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Une nouvelle vision de l'économie

Notes de lecture du Chapitre 6 du livre "Pétrole Apocalypse" de Yves Cochet, député des Verts et ancien ministre de l'écologie sous le gouvernement de Lionel Jospin

Faut-il revenir à l'inspiration des physiocrates français du XVIIIe siècle, pour lesquels l'énergie solaire et la photosynthèse, la terre et l'agriculture étaient les bases de toute richesse ? Oui. À l'inverse, la théorie économique néoclassique contemporaine masque sous une élégance mathématique son indifférence aux lois fondamentales de la biologie, de la chimie et de la physique, notamment celles de la thermodynamique. Bien que cette théorie soit hégémonique dans les enseignements scolaires et universitaires, il est stupéfiant de constater qu'elle ignore pratiquement les processus qui gouvernent la biosphère, les matières et l'énergie que nous extrayons du sous-sol, les déchets que nous rejetons dans les milieux, et l'environnement dans son ensemble. En outre, elle ne justifie pas ses propres fondements, qui sont présentés dogmatiquement sous forme axiomatique, à des fins idéologiques de promotion du libéralisme et de sélection sociale des plus aptes à manipuler les abstractions plutôt que dans le but de refléter une quelconque réalité.

LE MODÈLE ÉCONOMIQUE NÉOCLASSIQUE

La fable de l'économie telle que l'exposent la quasi-totalité des manuels de sciences économiques en fait un système circulaire d'échanges de valeur entre la sphère des entreprises et la sphère des ménages. D'un côté, les entreprises fabriquent des biens et des services achetés par les ménages pour leurs dépenses de consommation domestique, et par d'autres entreprises ou par l'État pour leur fonctionnement ou leur investissement. D'un autre côté, les ménages (ou d'autres entreprises ou l'État) vendent ou louent leur travail ou leur capital aux entreprises en échange de salaires ou de loyers. Les flux monétaires parcourent le cercle des échanges économiques dans un sens, tandis que les flux réels de biens et de services le parcourent dans l'autre sens. C'est un système conceptuellement clos, une sorte de machine intellectuelle réalisant le mouvement perpétuel à l'intérieur d'un grand parc aménagé pour le bonheur des humains. «Le capital incarne la volonté d'exclure le monde extérieur, de se retirer dans un intérieur absolu, assez grand pour que nous ne nous y sentions pas enfermés" (Peter Sloterdijk, interview, Le Monde 2, 12 mars 2005, p. 57).

Sous réserve de quelques hypothèses permettant de traiter mathématiquement la question, la production P (d'une entreprise, d'une région, d'un continent...) est représentée par une fonction P = f(K, T), dans laquelle K représente le capital et T le travail, c'est-à-dire les facteurs de production. Dans le système capitaliste, le but d'une entreprise est de maximiser ses profits en jouant sur la combinaison des facteurs de production. Quelle part de la rémunération de la production faut-il destiner au capital, et quelle part au travail ? Du côté des ménages (les «consommateurs"), l'enseignement basique de l'économie dans nos universités est celui de la concurrence walrassienne - du nom de l'économiste français Léon Walras (1834-1910), qui postule des acteurs égoïstes, calculateurs et rationnels, des individus isolés, sans autre relation que les prix. Leur objectif est de maximiser leur satisfaction par la consommation de biens ou de services en tenant compte de leur budget. A partir de ces hypothèses, toute la quincaillerie conceptuelle du calcul différentiel peut se déployer en un ensemble impressionnant de propositions et de théorèmes, dont l'interprétation littéraire justifie les plus fines subtilités d'un prétendu monde réel réduit à la seule valeur monétaire. Dans ces élaborations, nulle trace de l'origine et de la destination biophysiques des énergies et des matières.

Le modèle de Solow ajoute à cette fonction un 3è élément, l'efficience du couple capital/travail, lequel s'accroît avec la formation des travailleurs. Sa contribution à la fonction de production est expliquée ici.

La domination mentale qu'exerce ce modèle économique produit des effets très réels sur les politiques publiques locales (entreprises, collectivités territoriales...) comme globales (G8, FMI, Banque mondiale...). Son aveuglement idéologique affecte tous les milieux et conduit notre planète à la catastrophe. L'économie néoclassique est un non-sens écologique.

