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  1. Parts de marché de l'agriculture française
  2. Toxicité des pesticides
  3. DDT pesticide miracle puis fléau dévastateur
  4. Depuis les origines de l'agriculture... à comment nourrir 9.5 milliards d'habitants en 2050?
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Les armes traditionnelles de l'agriculture
ne suffiront pas à relever les défis de demain

Extrait du livre de Bruno Parmentier: "Nourrir l'humanité, les grands problèmes de l'agriculture au 21è siècle" chapitre 5

Parmi tout ce que les agriculteurs ont pu inventer pour faire croître leurs récoltes puis les vendre, ce sont, étonnamment, l'entraide et la maîtrise de leur organisation qui ont constitué les initiatives les plus porteuses, car les plus stabilisatrices dans un secteur soumis aux caprices de la météo et aux fluctuations des cours mondiaux. Le machinisme et la chimie se font aujourd'hui nécessairement plus discrets et précis; ils ne doivent plus être utilisés qu'à bon escient pour que leurs inconvénients ne dépassent pas leurs avantages. Ces deux outils, qui ont fait merveille au 20è siècle, ne sauveront pas à eux seuls l'agriculture du 21è siècle.

De quelles armes dispose-t-on malgré tout pour alimenter les 9 milliards d'individus qui peupleront la planète en 2050 ? Observons d'abord ce qui s'est passé en France, avec une croissance exceptionnelle de l'agriculture, liée à la combinaison judicieuse de quatre facteurs : machine, chimie, organisation et contrôle. Que peut-on en attendre aujourd'hui et peuvent-ils encore évoluer en Europe et dans le reste du monde ? On étudiera ensuite (au chapitre 6) ce qui apparaît comme l'« outil principal du 21è siècle, la biologie.

L'organisation et le contrôle, méconnus et pas assez valorisés
Une agriculture à la fois individualiste et très solidaire

La principale différence entre les agricultures de l'est et de l'ouest de l'Europe réside non pas tant dans la performance des tracteurs ou des engrais que dans celle des hommes et de leur organisation. Entre un kolkoze russe de 10 000 ha qui emploie 500 salariés et une surface équivalente exploitée par 200 familles indépendantes en France, les différences de productivité sont énormes.

L'efficacité de l'agriculture hexagonale tient beaucoup à la manière, particulièrement originale, dont elle allie individualisme et solidarité. À la base se situe l'exploitation individuelle (maintenant très rarement familiale puisque épouse, enfants et parents retraités ne travaillent pratiquement plus jamais sur l'exploitation). Son extension se fait presque toujours de façon à pouvoir cultiver le maximum de surfaces tout en continuant à travailler seul. Les formes d'entreprises plus collectives comme les GAEC (groupement agricole d'exploitation en commun) se développent mais restent minoritaires et, quand elles existent, regroupent souvent des personnes d'une même famille. Par ailleurs, rares sont les agriculteurs qui ne font pas partie d'un ou plusieurs des réseaux denses qui se sont créés progressivement dans le pays: CUMA (coopératives d'utilisation de matériel agricole, au nombre de 13 000), coopératives d'achat des semences et des produits phytosanitaires, coopératives de collecte, d'industrialisation et de commercialisation des produits (3 500 entreprises, 150 000 salariés), groupements divers de producteurs, organisations de marchés, mutuelles, assurances, banques coopératives, mouvements d'action catholique, syndicats, chambres d'agriculture, etc. Aucun autre secteur économique français ne s'est autant reposé sur la notion d'entraide, d'interdépendance et de solidarité.

Les fleurons des organisations agricoles collectives sont devenus tellement puissants qu'on a oublié leurs origines de mouvements de solidarité. Le Crédit agricole, par exemple, l'une des toutes premières banques mondiales avec ses 135 000 collaborateurs, a été créé à la fin du 19è siècle pour fournir aux petits agriculteurs les crédits que leur refusaient les banques traditionnelles. En 2007, ses actifs bancaires s'élevaient à 1 414 milliards €, soit 79 % du PIB de la France. Au fil du temps, l'enthousiasme créatif, l'implication très personnelle des administrateurs et la conscience de travailler de façon novatrice pour le progrès social se sont émoussés. Et, comme pour la plupart des entreprises françaises qui ont réussi, certains y trouvent matière à suspicion. Pourtant cette banque n'est pas tout à fait gérée comme les autres : les agriculteurs restent très représentés dans ses organes dirigeants et élisent son président, et elle ne peut pas se désintéresser de l'agriculture. Il en va de même du Crédit mutuel.

Pour ce qui est des décisions fondamentales, les coopératives agricoles restent administrées par les agriculteurs. Elles ont non seulement permis à ces derniers de garder un certain contrôle sur leur avenir, niais aussi joué un rôle d'ascenseur social dans un milieu peu scolarisé et relativement isolé du reste de la société. Elles constituent également une arme excellente contre les délocalisations puisque, par nature, elles sont attachées à un territoire. Pas de risque d'OPA hostile, ni de déménagement plus ou moins honteux vers des pays à faible coût de main-d'oeuvre. Les «allergiques au coopérativisme » ont également su constituer des groupements de producteurs d'une rare efficacité. Dans la pratique, la constitution d'organisations de plus en plus fortes s'est révélée la seule réponse d'avenir des agriculteurs face, notamment, au commerce qui est, lui, de plus en plus centralisé'.

