque pays cherchant à protéger son industrie de services financiers, élément parmi d'autres de la compétition internationale.

La dette est un problème, mais aussi les écarts de compétitivité entre grands pôles. On peut espérer que la zone euro finira par trouver une solution institutionnelle à ses problèmes de dettes souveraines. Mais, à supposer que l'on réussisse ainsi à surmonter peu à peu les difficultés résultant de l'état des finances publiques dans un grand nombre de pays européens, ou n'aura en rien traité le facteur le plus dangereux de dissociation : le creusement des écarts de compétitivité.

Or, les excédents et déficits considérables de balances des paiements sont cause de déséquilibres financiers majeurs. La lutte contre les excès de la dette est vouée à l'échec dans des économies dont le solde extérieur est structurellement négatif. La question n'est pas seulement cruciale pour la stabilité à long terme de la zone euro. Elle l'est aussi au niveau mondial.

À cet égard, la mondialisation du capitalisme financier sur une planète divisée en nations, chacune avec sa monnaie, sa banque centrale, sa balance commerciale et ses intérêts propres, ne laisse pas d'inquiéter. L'intégration financière du monde fait que dans chaque pays on constate une forte hausse des avoirs et des dettes extérieures. Les actifs extérieurs bruts des États-Unis représentent 100 % de leur PIB (et leurs dettes 120 %). Les chiffres de la zone euro sont environ au double, le Japon a des actifs extérieurs qui se montent à 80 % de son PIB, la Chine à 70 %. Or les actifs sont la plupart du temps libellés dans des monnaies tierces, alors que les dettes sont majoritairement émises en monnaie nationale. Ainsi s'installe progressivement une distorsion dans les politiques monétaires. Une variation du taux de change n'a pas seulement une influence sur la balance commerciale (effet flux), elle peut avoir des conséquences importantes sur les valeurs en capital des créances et des dettes entre pays (effet stock). Chacun a intérêt, de ce point de vue, à favoriser plutôt la dépréciation de sa monnaie, qui améliore sa situation nette.

Ce nouvel aspect s'ajoute à des préoccupations mercantilistes de même sens. Cette remarque s'applique particulièrement à la Chine (excédent répétitif de la balance commerciale, situation nette positive vis-à-vis de l'étranger de l'ordre de 60 % du PIB, ce qui est énorme), au Japon (chiffres à peine moins élevés) et aux pays structurellement exportateurs de matières premières, dont nous avons déjà dit un mot.

On ne s'étonnera donc pas de constater que les réserves de change, et donc les émissions de monnaie par les banques centrales, augmentent très fortement à partir du milieu des années 1990. Les réserves mondiales, négligeables jusqu'au début des années 1990, représentent aujourd'hui près de 10 000 milliards de dollars (Chine : 3 500 ; Opep et Russie : 2 000 ; Japon : 1 000) et la base monétaire mondiale (monnaie émise par les banques centrales) un quart du PIB de la planète contre moins de 10 % dans la période 1980-1990. En effet, les pays dont la monnaie s'apprécie la vendent contre devises pour essayer de la stabiliser. Et leurs réserves augmentent sans cesse…

Cet état de fait conduit à un excès de liquidité dans le monde, à ce que les banques centrales ont de moins en moins de contrôle effectif de la politique monétaire et, sans aucun doute, à la multiplication des bulles spéculatives - financières ou sur actifs réels - et de leurs explosions.

Tous ces éléments mis bout à bout conduisent à une conclusion assez évidente. Un capitalisme mondial à dominante financière n'a aucune chance de s'autoréguler. Peut-on compter sur la communauté des États pour s'acquitter de cette responsabilité ? On peut en douter tant demeurent vives les oppositions d'intérêts nationaux. Si tel est le cas, le monde de demain sera, sur le plan économique au moins, plus compétitif, plus dangereux, plus instable et probablement moins solidaire. L'intégration au niveau mondial d'une économie politique-ment divisée est un facteur d'accroissement des risques, comme l'ont bien montré les difficultés de la zone euro.

Dans cette hypothèse, qu'il est en tout cas prudent de retenir, chaque nation ne doit compter que sur elle-même pour trouver les chemins de la prospérité et de la stabilité. Tel est le devoir de notre pays et de ses dirigeants, tel est le devoir des pays de la zone euro s'ils entendent peser un tant soit peu sur la très souhaitable régulation mondiale. Il n'y a pas de substitut à la compétitivité.


Partager |

Mis en ligne le 28/11/2012