L'IRRÉVERSIBLE

Cependant, depuis une quarantaine d'années, quelques économistes précurseurs - Voir, par exemple, Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1971, et La Décroissance, Éditions Sang de la terre, Paris, 1995; René Passet, L'Économique et le vivant, Payot, Paris, 1979 ; ainsi que, depuis 1989, la revue Ecological Economics, Elsevier - critiquent la déraison de ce modèle économique réduit aux échanges «travail contre salaires» et «produits contre argent". L'économie repose, en réalité, sur un ensemble de flux physiques de matières et d'énergie qui ne suivent pas un chemin circulaire mais des voies linéaires et unidirectionnelles. En amont, les énergies naturelles – solaire et géophysique – entretiennent les grands cycles géo-bio-chimiques qui fournissent les biens du service public de la nature. Puis les activités humaines extractives convertissent les ressources naturelles en matières premières. Celles-ci sont alors manufacturées pour produire les biens et services intermédiaires et finaux distribués par le secteur commercial aux consommateurs. Finalement, les matériaux non recyclés et l'énergie dissipée retournent à l'environnement en tant que déchets. Le terme "retournent" pourrait laisser croire que ces déchets matériels et énergétiques peuvent être repris dans les grands cycles naturels de maintien de la biosphère terrestre. Il n'en est rien. Le passage des flux physiques à travers l'économie humaine – comme à travers tout organisme ou écosystème –a profondément modifié la qualité de ces matières et de ces énergies.

Pour nous en tenir à l'énergie, son utilisation est inexorablement régie par les deux principales lois de la thermodynamique, selon lesquelles rien ne se passe dans le monde sans conversion et sans dégradation d'énergie. Autrement dit, tout processus – peu importe qu'il soit industriel ou biologique – nécessite un apport d'énergie d'une certaine qualité et rejette fatalement cette énergie de moindre qualité. Ce processus de conversion et de dégradation est irréversible, en opposition avec la pensée de la mécanique classique qui suppose que tous les processus sont en principe réversibles, de même que la pensée économique dominante et son système circulaire d'échanges.

La première loi de la thermodynamique s'énonce comme telle : dans tout processus physique, l'énergie est conservée. Il n'y a jamais création ou destruction d'énergie, seulement une transformation. C'est la loi de la "conservation de l'énergie", découverte par Rudolf Clausius et Lord Kelvin vers 1850. Nous adopterons l'idée que le concept d'énergie est intuitif et correspond simplement à la capacité de produire du travail mécanique ou de la chaleur. L'énergie demeure donc, "contrairement aux forces, humaines et éphémères, qui dansent sur la musique du temps et changent au gré des phénomènes transitoires du monde».

La deuxième loi de la thermodynamique, découverte par Sadi Carnot en 1824, pose qu'un processus naturel s'accompagne nécessairement d'une augmentation de l'"entropie" de l'univers. Si nous admettons l'idée que l'entropie d'un système isolé – qu'il s'agisse de l'univers entier ou d'un système n'ayant aucun échange avec son environnement - est une mesure de sa dégradation, de son désordre, de sa désorganisation, alors la seconde loi stipule que l'entropie augmente irréversiblement au sein de ce système.

L'énergie, comme la matière, ne peut être créée ou détruite. Bien que le langage économique nous incite à écrire le contraire, il n'y a pas de "production" ou de "consommation" d'énergie, ni de "sources" ou de "puits" énergétiques (première loi). L'énergie ne peut qu'être transformée, transférée, convertie, et cette transformation altère fatalement sa qualité (deuxième loi). Bien sûr, localement, la qualité de l'énergie peut être améliorée, mais cela ne peut advenir qu'au prix d'une dégradation plus grande encore ailleurs. Si bien que, globalement, la qualité se détériore continuellement et inexorablement.

1. Une loi analogue de "conservation de la matière" avait été découverte auparavant par Antoine Laurent de Lavoisier : "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme." En langage contemporain, elle s'appelle plutôt "bilan matières" et affirme que la quantité d'input matériel dans un processus est toujours égale à l'ensemble de l'output, plus les stocks éventuels. 2. P.W. Atkins, Chaleur et désordre, Belin, Paris, 1987, p. 16.

Dans une automobile par exemple, le carburant est pourvu de cette qualité qui permet au moteur à explosion d'entraîner le vilebrequin pour faire avancer le véhicule (production de travail mécanique). Mais de la chaleur a aussi été rejetée à l'extérieur par la soupape d'échappement. Le travail mécanique et la chaleur ne sont que des transferts de l'énergie de haute qualité contenue dans le carburant vers les produits de combustion dispersés en désordre dans l'atmosphère. Cette perte de qualité, c'est l'entropie. Quand on recharge la batterie d'un téléphone mobile, les combinaisons chimiques brisées et converties en électricité lors de l'utilisation de l'appareil se reforment en un système énergétique de haute qualité, de basse entropie. Mais cette amélioration locale s'est effectuée au prix d'une dégradation supérieure, d'une plus haute entropie, de l'ensemble du système biosphère + soleil qui contient ce téléphone mobile et sa batterie comme sous-système. Les organismes vivants ne procèdent pas autrement pour construire et maintenir leurs structures ordonnées à partir de constituants plus simples. Un être vivant se développe et s'entretient en mangeant : il puise ainsi dans l'environnement une énergie de qualité et la convertit en énergie chimique, thermique ou musculaire.