Les coopératives se regroupent donc de plus en plus jusqu'à atteindre la fameuse « taille critique ». Mais, en parallèle, de nouvelles interrogations se font jour, en premier lieu sur le respect des pratiques démocratiques lorsqu'elles regroupent des milliers de coopérateurs. Elles essaient pour cela de maintenir des structures à taille humaine, soit au niveau géographique (en général le canton), soit au niveau des filières de production, de façon que les gens se connaissent et puissent intervenir dans la vie quotidienne de l'entreprise. À un niveau plus élevé de l'organisation, par exemple sur le plan régional, le débat est progressivement remplacé par l'organisation de conférences Chaque année, les assemblées générales de coopératives invitent ainsi des personnalités à intervenir pour les aider à voir plus clair et à défricher l'avenir (et accessoirement pour motiver les adhérents à assister à des réunions où ils estiment avoir peu à dire puisque les jeux sont faits).

Autre questionnement d'actualité, la gestion démocratique des entreprises industrielles créées par ces organismes, et dont les r patrons» sont les fournisseurs et non pas les salariés. La rançon du succès, combinée à une intégration économique de plus en plus forte en amont (achat en commun de semences, d'engrais, de pesticides, de matériel agricole, etc) et en aval (industrialisation et commercialisation des produits), fait que les agriculteurs organisés en coopérative finissent par employer des milliers voire des dizaines de milliers d'ouvriers et de cadres. Ceux-ci ne sont ni coopérateurs ni parties prenantes aux décisions stratégiques : l'employé d'un abattoir ou d'une fromagerie n'a souvent pas grand-chose à dire sur l'avenir de son entreprise qui est uniquement dirigée par les fournisseurs de porcs ou de lait (même si c'est souvent avec une sincère volonté démocratique).

1 Voir le chapitre 9 traitant de l'agroalimentaire et de la grande distribution

De plus, comme les entreprises du secteur privé, les coopératives doivent affronter une concurrence exacerbée et gérer les difficultés de certaines filières. Dans ce milieu marqué par le sens de la communauté, les orientations ne sont pas toujours faciles à prendre. Par exemple, faut-il vraiment ponctionner durablement sur la marge créée par une autre filière, sous prétexte que, dans la coopération, on n'abandonne pas une production et ses coopérateurs et que l'on a un réel souci de développement harmonieux du territoire ? Ne faut-il pas d'abord savoir lever des capitaux importants pour financer de grands projets ? Autre défi, la gestion collective de la qualité et de la sécurité. La liberté revendiquée par chaque agriculteur (fondamentale dans ce milieu et à laquelle chacun est très attaché) a un revers, qui peut faire d'un exploitant loyal l'otage de son confrère ou voisin inefficace ou irresponsable. La passion contemporaine pour la sécurité et la préservation de l'environnement en vient à obliger les coopératives à protéger le collectif des agriculteurs contre eux-mêmes et à mettre en place des contrôles de plus en plus étroits et fréquents; c'est la rançon de la pleine liberté. Pourtant, même si on sait bien qu'un contrôle sans sanction reste inopérant, il reste structurellement difficile d'exclure un coopérateur qui n'arrive pas à suivre le mouvement général.

Reste que nombre de coopératives et de groupements ont su développer des marques, des signes de qualité ou des appellations d'origine contrôlée (AOC), qui sont devenus les authentiques fleurons de l'agriculture et de la gastronomie françaises.

Dernier problème : pour ces entreprises qui sont viscéralement attachées à un territoire, l'aventure internationale, pourtant indispensable à la survie économique, reste très compliquée; d'aucuns pensent qu'ils y perdraient leur âme. Or une entreprise qui n'existe que localement risque à terme de ne pas pouvoir survivre. Certaines coopératives commencent à s'y intéresser, mais beaucoup plus lentement que leurs concurrents privés. Cette solidarité intrinsèque à l'agriculture française, qui se révèle très productive, n'empêche pas la totale décentralisation des décisions au niveau de la petite exploitation agricole. Celle-ci bénéficie de conseils au quotidien : on compte en moyenne quatre techniciens derrière chaque agriculteur, spécialistes des chambres d'agriculture, des instituts techniques, des coopératives, des centres de gestion, des vendeurs de matériel, de semences, de pesticides, d'images-satellite, etc. L'agriculteur qui le souhaite peut donc recevoir des conseils ciblés, adaptés à sa ferme, son champ, sa culture, la météorologie locale, son projet personnel ; ces recommandations ne sont évidemment pas toujours désintéressées, mais c'est bien lui qui reste symboliquement et pratiquement libre de la décision finale.

Le développement des bio technologies est à l'origine de divergences croissantes, par exemple concernant les OGM. On se dirige de plus en plus vers des conflits ouverts entre adeptes de modes de culture différents. La solidarité exceptionnelle et propre à l'agriculture pourrait-elle exploser? Le partage nouveau à trouver entre l'agriculture "alimentaire" et l'agriculture "énergétique" mettra-t-il, lui aussi, à mal les solidarités paysannes ? Dans les secteurs de productions qui rapportent (ou rapportaient) beaucoup d'argent, comme la viticulture, la solidarité a déjà reculé au profit d'une organisation économique beaucoup plus proche de l'entreprise privée. Dans le cas du champagne ou du cognac, par exemple, les maisons les plus importantes sont des filiales des grands groupes de l'industrie du luxe, dont l'implication dans la réflexion sur l'avenir de l'agriculture est limitée.

