Mai 68 comprendre...

Je n'ai pas vécu mai 68 du côté des étudiants, j'avais 33 ans, marié et père de 3 enfants. Je n'ai pas vécu mai 68 du côté des ouvriers, j'étais ingénieur des mines (fond) aux houillères du Pas de Calais. J'étais consigné à la mine dont j'étais le chef d'exploitation; avec les agents de maîtrise et quelques ouvriers spécialisés, nous assurions la sécurité de la mine, le fonctionnement des pompes d'exhaure, le contrôle de l'aérage et l'assurance que les teneurs en grisou ne dépassaient pas les teneurs dangereuses (2%). La reprise du travail eut lieu le 2 juin 1968. Le jeudi 30 mai avait eu lieu la grande manifestation de soutien à de Gaulle; le lundi 3 juin les délégués appelaient à la reprise du travail, mais pour le lendemain 4 juin, après 2 semaines de grève générale.


Extrait de "spectacle du monde" mai 2008
avec liens ajoutés par l'auteur

Que reste-t-il, quarante ans après, du fameux mouvement ? A la fois tout et rien. Derrière la logorrhée et les postures, la «révolution» de Mai aura été largement parodique et, en définitive, aura sonné le glas des grands mythes révolutionnaires des XIX° et XXe siècles. Indissociable des Trente Glorieuses, elle précipita, en revanche, une révolution en profondeur de la société, entamée quinze ans plus tôt.

C'est une avalanche : plus d'une centaine de livres, des numéros spéciaux en pagaille, des émissions de télévision et de radio à satiété. Comme il y a trente ans, comme il y a vingt ans, comme il y a dix ans, voici revenu, non pas le temps des cerises, mais celui du rite décennal des commémorations de Mai-68, donc les 4è. Avec les mêmes « héros » estampillés, les cheveux un peu plus blancs, plus rares parfois (ils ont, pour la plupart, passé le cap de la soixantaine), ressassant inlassablement, avec la même autosatisfaction, leurs souvenirs et les mêmes discours convenus.

Avec, surtout, la même exploitation commerciale. Ainsi, la FNAC affiche-t-elle, pour la circonstance, le slogan: «Mai-68 court toujours», suivi du dessin d'un poing tendu et du mot «com» (pour .com). Une récupération où se distinguent tout particulièrement les enseignes de luxe : dès la fin de l'année dernière, une publicité d'un joaillier de la rue de la Paix, à Paris, présentait un top model levant le poing orné d'un bracelet de platine, avec un doigt ceint d'une bague de diamants ; aujourd'hui, Fauchon vient de mettre en vente un thé « Mai 68 », « au parfum de révolution (quinze euros les cent grammes).

Cet emballement mémoriel et médiatique est insupportable, estime le sociologue Jean-Pierre Le Goff (lui-même ancien soixante-huitard), dans un entretien à l'hebdomadaire Marianne (n° 575 du 26 avril). Mai-68 fait désormais partie de la société du spectacle critiquée en son temps par Guy Debord [...] Cette commémoration s'inscrit dans la frénésie ambiante qui tourne à vide et reflète un climat délétère.

Tout recul réflexif et critique sur quoi que ce soit devient de plus en plus difficile quand le pouvoir politique et la société semblent partir en vrille" : la parole sensée et argumentée est noyée dans un flot d'annonces contradictoires, de commentaires creux et redondants [...] Mais voir ici la relation des évènements par Jacques Patin ancien collaborateur du Général de Gaulle.

Dans ce cadre, Mai-68 est érigé en véritable mythe à consommation rapide dans un pays désorienté. En juin prochain, le spectacle va se clore aussi rapidement qu'il a été promu».

Cette fois, contrairement aux célébrations précédentes, le « mythe» a même reçu une consécration supplémentaire. Une consécration prestigieuse bien que a contrario. En effet, pour la première fois depuis quarante ans et contrairement à tous ses prédécesseurs, l'actuel président de la République a fait, l'an dernier, de la rupture «avec l'esprit, avec les comportements, avec les idées de Mai-68» l'un des thèmes forts de sa campagne. «Dans cette élection, avait-il affirmé lors de son meeting de l'entre-deux tours, à Bercy, le 29 avril 2007, il s'agit de savoir si l'héritage de Mai-68 doit être perpétué, ou s'il doit être liquidé une bonne fois pour toutes ».

Aussitôt, le « Tout-Paris » soixante-huitard s'était cabré, agitant le spectre du retour à l'ordre moral et au « pétainisme ».

Ce pavé, lancé en retour à quarante ans d'intervalle, à la face de 68 par Nicolas Sarkozy, a relancé le débat « pour ou contre 68 ». Il n'est pas sûr, toutefois, que celui-ci, partie intégrante, précisément, de la « société du spectacle », permette une meilleure intelligence du phénomène.

