Cités. Une colère qui court au-delà de Clichy

En Seine-Saint-Denis, à Strasbourg ou à Vaulx-en-Velin, beaucoup disent leur ras-le-bol et n'excluent pas une propagation de la violence.
Par Ludovic BLECHER et Olivier BERTRAND et Thomas CALINON et Jacky DURAND et LEBEGUE Thomas
Libération jeudi 03 novembre 2005

Une colère profonde, durable

C'est le constat commun des intervenants de la banlieue quand on les interroge sur les risques de contagion à d'autres cités des incidents qui, depuis le 27 octobre au soir, embrasent Clichy-sous-Bois. Depuis vendredi, les feux de poubelles et de voitures se sont étendus à d'autres villes de Seine-Saint-Denis : Montfermeil, voisine de Clichy, d'abord, puis Aulnay-sous-Bois, Bondy, Neuilly-sur-Marne, Sevran et Tremblay-en-France. Dans la nuit de mardi à mercredi, les incidents ont gagné le Val-d'Oise (Goussainville, Argenteuil, Villiers-le-Bel) et les Yvelines (Mantes-la-Jolie). Hier soir, une quarantaine de personnes cagoulées ont tenté de s'en prendre au centre commercial Bobigny-2 (Seine-Saint-Denis) avant d'être dispersées par la police. Au total, selon un bilan de la préfecture de Seine-Saint-Denis (effectué à 22 h 45), neuf communes du département étaient touchées, 40 véhicules incendiés, et un poste de police à Aulnay, désert la nuit, investi par des jeunes puis repris par les forces de l'ordre.


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Faut-il pour autant craindre une extension des violences ? Un responsable policier qui scrute au plus près la banlieue nord de Paris en écartait, hier, l'éventualité: «On ne croit pas à une concertation généralisée entre les quartiers. Il y a trop de conflits entre les bandes des cités. On est plus dans une réaction commune aux discours de Nicolas Sarkozy. Une forme d'émulation s'est installée parmi les jeunes pour faire les bravaches après s'être fait traiter de "racaille".» Le sociologue Eric Marlière, qui a écrit sa thèse de doctorat (Jeunes en cité, l'Harmathan) sur la cité où il a grandi, à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), ne parle pas de contagion mais de «sentiment de destin commun, dans lequel les jeunes peuvent se retrouver. Qu'ils soient bac + 5 au chômage ou en échec scolaire, ils éprouvent un profond sentiment d'injustice. Et l'amertume est peut-être encore plus forte pour ceux qui ont fait l'effort de faire des études».

Contentieux

Ce diagnostic d'une crise profonde, dont le fait divers de Clichy-sous-Bois aurait été seulement le déclencheur, est partagé par Hugues Lagrange, membre de l'Observatoire sociologique du changement de Mantes-la-Jolie : «Quel que soit le résultat de l'enquête sur les deux jeunes électrocutés, la dynamique des affrontements révèle le lourd contentieux avec la police.» Pour lui, la déshérence économique explique «que la rumeur puisse prendre en si peu de temps et se déplacer de ville en ville. Le traitement du chômage est en panne, les missions locales ne savent plus ce qu'elles doivent faire, les jeunes au pied des tours ne savent plus à qui s'adresser...» André Decroix, président de l'association Europe-Afrique, implantée dans le quartier des Pyramides à Evry (Essonne), estime lui aussi que ces violences «sont des signaux d'alarme sur le climat général dans les banlieues, qui est antérieur à ce qui s'est passé à Clichy-sous-Bois».

Solidaires

A Aulnay, la tension a commencé à monter dimanche. Des voitures ont été incendiées. Mardi soir, l'émeute. «J'habite le quartier depuis une dizaine d'années, raconte Aissa Diawara, 34 ans, directrice de l'association de femmes Relais, à la Cité des 3 000. Cette violence m'a surprise, même si on peut comprendre que les jeunes se sentent solidaires de ce qui s'est passé à Clichy. Ici, ils ont l'impression d'être systématiquement contrôlés, sans raison. Même mon fils m'a dit récemment que s'il voyait un contrôle de police en rentrant du sport, il partirait en courant.» Nazim, 26 ans, est travailleur social à La Courneuve: «Le 93 cumule les difficultés : 80 % de la population la plus pauvre y habitent, le pourcentage de logements sociaux est un des plus élevés en France. On ne peut pas s'étonner de la diffusion de la violence.»