Bref, cette spécificité collective et démocratique de l'agriculture française est fortement menacée d'étiolement et pourrait même un jour disparaître au profit d'un partage du pouvoir entre les multinationales des semences et produits chimiques (Monsanto et autres), de l'industrie agroalimentaire (Danone, Nestlé, Coca-Cola), de la distribution (Carrefour, Cargill, etc.) voire de l'énergie (Total).

Contrôle et autocontrôle, des atouts décisifs pour l'avenir

Les contrôles sont bel et bien un facteur de progrès que les agriculteurs ont du mal à valoriser actuellement, trop occupés qu'ils sont à protester contre les contraintes qu'ils subissent constamment ou les performances jugées insuffisantes de leurs organisations. D'autant plus que la nouvelle PAC oblige à satisfaire de multiples conditions environnementales pour obtenir des subventions. Comment ne pas y voir pourtant un véritable facteur de stabilité dans une société obsédée par la sécurité ? Car les contrôles protègent avant tout les agriculteurs. Quand on y renonce, la catastrophe n'est jamais loin. Comparons les 180 913 a vaches folles » (atteintes d'ESB – encéphalopathie spongiforme bovine) de l'ultra-libéral Royaume-Uni d'après Thatcher aux 977 cas recensés dans une France super-administrée et contrôlée (chiffres 2006), ou les 17 malades humains français (dont 16 décès) aux 160 britanniques (dont 154 décès) Z. La possibilité d'apparition de grandes épidémies rend les mesures de contrôle absolument stratégiques, car seules capables de maintenir ou de reconquérir la confiance du public, indispensable à la bonne marche de l'économie.

Le développement de l'épidémie mondiale de « grippe aviaire » a bien montré que les pays ne sont absolument pas égaux devant ce genre de crises. En France, les consommateurs disposent d'un système d'information perfectionné, de capacités d'intervention rapides et efficaces (même si elles provoquent la colère, voire le désespoir des agriculteurs concernés), et d'un corps étendu de vétérinaires compétents et non corrompus. Tout cela nous semble aller de soi, mais constitue une réelle exception au niveau mondial, et même européen. Il s'agit là d'un avantage décisif sur le long terme dans la compétition internationale. C'est même ce qui permettra de conserver d'importants élevages de poulets et de porcs dans ce pays, car les Français auront moins confiance dans les systèmes de contrôles sanitaires des Brésiliens et des Thaïlandais, deux des plus gros exportateurs mondiaux.

L'autocontrôle, sur la base de cahiers des charges rigoureux, remet également les agriculteurs dans une démarche de reconquête du marché, en particulier à travers les labels, et tout simplement la traçabilité'. Car qui dit qualité dit contrôle de cette qualité, à chaque étape du processus de fabrication du produit.

N'ayons pas peur du paradoxe : le développement concomitant des organisations solidaires et des contrôles stricts constitue l'un des 2 Compte tenu de la période d'incubation (dix à quinze ans), l'unité spécialisée de l'INSERM qui surveille cette maladie en lien avec l'Institut de veille sanitaire estime qu'un maximum de 300 à 400 cas nouveaux pourrait encore survenir au Royaume-uni, et dix fois moins en France voilà des prévisions beaucoup moins alarmistes que celles avancées par les experts en 2000, lesquelles allaient jusqu'à prévoir 130 000 nouveaux cas au Royaume-Uni 3 On peut ainsi déterminer à lout moment du processus (de production, de transformation et de distribution) le provenance exacte des produits et connaître, par exemple, l'alimentation et les incidents de santé qu'ont connus des animaux dont la viande compose un plat cuisiné. principaux leviers de progrès et de survie pour les agriculteurs français. A condition naturellement qu'il n'obère pas la capacité d'initiative de chacun.

La machine n'est plus au centre de la modernité

Le machinisme agricole a connu plusieurs révolutions industrielles en cinquante ans. Les tracteurs sont devenus des monstres qui traînent, même en France, jusqu'à douze socs de charrue, les remembrements ayant permis à ces machines sophistiquées de « s'exprimer » dans de grands champs. Les limites de leur puissance étant quasiment atteintes, on s'oriente dorénavant vers plus de finesse avec l'arrivée du spatial et de la robotique. Dans les zones les plus riches, il est maintenant possible de faire fonctionner des tracteurs sans pilote, à partir de robots guidés par satellite, comme cela se fait déjà en Europe et aux États-Unis. Ceux-ci sont programmés pour doser avec précision la quantité d'engrais ou de pesticide à épandre mètre carré par mètre carré en fonction des besoins microlocaux du sol et des plantes. Cela implique la constitution de bases de données extrêmement précises, à l'échelle du mètre carré, sur l'ensemble des terres agricoles, avec des analyses fouillées du sol et l'accès régulier à une cartographie-satellite de pointe. De nouveaux métiers pourraient ainsi voir le jour, si toutefois l'on parvient à les rentabiliser (l'évolution du prix des céréales en décidera).