Pourtant, depuis trois décennies, un certain nombre d'études, noyées par les déferlantes médiatiques successives, ont permis de mieux cerner celui-ci, d'en dégager la complexité et l'ambiguïté. Dès 1978, Régis Debray ouvrait la voie en publiant, chez Maspero, une Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, aujourd'hui rééditée sous le titre Mai-1968 une contre-révolution réussie. Il a été suivi, notamment, par Gilles Lipovetsky, auteur de l'Ere du vide. Essai sur l'individualisme contemporain (Gallimard, 1983), puis par Jean-Pierre Le Goff – déjà cité – avec Mai-68, l'héritage impossible, publié en 1998 à La Découverte, réédité en 2006 avec une postface inédite intitulée « Mai-68 n'appartient à personne ».

Parmi les publications de ce quarantième anniversaire, on retiendra Liquider Mai-68 ? (Presses de la Renaissance), sous la direction de Mathieu Grimpret et Chantal Delsol, avec les contributions, notamment, de Patrice de Plunkett, Jean Sévillia, Paul-Marie Coûteaux et de la philosophe Elsa Godart ; 68, une histoire collective, 1962-1981 (La Découverte), sous la direction de Michelle Zancarini et Philippe Artières ; Mai juin 1968 (Les Editions de l'Atelier), sous la direction de Dominique Damamme et Boris Gobille ; Mai-68, l'événement Janus (Fayard), de Jean-François Sirinelli ; enfin, dans un tout autre genre – celui du témoignage –, pour sa profonde originalité et la densité de sa réflexion, un court texte de Michel Marmin ouvrant un recueil composite de celui-ci intitulé la Pêche au brochet en Mai-68 (Alexipharmaque).

Que s'est-il donc passé en mai et juin 1968 ? Il convient de distinguer le mouvement étudiant et la grande grève ouvrière : entre 7 et 10 millions de grévistes, encadrés par la CGT, indifférents ou hostiles, pour la plupart, aux agités du Quartier latin. Cette dernière aboutit, le 27 mai, aux accords de Grenelle, qui se traduisirent par une augmentation de 35% du smig et par la création de sections syndicales d'entreprise. Il ne s'agissait pas d'un mouvement révolutionnaire, mais d'un mouvement réformiste consacrant l'apogée du compromis fordiste entre le capital et le travail ébauché juste avant la Seconde Guerre mondiale.

Tout autre chose fut la révolte étudiante. On en a retenu, en vrac, les barricades, les drapeaux rouges et noirs, l'occupation des facultés, les happenings, l'ivresse idéologique, les mots d'ordre définitifs, les imprécations sectaires, une logorrhée freudomarxiste grandiloquente, la dénonciation de la société de consommation, de la guerre du Vietnam, de l'autorité, des hiérarchies, de la famille, les slogans (« Sous les pavés, la plage », «Jouir sans entraves », «L'utopie au pouvoir »), les affiches (dont certaines très réussies) confectionnées à l'Ecole des beaux-arts, ou encore les excommunications entre maoïstes, trotskistes, anarchistes, situationnistes, althussériens etc. Bref, un kaléidoscope coloré, un fourre-tout mêlant les éléments les plus contradictoires.

Mais s'est-il, alors, vraiment passé quelque chose ? La droite se fit peur en agitant le spectre de la révolution. Ce fut bien plutôt une gigantesque pièce de théâtre dont les acteurs jouèrent à la révolution sans la faire, même si, sur le moment, beaucoup voulurent se persuader du contraire. Ce ne fut, en effet, ni 1789, ni 1830, ni 1848, ni la Commune, mais, en définitive, un immense chahut, mélange de fête joyeuse, parfois bien inspirée, et de bêtise crasse, qualifié, plus tard, de « carnaval» par Raymond Aron.

Par conséquent, regarder 68 « comme un drame politique [...] serait une erreur », souligne Patrice de Plunkett en introduction à Liquider Mai-68 ? En revanche, poursuit-il, «il y avait tout de même un esprit du mouvement de Mai : et [...] cet esprit était autre chose que son apparence [...] Sous les gesticulations pseudo-marxistes courait en réalité une fièvre irrésistible d'individualisme, vouée à brûler tout ce qui paraissait freiner encore un peu le règne de l'ego ». Un esprit non cantonné à la France mais affectant, à des degrés divers, l'ensemble de l'hémisphère occidental.

Toutefois, s'il a bien imprégné le mouvement de Mai, cet esprit n'est pas né avec lui. Il ne fut pas une cause, mais une conséquence. Une conséquence des bouleversements profonds et rapides de la société française mis en branle, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, par les Trente Glorieuses, et à l'oeuvre depuis le début des années 1960: soutenue par une croissance économique de 5% par an, libérée du fardeau colonial, elle s'était jetée à corps perdu dans le développement à outrance et la toute nouvelle société de consommation, marqués par une déruralisation et une urbanisation à marche forcée.

Pour la première fois de leur histoire, les Français voyaient une société d'abondance se substituer à une société de pénurie. Comment n'auraient-ils pas accueilli avec enthousiasme cette mutation, surtout après les récentes privations de la période de l'Occupation (les cartes d'alimentation ne disparurent qu'en 1949) ? Comment ne l'auraient-ils pas accueillie comme la promesse de temps nouveaux et radieux où, grâce à un progrès matériel indéfini, tout deviendrait possible ?