Un concept dérivé de l'entropie est celui d'énergie libre, qui représente la part utile de l'énergie d'un système dans son environnement, autrement dit la quantité maximale de travail que ce système peut actionner dans son environnement. L'eau d'un lac situé en haut d'une montagne possède beaucoup d'énergie potentielle. Le même volume d'eau contenu dans un étang de la vallée en possède moins. Une voiture d'une tonne roulant à 90 km/h sur une route a une grande énergie cinétique. La même voiture à l'arrêt sur la même route n'a plus aucune énergie cinétique. Les atomes de carbone et d'hydrogène liés dans les molécules de pétroleont beaucoup d'énergie chimique. Après la combustion, ces mêmes atomes dispersés en ont moins.

Dans ces exemples, l'énergie, sous l'une ou l'autre de ses formes, se confond pratiquement avec l'énergie libre. La différence, cruciale, c'est que l'énergie est conservée (première loi de la thermodynamique) sous une forme inutilisable, tandis que l'énergie libre est diminuée, à mesure que l'entropie augmente. Mais notre intuition peut être surprise : un cube de glace dans une pièce à 19 °C possède une certaine énergie libre (sa différence de température avec l'air ambiant) que l'on pourrait théoriquement utiliser pour actionner un moteur thermique susceptible de produire du travail mécanique'. Ce concept s'élargit à la matière pour mesurer une certaine qualité de concentration et d'organisation des atomes qu'elle contient. Une pépite d'or pur contient plus d'énergie libre que le même nombre d'atomes d'or dilués un à un dans l'eau de mer. Lorsqu'un minerai d'uranium 235 est peu concentré, qu'il est mélangé avec d'autres matières dans un bloc géologique, il contient peu d'énergie libre. Si nous voulons le concentrer pour l'utiliser comme combustible dans un réacteur nucléaire (ce que je ne souhaite pas), nous devons l'enrichir par quelque procédé industriel très énergivore (telle l'usine du Tricastin) pour lui fournir l'énergie libre qui déclenche la réaction en chaîne. Nous avons transféré l'énergie libre fournie à l'usine vers l'énergie libre de la matière nucléaire combustible. L'utilisation de l'énergie libre apporte un «ordre ajouté" à la matière, du point de vue physique, et une "valeur ajoutée" à celle-ci, du point de vue économique.

1. Göran Wall, Exergy, a Useful Concept Within Resource Accounting, rapport n° 77-42, Institute of Theoretical Physics, Chalmers University of Technology et University of Goteborg, Suède, mai 1977.
2. Charles Hall, Dietmar Lindenberger, Reiner Kummel, Timm Kroeger et Wolfgang Eichhom, "The need to reintegrate the natural sciences with economics", Bioscience, vol. 51, n° 8, août 2001, pp. 663-673.

Les questions écologiques ont bouleversé notre vision de la nature depuis un demi-siècle. Alors que la science classique mettait en valeur les notions d'équilibre, de stabilité et de réversibilité, à l'image de la mécanique rationnelle, nous appréhendons aujourd'hui la nature au moyen de l'évolution, des instabilités et des fluctuations. La symétrie du temps a été brisée. Les processus sont irréversibles. L'entropie guide notre compréhension thermodynamique de l'évolution de la vie.