Le frein à cette évolution semble essentiellement psychologique; arrivera-t-on à persuader un agriculteur à laisser fonctionner toute seule une machine qui vaut 100000€? Car, aussi surprenant que cela puisse paraître, le fait d'asseoir un agriculteur sur son tracteur est devenu une sorte d'aberration économique pour le fabricant de machines; la cabine climatisée du conducteur représente à elle seule un tiers du coût total de la machine. Sans parler de la précision toute relative de la conduite à la main, alors qu'un robot guidé par satellite peut garantir un labour calibré (déviation maximale de 5 cm sur un champ de 1 km de long) et repasser sur les mêmes traces, réduisant la surface de terre compactée. La solution qui conciliera psychologie humaine et efficacité électronique pourrait être celle du» troupeau de tracteurs» :l'agriculteur pilotant le tracteur de tête, installé devant de multiples écrans contrôlant les véhicules automatisés qui le suivent. Cela supposera évidemment que, après avoir appris la mécanique, les agriculteurs se mettent également à l'électronique, et que les campagnes s'équipent en ateliers d'entretien spécialisés, car on peut imaginer que plus il y aura de technologie dans les champs plus il y aura de pannes.

À l'inverse, il est parfois préférable de remplacer les grosses machines par de plus petites mieux adaptées : dans le sud du Brésil, l'agriculture a amélioré ses performances pour les semis directs en supprimant les gros tracteurs au profit de petites machines de moins de 100CV. En fait, les techniques culturales sont plus importantes économiquement que les machines.

L'électronique embarquée pourrait réserver d'autres surprises, par exemple le contrôle des céréales directement sur la moissonneuse, de façon à exercer un tri automatique des différentes qualités récoltées dans un champ. Ce serait très utile pour l'orge, dont le taux de protéines est fondamental pour la fabrication de la bière. De même, pour éviter les ruptures de charge et diminuer le prix de la logistique, qui peut représenter jusqu'à un tiers du coût de production des céréales, on achemine de plus en plus les conteneurs dans les champs, lesquels intégreront progressivement des fonctions de conservation et de stockage, et pourront, depuis l'exploitation, voyager par camion, train, péniche, bateau jusqu'au grossiste ou au point de vente final. Autre exemple : ces hélicoptères « drones », sans pilote, qui sont utilisés pour épandre des insecticides sur des champs de riz petits, marécageux et fragmentés en terrasses. Le constructeur japonais Yamaha en a déjà vendu plus de 2 000 unités; chacune dispose d'une autonomie de deux heures et peut traiter six hectares par heure. Actuellement, dans les grandes plaines agricoles françaises, le machinisme ne représente déjà plus que 5'%des coûts de production; cette proportion va forcément diminuer avec l'augmentation rapide de la taille des exploitations – autorisée jusqu'à un certain point par la mécanisation intensive (et dans les limites du ' maximum cultivable par une seule personne ') ; on évoque ainsi une baisse à 3'%. des coûts, D'où une forte concentration du secteur des constructeurs ; d'ores et déjà quatre marques détiennent 80 '% du marché mondial.

Mais cette explosion du machinisme élève généralement très peu le volume de la production : ses effets se font souvent principalement sentir en terme de baisse des charges (moins de main-d'oeuvre) et en terme de précision technique. Car si les machines à vendanger font disparaître les vendangeurs et si les machines à traire libèrent de la corvée de la traite, elles ne permettent pas de produire plus de vin ou de lait. Elles peuvent, en revanche, en améliorer la qualité : un mini-laboratoire d'analyse des premiers jets de lait permet ainsi de servir automatiquement à la vache le complément alimentaire dont elle a besoin dans l'espoir d'améliorer son lait.

En fait, la machine ne permet d'augmenter qu'une fois la production, l'année où le premier tracteur arrive dans une exploitation pour remplacer les animaux de trait. En effet, les agriculteurs qui utilisent la traction animale doivent consacrer 20 à 30% de leurs surfaces agricoles au pâturage de leurs bêtes. Libérant des terres, le passage à la traction mécanique engendre ainsi une augmentation nette de la production. Mais qui dit tracteur dit achat de carburants, monétarisation, abandon de l'auto consommation et entrée définitive dans les règles du marché, dont on devient dépendant pour le meilleur ou pour le pire... Si les mêmes agriculteurs fabriquent des biocarburants pour eux-mêmes, la boucle sera bouclée, puisqu'ils consacreront de nouveau une part significative de leur surface agricole à produire l'énergie nécessaire à la production alimentaire, qui diminuera d'autant.

De plus, qui dit tracteur dit remembrement, pour créer d'assez grandes parcelles. Rien qu'en France, on a ainsi supprimé un million de kilomètres de haies. Mais sans haies, pas d'oiseaux. Et sans oiseaux pour réguler le nombre d'insectes, on est vite obligé de recourir aux insecticides, de plus en plus dangereux. De plus, sans haies, l'eau de pluie est moins absorbée par la terre... ce qui provoque à la fois des sécheresses sur les champs et des inondations dans le fond des vallées en cas d'importantes précipitations. Les effets externes directs et indirects de l'abus de grosses machines sont donc tout à fait significatifs: pollutions, endettement croissant, augmentation des coûts, dépendances multiples envers les firmes d'agrofourniture, problèmes d'irrigation, de canalisation des rivières, etc.