Perdant conscience du caractère tragique de l'Histoire et de la destinée humaine, s'instilla peu à peu en eux l'idée – encouragée par le système économique – que seul le bonheur individuel par la croissance et la consommation constituait un horizon indépassable. Pour être atteint, cet horizon devait, à l'instar de ces champs arasés de leurs haies par le remembrement, être dégagé des obstacles représentés par un système d'autorité, de valeurs, de normes, de codes, de traditions hérité du fond des âges. Il en résulta un basculement anthropologique majeur. Ainsi que l'a établi le sociologue Henri Mendras, l'essentiel de ce basculement était accompli en 1965.

À ce basculement est venue s'ajouter une fracture générationnelle. Les jeunes ayant entre seize et vingt ans en 1965 – la génération du baby-boom – ont grandi en même temps que l'établissement de la société d'abondance sans avoir rien connu d'autre. Au contraire, rappelle Marcel Gauchet dans le Débat (mars-avril 2008), leurs parents, bien qu'acteurs souvent enthousiastes de cette même société, continuaient à « vivre dans une culture de la rareté». D'où tension, puis conflit qui allait donner sa tonalité générale à Mai-68. Non sans masques et faux-semblants.

ue visaient en priorité les émeutiers ? L'autorité et la société de consommation, disaient leurs slogans. Slogans largement trompeurs. Seule une fraction rejeta sincèrement la société de consommation, la ressentant d'instinct comme un non-sens mortifere. Dans le même temps, ils rejetaient aussi l'autorité, dans la mesure où, exercée désormais au profit de cette même société, elle avait, à leurs yeux, perdu toute légitimité. Ceux-là ont été les grands perdants de Mai-68. Aujourd'hui, ils ne tiennent pas la vedette.

Les autres, en revanche, tout en vociférant contre la société de consommation, visaient d'abord et surtout l'autorité. Mais, contrairement aux précédents, ils s'attaquaient à celle-ci moins en tant qu'auxiliaire de ladite société qu'en tant que vestige anachronique faisant barrage à la libération du Moi. Ceux-là ont été les grands gagnants de Mai-68. Ils tiennent aujourd'hui le haut du pavé.

Insurrection soi-disant anticapitaliste et anticonsumériste, Mai-68 aura été, en fait, l'exact contraire. En rasant les « ultimes valeurs supérieures à l'individu» (Patrice de Plunkett), en s'attaquant aux derniers garde-fous institutionnels et sociaux, il aura accéléré de façon foudroyante le déferlement du capital et la marchandisation de la société. A cet égard, Mai-68 n'aura été qu'une grande illusion, une grande mystification, décelée dès 1978 par Régis Debray.

Dans son Manifeste du parti communiste (1848), Karl Marx se félicitait du pouvoir de destruction-innovation (donc révolutionnaire) du capitalisme: «La bourgeoisie (entendue par lui comme fer de lance du capitalisme) ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux[...] Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux [...] se dissolvent [...] Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée.»

C'est pourquoi lorsqu'ils eurent compris cela, nombre d'anciens soixante-huitards se lovèrent avec volupté dans un système travaillant dans la même direction qu'eux, bien plus sûrement et de façon beaucoup plus agréable que la révolution socialiste. Occupant, au sein de ce système, des postes de responsabilité importants ou y exerçant une influence notable – dans la publicité, les médias, l'édition, la politique, le monde des affaires – ils ont largement contribué, depuis plus de vingt-cinq ans, à donner à la société son visage actuel : « une société consumériste, fondée sur l'exploitation commerciale des pulsions du Moi les plus déshumanisantes, explique Patrice de Plunkett, une société où le travail allait devenir aussi flexible que la morale, comme dans le film de Ken Loach "It's a Free World"; une société qui s'est employée à «fusionner la gauche et la droite comme des gérantes du même hypermarché».

Inspirée par Henri Guaino, la charge de Nicolas Sarkozy contre 68 n'occultait pas cette dimension de la question : « Voyez comment le culte de l'argent roi, du profit à court terme, de la spéculation, comment les dérives du capitalisme financier ont été portés par les valeurs de Mai-68 ». Et après ? Neuf mois plus tard, il se disait d'accord avec l'essentiel des 316 propositions de Jacques Attali «pour libérer la croissance». Visant à déréglementer tous azimuts et à créer une mobilité permanente, celles-ci représentent pourtant la quintessence des « noces de Mai et du marché».

Tout comme l'obsession des élites de promouvoir, au nom de la performance, une société toujours plus fluide, toujours plus mobile, toujours plus ouverte, toujours plus «libérée» de ses «archaïsmes».

Alors, « liquider Mai-68 »? Peut-être conviendrait-il d'abord, ainsi que l'a demandé le pape Benoît XVI en 2006, de changer de modèle économique global. Sans quoi il pourrait ne s'agir que d'une nouvelle mystification.


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Mis en ligne le 23/05/2013