ArcelorMittal; Florange

J'exprime cette opinion sur le dossier en tant qu'ex ingénieur des mines, chef de projets à Sofresid-Sofremines, où j'ai participé dans les années 1990, à des études pour la restructuration de la sidérurgie en ex Tchécoslovaquie et en Roumanie pour la communauté européenne, et au Brésil pour la privatisation du groupe sidérurgique national CSN. Ceci pour dire que je ne suis pas ignorant du sujet et pourquoi je m'y intéresse.

Cette affaire réussira-t-elle pour le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg, et pour le gouvernement. Quel est l'objectif? C'est de sauver 629 emplois des hauts-fourneaux et de l'aciérie - et les emplois induits liés à cette activité. Toute action humaine a pour objet d'améliorer les choses; ce sont ceux qui prévoient le mieux ce qui peut se passer dans le futur qui réussissent le mieux; c'est ce qui fait la réussite de toute action. Les entreprises sont obligées de réussir, sinon elles disparaissent. L'affaire ArcelorMittal est un nouveau cas d'école de l'interventionisme de l'État et du comportement des syndicats dans l'économie.

Lorsque ArcelorMittal annonça la fermeture définitive des hauts-fourneaux et de l'aciérie de Florange, confirmant ainsi la suppression des emplois concernés, l'État par la voix de Montebourg avait annoncé qu'il chercherait un repreneur du site. Cette ArcelorMittal avait donné son accord et fixé un délai de 2 mois pour que cette initiative se réalise. Nous y sommes ce 30 novembre 2012 à minuit. Cette démarche s'inscrit dans la logique du projet de loi N 4412 du 28 février 2012 présentée par François HOLLANDE, Jean-Marc AYRAULT, et autres; ce projet prévoit qu’en cas de cessation d’activité d’un site, un mandataire est nommé pour chercher des repreneurs, et que lorsque le mandataire a estimé qu’au moins une offre était pertinente et que l’entreprise refuse d’en accepter une, le tribunal de commerce peut prononcer la cession du site ou de l’activité.

Il est clair aujourd'hui que l'État n'a pas de repreneur ferme mais seulement un ou des industriels avec lesquels il a engagé des pourparlers sans que ceux-ci s'engagent car il leur manque l'essentiel à savoir l'assurance de vendre leur production à un consommateur. C'est la raison pour laquelle l'État envisage de "nationaliser" l'ensemble de Florange, et se donner ainsi le temps de finaliser la reprise de l'ensemble du site par le ou un des "repreneurs" avec lesquels il est en discussion. La comparaison de cette soi-disant "nationalisation" n'a rien à voir avec la vague des nationalisations engagées en 1982 sous François Mitterrand. À cette époque le gouvernement socialiste avait nationalisé les banques et des grandes entreprises françaises - Usinor, Rhône Poulenc, Thomson, Saint-Gobain... - par idéologie socialiste. Pour Florange, ce n'est pas la raison. Il s'agit d'obliger l'industriel exploitant le site (ArcelorMittal), de céder l'ensemble hauts-fourneaux, aciérie et laminoirs, à un repreneur également industriel privé, qui s'engagerait à préserver les 629 emplois des hauts-fourneaux et de l'aciérie et les emplois induits.

Pourquoi ArcelorMittal a-t-il arrêté les hauts-fourneaux et l'aciérie? C'est le noeud du problème. La sidérurgie française est en lent déclin depuis longtemps et la sidérurgie lorraine en particulier car elle fut construite sur la base du minerai de fer - la minette - et du charbon à coke présents en Lorraine. Minerai de fer et coke sont les deux ingrédients essentiels pour la production de fonte par les hauts-fourneaux et d'acier par l'aciérie à oxygène. Or aujourd'hui il n'y plus ni minerai de fer ni charbon à coke en Lorraine. Ils doivent être importés et acheminés par chemin de fer... depuis le port de Dunkerque. Le minerai de fer vient d'Australie, du Brésil, d'Afrique du Sud, de Mauritanie... Le charbon à coke vient de Pologne et des États-Unis, et il faut le transformer en coke dans la cokerie.

Les crises et restructurations se succèdent depuis la fin des 30 glorieuses. Une première période troublée pour la sidérurgie française s'est achevée début des années 2000 avec le regroupement européen des sidérurgies françaises (Usinor), Belgo-luxembourgeoise (Arbed) et espagnole (Aceralia) sous Arcelor [lien]. Puis le rachat de celle-ci par le groupe indien Mittal en 2006 par une OPA hostile. Avant cela, la période d'après la 2è guerre mondiale et de la reconstruction est une longue histoire caractérisée par les rivalités entre les différents groupes sidérurgiques français - Usinor, Sacilor, Wendel, Creusot-Loire; cette histoire est expliquée par Michel Freyssinet dans ce livre [La sidérurgie française, 1945-1979. L'histoire d'une faillite. Les solutions qui s'affrontent]. Il y eut ensuite une période de tassement puis une période de boom au milieu des années 2000, et depuis 2008 la crise à nouveau. Ce diaporama est un hommage aux sidérurgistes et mineurs de fer de Lorraine [lien].