Autre exemple d'externalités : au moment où le machinisme se laisse séduire par la science des robots et des satellites, l'un des symboles du progrès de l'agriculture depuis de nombreux siècles, la charrue, est peu à peu remis en question. On commence à se demander si, dans certains contextes, les inconvénients du labour, cher et gros consommateur d'énergie, ne sont pas supérieurs aux avantages qu'il procure. En effet, après que, en labourant, on a enfoui les résidus de la récolte précédente, le sol nu se dégrade (lessivage et ruissellement sont générateurs d'érosion), tandis que les vers de terre sont mangés par les oiseaux, que les cailloux remontent, et que les gaz à effet de serre s'évaporent. Pourtant, ces résidus de culture, lorsqu'on les conserve, jouent un rôle protecteur; ils servent de gîte et de couvert à la faune du sol. De plus, le passage incessant de tracteurs de plus en plus lourds tasse le sol sur plusieurs dizaines de centimètres, créant une «semelle de labour «, qui limite ainsi l'infiltration de l'eau et la pénétration des racines. Bref, il apparaît maintenant que la charrue n'est pas la panacée que l'on croyait depuis des siècles.

Les essais de culture sans labour se multiplient donc. Plus de 10 000 agriculteurs français ont décidé d'opter pour un abandon progressif de cette forme de travail du sol. Ils réalisent 20 % à 40 % d'économie sur les coûts de mécanisation (en particulier sur le poste carburant), voire 50 % s'ils pratiquent le semis direct Et cela sans perte de productivité, car les apports d'engrais peuvent dans ce cas baisser de façon significative. Reste à régler le problème des mauvaises herbes », que le labour avait l'avantage d'étouffer : surgit alors la tentation d'utiliser davantage de produits phytosanitaires pour le désherbage et la lutte contre certains insectes du sol. Un nouvel équilibre reste à trouver pour pouvoir progresser, adapté dans chaque cas au sol, au climat, à la rotation de cultures, etc. La FAO, optimiste, estime qu'à terme les cultures sans labour pourront augmenter les rendements du capital investi de 20 % à 50%.

Ce n'est donc pas la machine qui va permettre de nourrir la planète et sa généralisation massive à l'échelle du monde enverrait surtout des centaines de millions de personnes dans les bidonvilles. Le modèle européen et américain, où la mécanisation de l'agriculture a permis de soutenir l'industrialisation rapide en fournissant régulièrement la main-d'oeuvre nécessaire aux villes, n'est tout simplement pas reproductible - et encore moins souhaitable- à l'échelle de la planète.

La chimie est allée trop loin

La chimie fut un facteur clé de l'amélioration de la production agricole, avec le quatuor engrais, herbicide, insecticide, fongicide (les trois derniers étant généralement regroupés sous le vocable générique de z pesticides » ou « phytosanitaires a, suivant le point de vue). L'engrais chimique peut remplacer l'engrais organique; il nourrit la plante en lui apportant des éléments nutritifs qu'elle ne trouve pas dans le sol ou dans l'air, en particulier de l'azote. En effet, la plupart des plantes, dont les céréales, ne savent pas fixer naturellement l'azote de l'air aussi aisément qu'elles le font pour le carbone du gaz carbonique, ni le phosphore. L'herbicide combat les mauvaises herbes, nommées savamment "adventices", qui étouffent des plantes productives : folle avoine, vulpin, paillet, ortie, chiendent, liseron, carotte sauvage, chardon, matricaire, pissenlit, plantain, digitaire, fétuque, etc. L'insecticide élimine les nuisibles (pucerons, doryphores, chenilles, limaces, cicadeiles, noctuelles, etc.), même si l'on s'aperçoit aujourd'hui que de nombreux insectes sont utiles, à commencer par ceux qui pollinisent comme les abeilles. Enfin, le fongicide lutte contre les champignons pathogènes (oïdium, rouille, mildiou, etc.).

D'autres méthodes de protection des plantes sont employées conjointement aux substances chimiques. La rotation des cultures permet ainsi de réduire les parasites spécifiques à une plante ; on introduit des insectes qui tuent ou mangent les nuisibles (telles les coccinelles qui attaquent les pucerons) ; la sélection végétale donne naissance à des plantes plus 4 C'est le cas des producteurs de soja transgénique en Amérique du sud, qui ont pratiquement abandonné le labour au profit d'un simple passage d'herbicide au moment du semis, mais est-ce un progrès? résistantes aux maladies; le traitement mécanique du sol - le labour avant les semis et le binage pendant la croissance - permet d'enfouir et d'éliminer les mauvaises herbes, etc Combinée avec la sélection végétale et l'irrigation, la chimie donne des résultats spectaculaires.