LA BIOÉCONOMIE

Ce détour par quelques bribes de thermodynamique était indispensable pour comprendre pourquoi l'économie néoclassique a négligé l'énergie comme facteur pour ne considérer que le capital K et le travail T dans la fonction de production P = f(K, T). Au début de l'édification de cette théorie économique, fétichiste de l'argent, les coûts de production les plus importants étaient ceux du travail humain et des équipements, tandis que les matières premières et l'énergie ne coûtaient presque rien. L'attention des entrepreneurs et des économistes s'est donc focalisée sur les deux premiers et a considéré les deux derniers comme négligeables. L'observation de l'évolution du coût de la production avec le temps se résumait à celle des revendications syndicales pour des hausses de salaires ou celle du prix des matériels et infrastructures. Le but de la "croissance" était et reste de jouer sur les deux grands facteurs de production considérés comme substituables l'un à l'autre : mes salariés me coûtent trop cher, je vais les remplacer par des machines ou bien je vais délocaliser dans un pays à bas salaires. Dans ce modèle économique, l'énergie ne valant presque rien - autour de 5 % dans l'ensemble des coûts des facteurs de production pour l'économie de marché mondialisée –, elle ne vaut pas la peine d'être considérée comme un facteur important. Du reste, si elle devait néanmoins l'être, un changement de prix dans un input énergétique qui ne pèse que 5 % aurait peu de conséquences sur le changement de coût de l'output total.

Nulle trace dans ce modèle du coût des impacts environnementaux ou sanitaires de l'utilisation de l'énergie. Ni du côté de l'extraction – les ressources énergétiques sont considérées comme abondantes et bon marché ou, au pire, substituables entre elles –, ni du côté des rejets et de la pollution - le marché et la technologie étant supposés remédier à d'éventuels dégâts. Aujourd'hui encore, malgré la popularité médiatique du changement climatique, la tonne de carbone ne vaut pas grand-chose sur le marché européen des permis d'émission de gaz à effet de serre, et la séquestration du CO2 sera censée résoudre une bonne partie du problème. Tel est le raisonnement aveugle. Cependant, un premier doute est apparu dans l'esprit de nos économistes avec l'augmentation brutale des cours du brut lors des deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979, ces épisodes ayant eu un impact considérable sur la croissance économique.

Quelques économistes non orthodoxes ont décidé d'inclure le facteur "énergie" (E) dans la fonction de production [P = f(K, T, E)] et d'examiner son importance réelle dans la croissance économique de trois pays – États-Unis, Japon, Allemagne – pendant trois décennies. cf. Reiner Kummel, Dietmar Lindenberger, Wolfgang Eichhorn, "The productive power of energy and economic evolution", Indian Journal of Applied Economics, vol. 8, septembre 2000, pp. 231-262. Pour un modèle plus sophistiqué, on consultera : Robert U. Ayres et Benjamin Warr, Accounting for Growth : The Role of Physical Work, Center for the Management of Environmental Resources, INSEAD, Fontainebleau, 2004..

La nouveauté essentielle est que les facteurs de production ne sont que partiellement substituables entre eux. Selon les lois de la thermodynamique, il est par exemple inconcevable de remplacer complètement l'énergie par le capital. Les résultats des calculs sont alors très différents de ceux obtenus en économie traditionnelle. Ainsi, les calculs des productivités des facteurs dans la production industrielle des trois pays cités montrent que, sur une trentaine d'années, la puissance productive de l'énergie est plus importante que celle du capital ou du travail, et qu'elle est même environ dix fois plus grande que les 5 % de son coût dans le coût total. En moyenne, la contribution productive de l'énergie est de l'ordre de 50 %, celle du capital d'environ 35 % et celle du travail autour de 15 %.

Ces résultats bouleversent l'économie néoclassique. En fait, pour diminuer leurs coûts de production, les trois grandes économies capitalistes considérées n'ont cessé de substituer de l'énergie puissante et bon marché – du pétrole – à du travail humain, plus cher et moins productif. En 1995, l'appareil industriel qui fournissait biens et services aux citoyens consommait environ 133 kWh par personne et par jour en Allemagne, 270 kWh aux États-Unis. L'énergie quotidienne absorbée par un travailleur étant estimée à environ 3 kWh, chaque habitant de l'Allemagne disposait quotidiennement de 44 "esclaves énergétiques" pour son confort, tandis que l'Américain en avait 90. Ce mouvement de substitution de la puissance énergétique – essentiellement d'origine fossile – à la puissance musculaire humaine n'est pas encore achevé dans les pays industrialisés, bien que de nombreux responsables politiques et syndicaux se plaignent de la désindustrialisation, tel le président de la République française lors de ses voeux en 2005.