Lors de la création d'Arcelor en 2002, le groupe avait annoncé son business plan: la stratégie de restructuration de l'entreprise pour la décennie suivante [lien]: il s'agit du projet Apollo avec 2 volets: le volet Apollo Chaud prévoyait la fermeture vers 2009/2010 des phases à chaud des sites continentaux de Liège, Florange et la fermeture d'un petit haut fourneau à Eisenhüttenstadt, site du grand combinat sidérurgique d'ex RDA à la frontière polonaise. Le volet Apollo Froid prévoyait la centralisation de la production des aciers pour emballage sur Florange et la modernisation d'autres sites. Enfin, l'acier inox était recentré en Belgique à Charleroi, au détriment des aciéries de l'Ardoise (Gueugnon) et d'Isbergues.

Le 27 janvier 2006, Arcelor fut l'objet d'une OPA du groupe sidérurgique indien Mittal; la direction d'Arcelor (Guy Dollé) tenta d'y resister sans succès en s'associant avec le groupe sidérurgique russe Severstal et par une opération d'achat du groupe sidérurgique canadien Dofasco .... [lien]. Finalement le 26 juin 2006, Arcelor accepta l'offre de Mittal ce qui fut suivi par la création du groupe ArcelorMittal avec son siège à Luxembourg dans les locaux d'ex-Arcelor. Depuis, la sidérurgie française a connu un temps plus clément; jusqu'à l'arrêt des haut-fourneaux de Florange prévu dès 2002, il subsistait 3 sites en France où l'on produisait de l'acier par la voie du haut-fourneau et de l'aciérie à oxygène: Dunkerque, Fos sur Mer et Florange (2 hauts-fourneaux et une aciérie à l'oxygène). Tous les autres hauts-fourneaux français avaient été fermés: Neuves-Maisons, Uckange, Trith Saint Léger, Denain-Anzin, Isbergues. La sidérurgie française s'est spécialisée dans les produits plats pour la construction automobile, le bâtiment... elle a complètement abandonné les produits longs qui sont aujourd'hui importés.

En arrêtant le site des hauts-fourneaux et de l'aciérie de Florange fin 2011, ArcelorMittal revient au plan de restructuration élaboré par Arcelor en 2002, qu'il avait d'abord écarté vu la situation de boom de la demande d'acier en 2006-2008 lors de son achat d'Arcelor. C'est un choix d'entreprise dicté par son calcul économique - la cherté des facteurs de production importés et rendus sur place, que sont les minerais de fer et le charbon à coke dont les prix de marché ont fortement augmenté depuis la fin des années 2000, sous l'influence de la demande chinoise premier producteur d'acier au monde - non par celui du facteur travail, et la surcapacité des autres usines intégrées du groupe (Dunkerque et Fos sur mer). Un sidérurgiste "repreneur" du site peut changer de stratégie d'entreprise et adopter un autre business plan: conserver l'outil de production intégré qu'est l'usine de laminage et l'alimenter en brames de haute qualité d'acier produites par les hauts-fourneaux et l'aciérie adjacente. C'est sans doute de cela qu'il s'agit. La qualité des produits des laminoirs de Florange ex-Sollac est un avantage compétitif essentiel et reconnu, qualité qui dépend de la qualité de l'acier produit à l'amont.

Arnaud Montebourg a confié à Pascal Faure vice président CGEIET (Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies) au ministère de l'industrie, une mission d'expertise et de trouver un "repreneur". Sa mission d'expertise est forcément de nature juge et partie sur ce point (page 48-66 et au-delà consacré à Florange): [voir le rapport ici.] Dans une large moitié, le rapport examine la situation de l'acier en général dans le monde, en Europe et en France, son évolution au cours des années récentes, l'influence croissante de la Chine, la relation de la sidérurgie et des entreprises avec les sources de matières premières - fer et charbon - les usages et prix de l'acier et le partage de la valeur ajoutée totale entre mineurs et sidérurgistes. Dans l'autre moitié, le rapport plaide pour la préservation du site intégré en l'état, mais pointe la nécessité d'investissements importants 450M€, et critique la stratégie d'ArcelorMittal.