Les rendements moyens mondiaux des cultures de mais, de riz et de blé ont presque triplé entre 1950 et 2000. En France, ils sont passés pour le blé tendre de 25 à 75 quintaux à l'hectare; on a ainsi divisé presque par trois la surface nécessaire pour produire 100 tonnes de blé (40 ha en 1950, 13 ha en 2000). Pour nourrir 9 milliards d'humains en 2050, tout en maintenant la consommation moyenne actuelle de céréales (entre 400 et 1 500 grammes par personne et par jour, en additionnant les consommations directes et indirectes, à savoir les céréales ayant nourri les animaux que l'on mange), les récoltes devraient augmenter en moyenne chaque année de 1,5 %. Le recours à la chimie apparaît alors comme totalement incontournable dans les pays ayant une faible disponibilité de terres par habitant.

L'utilisation des engrais et des pesticides est très inégale suivant les zones. Par exemple, en France, on utilise en moyenne 240 kg d'unités fertilisantes ` par hectare de blé, contre 25 kg en Russie (1945) Aux États-Unis, on en utilise 257 kg par hectare de maïs, contre 12 en Tanzanie. En Corée du Sud, ce sont 320 kg de ces produits qui sont « nécessaires» par hectare de riz, contre 4 au Cambodge Enfin, au Tadjikistan, 461 kg d'unités fertilisantes sont épandus par hectare de coton, contre 45 au Bénin.

Selon la FAO, dans les années 1997-1999, les taux les plus élevés (en moyenne 194 kg d'unités fertilisantes par hectare) caractérisaient l'Asie de l'Est, les pays industrialisés venant en deuxième position avec 117 kg/ha. À l'autre extrême, les agriculteurs d'Afrique subsaharienne n'en utilisaient que 5 kg/ha, ne recourant guère qu'aux engrais organiques issus de leurs rares animaux. L'Amérique du Nord, l'Europe occidentale et l'Asie de l'Est et du Sud concentraient quatre cinquièmes des utilisateurs d'engrais dans le monde. Dans cinquante pays du monde, les épandages moyens par hectare n'atteignent même pas le dixième de ceux de la Chine. La production agricole ne pourra pas y progresser sans une forte hausse de l'utilisation de fertilisants qu'ils ne peuvent pas se payer.

Ne pas confondre les kilos Comtés fertilisantes (principes actifs) et ceux d'engrais (produits finis) ; par exemple 100 kg d'urée (engrais) équivalent à 46 kg d'azote (principe actif) Philippe Collomb, Une voie étroite pour la sécurité alimentaire-. , op. cit

A contrario, là où ceux-ci sont monnaie courante, leur mode d'utilisation pose un problème de plus en plus aigu. Ainsi, les entreprises d'agriculture intensive qui recourent massivement aux produits chimiques modèrent leurs coûts de production en rejetant dans le sol, dans l'air et dans l'eau des éléments polluants, à charge pour la société de se débrouiller avec. Ce principe, dit d'internalisation des profits/externalisation des risques , que l'on retrouve aussi dans l'industrie, est de mains en moins accepté par le grand public. On a tendance à lui substituer le principe du pollueur/payeur, suivant lequel celui qui a causé un dommage à la nature doit lui-même prendre ou financer les mesures visant à la remettre en état.

Si les engrais azotés sont en cause, ce n'est encore rien à côté des insecticides, puisque la raison d'être de ces derniers est précisément de tuer des animaux. Leur objectif premier est de le faire efficacement, mais surtout sélectivement : on veut détruire les insectes nuisibles «, pas les autres animaux ni surtout les hommes, même à petit feu Les chimistes doivent donc résoudre cette 'quadrature du cercle» en inventant des produits à durée de vie courte (rapidement biodégradables), les plus sélectifs possible, utilisables à doses très réduites et accompagnés d'un maximum de précautions d'emploi, 11 faut, de plus, en changer souvent pour lutter contre les accoutumances qui provoquent le développement de nouvelles résistances. On tâtonne en la matière depuis des dizaines d'années, au cours desquelles quantité d'erreurs ont déjà été commises.

La France, grand pays agricole, est actuellement le deuxième utilisateur mondial de pesticides après les États-Unis (et le premier européen), avec une consommation moyenne de 100 000 tonnes par an.

L'utilisation massive de la chimie est impraticable dans d'immenses régions du tiers monde, car elle suppose une monétarisation de l'activité, impossible pour les agriculteurs qui gagnent un ou deux dollars par jour. D'autre part, la croissance de la consommation est devenue déraisonnable : plus de la moitié des engrais azotés synthétiques épandus depuis leur mise au point en 1913 l'ont été depuis 1985, soit autant en trente ans que dans les soixante-dix années précédentes.

On poursuit donc aujourd'hui des recherches dans trois voies complémentaires.