Il est de bon ton, en Europe, de railler le gaspillage énergétique des États-Unis, illustré par les chiffres ci-dessus et par les volumes d'émission annuelle de gaz à effet de serre d'un Américain moyen, doubles de ceux d'un Européen. Cela n'est que partiellement juste, car il faut tenir compte de l'histoire et de la géographie de chaque pays ou région. Dans les pays à vaste territoire – les États-Unis, le Canada, l'Australie, la Russie, la Chine, le Brésil et l'Inde –, les distances intérieures induisent nécessairement des coûts de transport, d'organisation et d'administration plus importants que dans les petits pays. Lorsque les transports sont très développés et que les taxes sur les carburants ne sont pas trop élevées, l'évolution du cours du baril a des effets sensibles sur le coût de la mobilité. Lors des chocs pétroliers de 1973 et de 1979, l'économie indienne, alors peu dépendante du pétrole, n'a guère été affectée, tandis que les économies européennes l'ont été davantage cf. Omar Campos Ferreira, (The structure of the crisis", Economy and Energy, n° 13, mars-avril 1999. La récession des pays européens a cependant été moins forte que celle des États-Unis, à la fois vastes et pétroaddictes. Cela pourrait m'inciter à prédire que le pic de Hubbert aura des répercussions plus importantes dans les pays étendus et industrialisés que dans les pays plus petits ou moins dépendants du pétrole.

Nous connaissons les désastreuses conséquences sociales du modèle économique dominant, nommées, au Nord, exclusion, chômage, licenciements, délocalisations, et, au Sud, ajustement structurel, déculturation, appauvrissement, misère. Nous connaissons aussi les conséquences écologiques funestes de l'extraction inconsidérée des ressources du sous-sol et les pollutions que leur utilisation productiviste occasionne. Notre analyse matérialiste nous conduit à penser que ces crises sociale et environnementale trouvent leur cause essentielle dans le bas prix de l'énergie depuis la révolution industrielle. Elles ne seront pas contrecarrées uniquement par des moyens financiers, mais par un changement profond du modèle économique dominant, établissant l'énergie comme le principal facteur de production.

L'IMPÉRIALISME THERMODYNAMIQUE

Dans l'économie néoclassique, tout est rapporté et réduit à la valeur monétaire de l'échange. C'est la "neutralité" des marchandises et l'"équité" du commerce selon l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Un million d'euros de Peugeot 607 contre un million d'euros de pétrole saoudien, cela représente, par définition, un échange parfaitement équitable. La seule valeur, c'est la valeur d'échange. La pensée même qui sous-tend le modèle néoclassique ne peut concevoir une autre mesure que la valeur monétaire comme support égalitaire de l'échange. Après l'édification de l'économie politique classique par Adam Smith et David Ricardo, Karl Marx a tenté de prolonger la théorie ricardienne de la valeur-travail. Il a longuement analysé l'extorsion par les propriétaires du capital de la plus-value créée par le travail salarié, pour conclure que la seule valeur, la valeur "réelle", était celle du travail investi dans la production. Mais, selon nous, cette mesure est incomplète et même marginale par rapport à l'extorsion thermodynamique sur les flux de matières et d'énergie. En effet, nous avons vu non seulement que l'énergie participait à la moitié du potentiel productif, tandis que le capital n'y participait que pour un tiers et le travail humain pour un sixième, mais aussi qu'une qualité initiale des matières et de l'énergie était irrévocablement perdue dans les flux économiques par la loi de l'entropie.

Notre tâche aujourd'hui est donc d'analyser les mécanismes d'extorsion de cette plus-value thermodynamique par les propriétaires du capital, c'est-à-dire d'observer comment les flux de matières et d'énergie provenant principalement du Sud sont indispensables à l'accumulation du Nord'. La valeur, c'est d'abord la valeur thermodynamique. Il ne s'agit pas de réduire l'économie à la thermodynamique, il s'agit de mesurer l'importance relative de chacun des facteurs dans le processus de production de la façon la plus exacte. D'ailleurs, nous ne cherchons pas à établir une nouvelle mesure de la valeur, plus authentique ou plus scientifique que celle des économistes orthodoxes qui la situent dans les "préférences des consommateurs".

L'appropriation d'énergie fossile par les centres du système-monde – par tous les moyens, notamment militaires - est une condition nécessaire pour l'accumulation productiviste et sa perpétuation, de même qu'"un objet ne peut avoir de prix que s'il a une valeur économique et il ne peut avoir une valeur économique que si son entropie est basse. Mais la réciproque n'est pas vraie".
1. Alf Hornborg, "The unequal exchange of time and space : toward a non-normative ecological theory of exploitation", Journal of Ecological Antropology, vol. 7, 2003. Voir aussi son livre The Power of the Machine, AltaMira Press, Walnut Creek, Californie, 2001.
2. Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance, op. cit., p. 71, note 14.
3. Dans ce paragraphe et les suivants, nous empruntons quelques notions à l'école de l'économie-monde, fondée par Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein.