Pour Georges Mothron, député-maire (UMP) d'Argenteuil, ville où la visite de Sarkozy avait fait monter la tension le 25 octobre, la situation est nouvelle : «Pour la première fois, j'ai eu des emmerdes personnelles. Ma voiture a été incendiée et mon domicile visité. Du jamais vu ! Je suis né à Argenteuil et j'ai toujours pu me balader partout, à n'importe quelle heure, mais là, on a franchi un cran. Cela dit, il ne suffit pas d'agiter le bâton sans la carotte. Il faut faire du préventif et ne pas faire l'amalgame entre la petite minorité agissante et la grande majorité des jeunes qui tentent de s'en sortir. Ce sont ces amalgames que j'ai regrettés après la visite de Sarkozy.»

Prétexte

Les violences en Ile-de-France peuvent-elles gagner d'autres régions ? De source officielle, Strasbourg est calme, mais un policier précise «qu'il suffit d'un prétexte, qu'un policier regarde un jeune de travers pour mettre le feu aux poudres». A Hautepierre, quartier sensible, Khaled confirme : «C'est calme, mais seulement parce que c'est le ramadan, explique cet homme de 25 ans, sans emploi. Après les propos [de Sarkozy, ndlr], il y en a qui sont susceptibles de s'énerver. C'est honteux de la part d'un Premier ministre [sic] de traiter les jeunes de racaille. On est des Français comme les autres. On paie des impôts et on galère pour trouver du travail. Ce qu'il a dit, j'appelle ça de l'abus de pouvoir. Ce mec, c'est un amplificateur de violences.» «Quand Sarkozy traite les jeunes de racaille, ça ne nous étonne pas», dit Maya Boukari, de l'association Prosper'IT, créée après la mort d'un jeune de 17 ans originaire de Hautepierre, qui s'était noyé en tentant d'échapper à la police après un cambriolage en 2002. Un décès qui avait provoqué plusieurs nuits de violences et la visite du ministre de l'Intérieur. «Il avait déjà traité les jeunes de voyous, sans chercher à comprendre ce qui se passait, se souvient-elle. Sarkozy stigmatise plutôt que d'essayer de résoudre les problèmes.»

Etat de guerre

Avec une étonnante discrétion, Vaulx-en-Velin vient de vivre six jours d'échauffourées, juste avant l'embrasement de Clichy-sous-Bois. Le 16 octobre, deux adolescents circulaient sur un scooter volé. Une voiture de la brigade anticriminalité arrivait en face. Selon la version policière, le conducteur du scooter a tenté de leur échapper et heurté des véhicules en stationnement. Mais selon Nabil (18 ans), conducteur du scooter, interrogé par l'hebdomadaire Tribune de Lyon, les policiers ont volontairement «pare-choqué» le deux-roues. Dans le quartier, la rumeur a donné Nabil pour mort (il s'en est tiré avec une cheville brisée). Les incidents ont duré six jours. «Pas des émeutes», précise un chef d'établissement scolaire qui a passé plusieurs soirées avec un collègue au Mas du Taureau, où ils ont observé «un état de guerre du côté des forces de l'ordre, peu efficaces et qui ne connaissaient visiblement pas le quartier».

Et demain ? Amar Henni, responsable au centre de formation Essonne (qui forme des travailleurs sociaux), en est convaincu : «Un jour, il y aura un embrasement général. Quand le ras-le-bol aura intégré d'autres générations que les jeunes. Aujourd'hui, même les gens qui travaillent en banlieue sont précaires et vivent l'exclusion. Pour l'instant, les parents ont peur pour leurs gamins quand ils se mesurent à la police. Mais demain, ils descendront dans la rue, c'est une évidence.»

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