Première voie, produire mieux avec moins : c'est-à-dire utiliser juste la dose nécessaire de produits ciblés et biodégradables sur une surface parfaitement identifiée. C'est ce qu'on appelle l" agriculture raisonnée » ou agriculture intégrée ». On a déjà diminué considérablement les quantités nécessaires et obtenu une protection tout aussi efficace des cultures. En 1996, il fallait seulement 530 g de matières actives pour désherber un hectare de blé, contre 2 500 g eu 1980. Les pays qui ont appliqué une politique volontariste ont ainsi pu réduire notablement leur consommation de pesticides sans menacer la productivité de leur agriculture (Danemark, – 47 % entre 1987 et 1997; Norvège, – 54 % entre 1985 et 1996). La France suit le mouvement, quoique plus lentement; notons cependant que l'utilisation d'engrais chimiques y a décliné de 20 % en dix ans (4,8 millions de tonnes en 1999-2000 contre 6 millions une décennie plus tôt). Au niveau mondial, la consommation d'engrais a connu une croissance rapide dans les années 1960 à 1980 avant de considérablement ralentir dans les années 1990. Dans les pays industrialisés, le fléchissement a été principalement dû à la réduction du soutien gouvernemental à l'agriculture et à la montée de la préoccupation environnementale. Dans les pays en transition, la consommation d'engrais a de même rapidement baissé, mais pour des raisons différentes, à savoir la récession et la restructuration du secteur agricole, puis la flambée des prix, qui sont quasiment indexés sur ceux de l'énergie. Et dans les pays les moins avancés, encore moins aptes à acheter des produits industriels de plus en plus onéreux, le taux de croissance de l'utilisation d'engrais dans les années 1990 avait chuté à moins de la moitié de celui des décennies précédentes.

On notera que pour rendre ce précepte applicable (produire mieux avec moins), la voie contraignante (lois, règlements, contrôles, sanctions) et la voie éthique (conviction progressive des utilisateurs de ces produits) se complètent.

Deuxième voie, produire dans des univers contrôlés et confinés comme les serres, d'où en principe rien ne sort (sauf en cas de lessivage des sols ou d'accidents). De plus en plus de légumes et bientôt de fruits seront cultivés dans ces conditions, de façon ultra-intensive, mais pas nécessairement très chimique. La majorité des tomates, poivrons, concombres, fraises, melons, etc. est maintenant produite de cette manière. Les pommes, poires, pêches, abricots, prunes, etc. pourraient suivre.

La troisième voie est plus compliquée mais prometteuse. Elle consiste à combiner une faible utilisation de produits chimiques avec la remise en marche des mécanismes biologiques qui permettent d'obtenir les mêmes résultats avec moins d'intrants. On a jusqu'à présent peu exploré cette voie car elle va contre l'intérêt des fabricants d'engrais ou de pesticides. Mais, sous l'impulsion des pays du Nord à sensibilité plus écologique, l'Union européenne commence à investir fortement ce nouveau champ de recherche. Concrètement, il s'agit par exemple de mieux respecter les rotations de culture, qui représentent un élément essentiel de réduction du parasitisme dans les productions annuelles; mais aussi de choisir des variétés résistantes aux maladies et non plus uniquement productives, comme on le fait actuellement; d'associer des plantes différentes sur une même parcelle, ce qui a des effets positifs sur la pression parasitaire et permet d'éviter certains traitements; de pratiquer la lutte biologique via certains insectes. Ou encore de généraliser les binages mécaniques permettant d'éviter ou de réduire l'usage des herbicides (dans le tiers monde, très souvent, les paysans qui possèdent une charrue n'ont pas les instruments – réglables en largeur – qui permettent de passer entre les rangs de maïs, de sorgho ou de coton pour effectuer ces binages).

Dans les pays occidentaux mais aussi et surtout dans les pays pauvres, où la pollution d'origine agricole a littéralement explosé, on parle maintenant de passer de la « révolution verte », qui visait l'augmentation des rendements grâce à la chimie, à la révolution «doublement verte », qui conjugue productivité et écologie.

Plus généralement, la chimie (agricole, mais aussi industrielle et domestique) est de plus en plus mise en accusation dans la société. Le nombre de cancers a augmenté en France de 35 % entre 1978 et 2000, sans tenir compte des effets du vieillissement de la population. Les mélanomes ont triplé chez les femmes et quadruplé chez les hommes; les cancers de la prostate ont été multipliés par quatre; ceux du sein par deux. Les morts dues aux cancers (150 000 par an) ont doublé depuis l'après-guerre et 15 % des couples européens sont aujourd'hui stériles. L'abus de produits chimiques de toutes sortes dans notre environnement en est probablement l'une des causes essentielles. Parmi les 30 000 substances chimiques dont on consomme au moins une tonne par an (on en connaît et on en a utilisé un peu plus de 100 000), la Commission européenne en a recensé 1 400 qui sont « hautement préoccupantes «, dont 850 sont « CMR » (cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques – dangereuses pour la reproduction). Les autres sont majoritairement des POP (polluants organiques persistants), qui ne se dégradent pas et s'accumulent dans les graisses.

L'agriculture est loin d'être la seule responsable : on trouve des substances suspectes dans des textiles (jusqu'aux pyjamas d'enfants), des peintures, des produits nettoyants, des tapis, des meubles, des appareils ménagers, des matières plastiques et même des jouets. Cependant, l'utilisation de produits chimiques dans l'agriculture est particulièrement visible puisqu'elle se fait habituellement par épandage ; de plus, son objectif est d'aider à la production de nourriture que tout un chacun ingère. La société est donc particulièrement sensible à la chimie agricole, et de plus en plus à la chimie agroalimentaire qui ajoute quantité d'autres substances artificielles (colorants, conservateurs, exhausteurs de goût,..). Sous la pression des pays du nord de l'Europe, près de quatre cents matières actives phytosanitaires ont été interdites à la commercialisation ou retirées du marché en Europe.