Du côté du Nord, les productivistes des centres du système-monde 3, condamnés à la recherche d'un pouvoir et d'un profit croissants nécessaires à leur survie dans la compétition mondiale, ne peuvent intensifier la production industrielle qu'en s'appropriant des parts croissantes d'énergie libre et de ressources minérales en provenance des zones périphériques. Du côté du Sud, celui des dominés, cette intensification conduira à la déplétion des ressources naturelles locales et à la dégradation environnementale. Ces transferts d'énergie libre et de minéraux sont une première forme d'échange inégal entre les centres et les périphéries du monde. Mais une seconde forme concerne le temps et l'espace, ou plutôt les échanges inégaux de temps et d'espace entre les dominants et les dominés. En effet, de nombreuses technologies peuvent être considérées comme des instruments économiseurs de temps et d'espace. En principe, la vitesse accrue par l'utilisation des trains, des automobiles ou des avions, ainsi que par l'usage de téléphones mobiles ou de réseaux Internet, permet d'économiser le temps des usagers. Parallèlement, l'intensification des usages du sol par des gratte-ciel ou par l'agriculture productiviste permet d'épargner de l'espace. Mais ces économies ne sont rendues possibles que par des dépenses supérieures de temps et d'espace ailleurs dans le monde.

L'avion A380, triomphalement célébré à Toulouse au début de l'année 2005, permettra peut-être à ceux qui auront les moyens de l'emprunter de gagner du temps et d'accéder à plus d'espace, mais cela se fera au prix du temps de travail d'une multitude de mineurs, de sidérurgistes et de travailleurs d'Airbus, ainsi qu'au prix d'espaces naturels creusés de mines ou forés de derricks, sacrifiés sur l'autel du progrès technologique.

L'échange inégal de temps a déjà été exposé il y a plus de trente ans par des penseurs marxistes (Emmanuel Arghiri, L'Échange inégal. Essai sur les antagonismes dans les rapports économiques internationaux, Éditions François Maspéro, Paris, 1969), qui ont montré que les pays à bas salaires doivent exporter de plus grands volumes que ceux qu'ils reçoivent des pays à hauts salaires. Autrement dit, la quantité de travail contenue dans les exportations des pays dominés est considérée comme inférieure à celle que renferment les exportations des pays dominants. Plus récemment, les écologistes ont étendu le principe d'échange inégal à l'espace, mesuré par la notion d'empreinte écologique (Mathis Wackemagel et William Rees, Notre empreinte écologique, Éditions Écosociété, Saint-André Montréal, Québec, 1999.) La révolution industrielle fut moins un arrachement prométhéen aux contraintes naturelles qu'une capacité locale d'exporter ces contraintes vers les périphéries de la planète. Le "progrès technologique" ou la "croissance" ne sont pas les clés du paradis dont Ricardo et Marx rêvaient, mais les expressions locales d'un jeu global à somme négative pour la majorité des habitants de la Terre, de ses espaces naturels et de son sous-sol. Dans le commerce mondial selon l'OMC, la somme algébrique des échanges est financièrement nulle, par définition. En revanche, du point de vue biophysique et thermodynamique, l'échange est doublement inégal, d'une part parce que la quantité de "progrès" gagnée par le Nord est inférieure à la quantité d'entropie gagnée par le Sud, d'autre part parce que les quantités de travail et d'espace économisées par le Nord sont inférieures aux temps de travail et aux espaces sacrifiés par le Sud.