Montebourg annonce être en pourparlers avec deux industriels intéressés; il parle d'un "repreneur, un patriote" qui envisagerait un investissement de l'ordre de 450 millions d'€. Il ne s'agit pas là seulement de la simple réfection des deux hauts-fourneaux (50-100M€ par HF)... mais sans doute aussi d'une modernisation de l'aciérie, le tout afin d'en réduire sensiblement les coûts de production et accroître la compétitivité des brames d'acier produites. Pour investir dans cette voie, le repreneur potentiel veut impérativement disposer du client qu'est l'usine de laminage de Florange avec ses bobines haute qualité pour l'industrie de l'automobile et de la construction, bobines de tôles galvanisées et bobines de tôles fines étamées pour les industries des emballages métalliques [voir schéma de principe du complexe de Florange]. La qualité est telle que les constructeurs d'automobiles comme BMV, Volkswagen et Mercédès en Allemagne, s'approvisonnent à Florange plutôt que chez Thyssen. L'ensemble du complexe de Florange est équilibré en capacité de production (2.5Mt d'acier) entre la partie HF-aciérie et la partie laminage.

Si tel est le schéma, si un industriel est prêt à se lancer dans cette voie et à investir des capitaux importants, pourquoi pas? Le gouvernement aurait alors raison de la promouvoir; il est dans son rôle. Mais la démarche de l'État pose un grand nombre de questions. Tout repose sur ce que veut faire l'industriel "repreneur" et sur l'accord d'ArcelorMittal d'être dépossédé de sa propriété, par une transaction ou par une nationalisation. Mais pourquoi ArcelorMittal n'envisage pas un tel projet (*)? Pourquoi un autre sidérurgiste l'envisagerait-il à sa place? Pourquoi évincer ArcelorMittal? Quelle assurance que le projet en question sera réalisé et qu'on ne se retrouvera pas dans la même situation qu'aujourd'hui? ArcelorMittal se laissera-t-il faire sans exercer tous les recours juridiques en France et en Europe, de quoi faire hésiter les repreneurs potentiels?

(*) La stratégie de Mittal a été une intégration verticale de la mine de fer et de charbon à coke, jusqu'aux produits sidérurgiques finals [lien] en achetant des actifs en difficulté sur toute la planète. À l'époque (mi années 2000) de croissance de la production mondiale d'acier, cette stratégie avait pour but d'échapper à la toute puissance des brésiliens et australiens qui traditionnellement fixent les prix du minerai de fer en Europe et en Asie. Les prix étaient en forte hausse et certains prédisaient une forte croissance de la production d'acier et des prix des matières premières. Mittal a profité d'opportunités d'achats dans les pays de l'Est de l'Europe et dans les pays de la CEI de l'ex URSS: Krivoi-Rog en Ukraine, Galati en Roumanie, Annaba en Algérie, Karaganda au Kazakstan. Il a aussi acheté des mines de fer et de charbon à coke [voir tous les sites sur le FactBook 2010 d'ArcelorMittal]. Aujourd'hui Mittal connaît des difficultés à cause de la dégradation du marché de l'acier et de son endettement, son cours de bourse est passé de 40€/action (70€ au plus haut) à 11€ [lien] et l'agence Moodys a dégradé sa note à spéculatif avec perspective négative [lien].

L'affaire ArcelorMittal est à nouveau, un cas d'école de l'interventionnisme de l'État et du comportement des syndicats dans l'économie, face à un groupe industriel qui doit s'adapter à l'évolution de son activité et du marché de l'acier, adapter son système de production, ses clients, ses coûts, les quantités et les prix de marché que les clients imposent. La sidérurgie française n'a sans doute pas fini de décliner dans un contexte de mondialisation et d'intégration européenne. Le temps où chaque pays souverain pouvait produire tout sur son sol national est du passé. La disparition des activités minières en France a été une perte de capitaux, d'emplois et de savoir faire. Si la sidérurgie devait subir le même sort dans le futur faute à la gouvernance d'ArcelorMittal ou du marché de l'acier, ce serait aussi une perte, ce que l'académie des sciences pointe sous le titre [L'avenir de la métallurgie française en danger]. Mais le changement est inscrit dans les gènes de l'humanité; toute l'intelligence et l'action humaine sont orientés vers le changement et l'amélioration des conditions de vie en société [Réindustrialiser la France ? Quelle industrie ?].

ArcelorMittal a acheté Arcelor au terme d'une OPA hostile en 2006; malgré les efforts de Guy Dollé président d'Arcelor pour s'y opposer, les actionnaires ont finalement accepté l'offre. La gouvernance d'ArcelorMittal est-elle si mauvaise qu'elle fait risquer la disparition de ce qui reste de la sidérurgie française? C'est ce que semblent penser le ministre du redressement productif, et ceux nombreux qui l'ont soutenu dans sa démarche [lien]. C'est aussi ce qui se dégage du rapport de Pascal Faure dont voici l'extrait qui me paraît le plus important [critique de la gouvernance d'ArcelorMittal et solutions pour y remédier].


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Mis en ligne le 30/11/2012