La culture du risque minimum, les mesures de sécurité lors du stockage et de l'utilisation, ainsi que la réduction des doses commencent à être largement intégrées dans nos pays. Il était plus que temps : certaines professions agricoles, premières exposées, en particulier les viticulteurs, les arboriculteurs ou les céréaliers, présentent un taux de cancer nettement plus élevé que la moyenne de la population (sans parler des troubles dermatologiques, malformations congénitales voire déficiences intellectuelles). La Mutualité sociale agricole se préoccupe sérieusement de cette situation. Il semble d'ailleurs que, dans les pays du nord de l'Europe où la consommation de pesticides a très fortement diminué, le nombre de cancers dans les familles d'agriculteurs a également baissé de façon très significative. Il faut donc sans relâche poursuivre ces efforts.

De plus, les produits toxiques s'accumulent dans l'environnement et finissent par rejoindre la chaîne alimentaire là où on les attend le moins des paraffines chlorées à chaînes courtes, additifs fortement cancérigènes présents dans le caoutchouc des mastics et des peintures, sont ainsi dépistées régulièrement dans le lait maternel. Des campagnes très médiatiques ont été réalisées à partir de prélèvements sanguins effectués sur des parlementaires européens puis sur des ministres de l'Environnement. On a pu isoler dans leur sang des produits aussi indésirables que des dérivés du DDT (interdit en Europe depuis plusieurs décennies) ou des retardataires de flamme (substance très toxique présente dans les tissus d'ameublement et les ordinateurs, qui ne sont pas censés être ingérés par l'homme).

Il faut reconnaître que les études épidémiologiques sont devenues extrêmement complexes à mener : tout le monde absorbe des produits chimiques, même sans le vouloir. Il n'existe plus de population saine,c'est-à-dire non exposée à ces produits, qui puisse servir de référence fiable par rapport à une population contaminée. De ce fait, les recherches tendant à prouver l'innocuité de telle ou telle substance deviennent toutes suspectes.. De toute façon, en matière de vivant, rien n'est simple ni généralisable; à titre d'exemple, le cancer le plus mortel pour les populations noires d'Afrique du Sud est celui de l'oesophage. Ce cancer est provoqué par un champignon qui se développe sur le maïs, lors du stockage des grains, en l'absence de traitement chimique puisque les petits paysans sud-africains n'en ont pas les moyens. Dans ce cas précis, des fongicides ciblés pourraient permettre de lutter efficacement contre le cancer. Autre exemple : quel mal est le plus grand entre le paludisme (ou malaria) qui affecte 500 millions de personnes et en tue encore de 1 à 3 millions par an (soit près de trois fois plus que dans les années 1970) et les produits chimiques tentant d'éradiquer le moustique qui le transmet ? Les invasions de criquets en Afrique ne peuvent être enrayées, actuellement, que par des utilisations massives d'insecticides; préfère-t-on la famine ? II en même pour le chikungunya dans l'île de La Réunion.

En tout état de cause, depuis que les sociétés occidentales ont pris conscience du danger potentiel de ces molécules, elles ont fait beaucoup de progrès pour élaborer et imposer des réglementations de plus en plus sévères. On définit ainsi des « doses sans effet », limite en dessous de laquelle aucun effet négatif n'a été constaté par l'absorption du pesticide, à laquelle on applique un coefficient de sécurité pour obtenir une dose journalière acceptable », cent fois inférieure, et une « limite maximale de résidus » fixant la quantité maximum de déchets autorisés pour chaque produit. L'ensemble des produits consommés dans un panier dit « de la ménagère «doit rester inférieur à la» dose journalière acceptable ».

Des polémiques se sont cependant développées autour de la définition de ces critères. Par exemple, ils ont souvent été conçus pour des personnes adultes et en bonne santé. Pourtant, on peut penser qu'il faudrait être plus sévère si l'on veut prendre en compte le danger, forcément plus important, que courent les jeunes enfants et a fortiori les bébés et les foetus. Autre critique : ces critères sont élaborés sur des temps relativement limités. Il est beaucoup plus difficile de faire des tests mesurant les effets de l'exposition prolongée pendant plusieurs dizaines d'années à des faibles doses de produits (il semble que les risques de cancer soient accrus dans le cas d'expositions, même faibles, de longue durée, par rapport à des expositions intenses mais brèves). Or les gens vivent de plus en plus vieux, au moins en Europe, et, à quatre-vingts ans, ils ont été exposés beaucoup plus longtemps qu'à cinquante.

En conclusion, si l'on peut créditer la chimie d'avoir permis, au cours du 20è siècle, de nourrir de façon beaucoup plus efficace une population mondiale qui a très largement augmenté, ce n'est plus la voie unique à privilégier pour nourrir les 8 à 9 milliards d'habitants escomptés au 21è siècle Son influence va baisser progressivement, d'autant qu'il ne semble plus y avoir de nouvelles fonctions à inventer pour compléter celles que l'on a déjà mises au point (nourrir et soigner les plantes, éloigner les insectes et les mauvaises herbes) et donc plus de révolution à attendre. Le siècle qui s'ouvre sera très probablement celui de la biologie, et en particulier de la rencontre entre agronomes et écologistes.


Mis à jour le 05/11/2011