Les marxistes n'ont pas complètement saisi les implications de cette analyse de la technologie moderne. Si les machines, depuis le début de la révolution industrielle, peuvent être considérées comme des instruments d'économie de temps et d'espace pour certains au prix de la perte de temps et d'espace pour un plus grand nombre d'autres, voir le "développement des forces productives" comme la promesse de l'émancipation du prolétariat mondial n'a aucun sens. La promotion sociale contemporaine de la compression du temps et de l'espace due aux technologies, sur lesquelles s'extasient les philosophes cornucopiens médiatiques, repose sur un processus planétaire d'appropriation de temps et d'espace. Les secteurs high-tech de la société mondialisée qui glorifient leur utilisation efficace du temps et de l'espace (l'A380) oublient tout à fait à quel prix humain, thermodynamique et écologique cette prétendue efficacité a été possible. Les secteurs développés de nos sociétés industrielles le sont moins par le génie technologique et l'esprit d'entreprise que par l'esclavage et la dévastation environnementale. Une partie de ce constat n'est pas nouvelle. Elle avait déjà été dressée par Rosa Luxemburg il y a un siècle dans son analyse de l'expansion du capitalisme (Rosa Luxemburg, L'Accumulation du capital, Éditions François Maspéro, Paris, 1969), dimension thermodynamique en moins. Aujourd'hui, contrairement aux marxistes, nous ne croyons pas que la technologie industrielle puisse être placée sous le contrôle des masses pour devenir une force d'égalisation des conditions et de prospérité pour le plus grand nombre. La technologie n'est pas culturellement neutre. Comme toutes les institutions qui émergent de l'interaction spéculaire (Jean-Louis Vullierrne, Le Concept de système politique, PUF, Paris, 1989), elle représente une forme socialement construite de l'inégalité, elle est inséparable de cette dernière. Le formidable multiplicateur de force que représente le pétrole est la base vitale des centres du système-monde qui aspirent son énergie libre pour se reproduire et s'étendre en le dissipant sous forme de chaleur. La "croissance" ainsi entretenue n'accélère pas seulement la déplétion des hydrocarbures, mais aussi les inégalités entre les puissances des centres et les multitudes des périphéries. Le modèle productiviste contemporain, intrinsèquement lié à l'échange inégal d'énergie par l'extraction des hydrocarbures, ne pourra pas survivre sans le pétrole, matière irremplaçable de la pérennité du système.

C'est pourquoi l'éventuel remplacement des hydrocarbures par des énergies renouvelables ne serait pas une simple substitution technique, toutes choses étant égales par ailleurs. Ce serait d'abord un flux solaire inépuisable qui prendrait la place d'un stock "emmagasiné dans les entrailles de la Terre" (Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance, op. cit., p. 116.), donc une authentique solidarité avec les générations futures. Notre génération n'empiéterait ainsi en rien sur les capacités des futures à bénéficier du rayonnement solaire, alors que celles qui nous ont précédés ont dissipé en un siècle et demi la moitié du volume de pétrole de la dotation terrestre initiale, irrévocablement. Ce serait aussi le remplacement d'une énergie cumulativement polluante par une énergie exempte de presque toute pollution. Ce serait enfin un bouleversement dans l'organisation de notre planète, par la fin de l'échange inégal d'énergie entre le Nord et le Sud.

LA CONTRACTION ÉCONOMIQUE DUE À LA CHERTÉ DU PÉTROLE

La disponibilité croissante d'énergie bon marché à partir des combustibles fossiles a été le principal "moteur de croissance" depuis le début de la révolution industrielle. Les machines ont progressivement remplacé la force animale et humaine, la puissance du vent et de l'eau, et, par conséquent, ont augmenté considérablement la productivité des travailleurs.

Du point de vue économique, la boucle énergétique fonctionne comme suit : l'énergie abondante et bon marché, la fabrication en série et le progrès dans l'efficacité énergétique permettent la production et la distribution de biens et de services peu onéreux, et donc leur offre à bas prix, lesquelles encouragent la croissance de la demande. Cette demande correspondant nécessairement à la somme des paiements des facteurs (capital + travail), dont une partie revient aux travailleurs sous forme de salaires, les revenus du travail tendent à s'accroître lorsque la production augmente. Cela stimule alors le remplacement de la force animale et humaine par la puissance des machines, entraînant de nouveaux accroissements d'échelle et des coûts plus bas (Robert U. Ayres et Benjamin Warr, Accounting for Growth, op. cit.).

Les enchaînements de cette boucle positive démontrent que les flux d'énergie ont été, et demeurent, un facteur de production majeur. Et pourtant, la théorie néoclassique le néglige en ne l'incluant pas dans la fonction de production ou dans le produit intérieur brut. En fait, l'économie néoclassique considère la hausse de la consommation d'énergie comme une conséquence de la croissance et non l'inverse. La boucle susdécrite laisse plutôt entendre que la causalité est mutuelle, bidirectionnelle.

Si nous sommes désormais convaincus que le facteur énergétique est le plus important des facteurs de production, qui a permis au premier chef la croissance économique depuis plus d'un siècle grâce à l'abondance et au faible coût de l'énergie, que se passe-t-il dans la boucle lorsque celle-ci devient plus rare et beaucoup plus chère ? Les coûts des biens et services augmentent en proportion de l'importance du facteur énergie dans la production. L'hypothèse de l'élasticité voudrait qu'alors la demande décroisse, ainsi que la production et les salaires versés. Des tentatives de substitution d'autres énergies au pétrole peuvent être réalisées, mais l'impossibilité de son remplacement massif et rapide par un autre fluide, remplacement en outre freiné par l'addiction au pétrole de nos sociétés, détermine une inversion du processus : une boucle de décroissance. La succession des phases de l'économie mondiale serait alors : inflation -* récession - dépression -* effondrement. Cet enchaînement pourra cependant présenter différentes formes selon la vitesse à laquelle les cours du baril augmenteront.

EFFONDREMENT OU SIMPLIFICATION ?

La complexité de la société est souvent évoquée pour cacher notre incompréhension de ses mécanismes ou notre impuissance à en influencer le cours. Une partie de l'abstention électorale repose sans doute sur ce sentiment. Admettons provisoirement que la notion de complexité est intuitive et qu'elle correspond simplement au sentiment individuel de notre incapacité à comprendre la société ou à agir sur elle mais aussi, paradoxalement et positivement, à une stratégie collective pour résoudre certains problèmes que rencontre la société. Personne, en France, ne maîtrise complètement la "complexité" réglementaire de la Sécurité sociale, mais celle-ci s'est formée depuis cinquante ans comme réponse adaptative aux différences de situation des groupes de bénéficiaires. En tant que stratégie de résolution de problèmes, la complexité d'une institution ou d'une société peut être considérée comme une fonction économique dont les facteurs se mesurent matériellement en capital, en travail et en énergie, tout comme la production. Il existe aussi des coûts de transaction, d'organisation et de coordination, plus difficilement évaluables, et que nous inclurons dans les coûts matériels. Les premières solutions mises en oeuvre pour résoudre un problème sont souvent les plus simples et les moins chères, elles sont efficaces à moindre coût. Cependant, la complexité croissante est aussi soumise aux rendements décroissants : plus les problèmes se multiplient, moins les investissements supplémentaires y apportent de solutions efficaces. Les exemples et les contre-exemples issus de l'agriculture ne manquent pas (1. Joseph A. Tainter, "Problem solving : complexity, history, sustainability", Population and Environment, vol. 22, n° 1, septembre 2000, pp. 3-41). Les Papous Kapauku de Nouvelle-Guinée ne consacrent pas plus de deux heures quotidiennes au travail d'une agriculture de subsistance. Il en est de même des Indiens Kuikuru du bassin de l'Amazone, ou des paysans russes avant la révolution d'Octobre. Les administrateurs coloniaux ont pu s'étonner d'une telle sous-production instituée, comme si les populations qui vivaient ainsi préféraient l'art, la bagarre et le repos à l'intensification de la production. Ou bien ces groupes n'avaient-ils pas l'intuition qu'un accroissement du temps de travail agricole n'aurait apporté qu'une production supplémentaire marginale ? Autrement dit, n'avaient-ils pas la connaissance acquise que l'intensification agricole aurait certes augmenté le rendement à l'hectare, mais au prix d'une productivité horaire décroissante ? A l'inverse, d'autres sociétés, sous l'effet de la croissance démographique notamment, se résolurent à l'intensification agricole, au prix d'une complexité croissante (sarcler, retourner, amender, irriguer, semer, récolter, commercialiser, transformer, distribuer, détailler...) et d'un considérable déficit énergétique (voir chapitre 3).

L'Europe ne s'est pas seulement distinguée par l'avènement de l'agriculture productiviste. Elle a aussi dépensé beaucoup de temps de travail, de capital et d'énergie à (se) faire la guerre depuis le XVe siècle. La course aux armements, exemple paradigmatique de rendements décroissants, n'est pas simplement ruineuse par les destructions physiques réalisées en temps de guerre, elle l'est aussi par la captation d'une partie importante du PIB en temps de paix pour préparer la prochaine guerre ou maintenir la sécurité du pays. Il n'est que d'observer les budgets des ministères de la Défense – notamment américain – pour s'en convaincre. Les pays européens ont cependant réussi, jusqu'à maintenant, à éviter le collapsus grâce à trois facteurs complémentaires : l'exploitation de leurs paysans et de leurs ressources naturelles (bois, charbon, fer) ; l'expansion coloniale et la spoliation des peuples indigènes ; enfin l'accès aux hydrocarbures bon marché. Ce dernier facteur est aujourd'hui le plus déterminant dans la puissance générale - non exclusivement guerrière – de l'Europe et des pays de l'OCDE. Maintenir la complexité des sociétés occidentales ou développer celle des pays mimétiques (Chine, Inde, Brésil...) réclamerait l'accroissement de l'accès à des ressources énergétiques bon marché, notamment les hydrocarbures. Ceci est impossible. Le monde va se simplifier dramatiquement.


Mis en ligne le 19/06/2009 par Pierre Ratcliffe. Contact: Portail: http://pratclif.com